Pacific City : utopie d’ingénieur.
Selon Albert Kimsey Owen, la baie de Topolobampo a une position stratégique pour le commerce mondial. En 1881, le gouvernement mexicain l’autorise à créer une ligne ferroviaire à partir du Texas, un port et une grande ville-jardin de « coopération intégrale ».
La colonie coopérative de Topolobampo dans l'État de Sinaloa au Mexique est fondée en 1886 par un groupe de socialistes américains. Un jeune ingénieur de Pennsylvanie, Albert Kimsey Owen, inspire et dirige l'expérience dans laquelle s'engagent notamment Edward et Marie Howland, fouriéristes admirateurs de Godin et du Familistère de Guise, ainsi que John Lovell, l'éditeur en 1885 de la traduction anglaise de Solutions sociales.
Au début des années 1870, Owen est employé par une compagnie de chemin de fer qui l'envoie reconnaître le tracé d'une voie reliant le Texas à Mexico et identifier des sites portuaires sur la côte ouest du Mexique. L'ingénieur fait à cette occasion la connaissance du général Manuel Gonzales, futur président de la république mexicaine. La mission le conduit pour la première fois en septembre 1872 dans la baie de Topolobampo, une baie ample et abritée des ouragans, une « mer intérieure » à 5 km de la côte du golfe de Californie. Owen, alors âgé de 24 ans, imagine Topolobampo, relié par le chemin de fer aux grandes villes industrielles des États-Unis, comme le grand centre d'échanges entre l’Atlantique et le Pacifique : « Les Australasiens se presseraient sur ce rivage pour y être accueillis par les Européens, qui viendraient ici en train depuis les bords de l'Atlantique, par-dessus les plaines et à travers les montagnes » (Credit Foncier of Sinaloa, 15 février 1889). Il conçoit un projet d’aménagement d'un port desservi par le chemin de fer du Pacifique avec la création d'une grande ville, Pacific City, et de fermes le long de la rivière Fuerte au nord de la baie.
Jusqu'à la fin des années 1870, le jeune et éloquent homme s'efforce de promouvoir son projet de liaison ferroviaire entre les États-Unis et la côte Pacifique du Mexique auprès des autorités américaines : les gouverneurs des États du sud, les membres du Congrès, le président Ulysses Grant lui-même (le père d'Owen est ami d'enfance du président). En 1879, Owen se rend à Mexico City pour présenter au président Porfirio Diaz un plan de construction de grandes infrastructures – drainage, canaux, routes, chemin de fer, bâtiments publics – approuvé par le Congrès mexicain. L'ingénieur constitue un consortium aux États-Unis pour la réalisation de ce plan et en août 1880, il embarque avec quatorze de ses associés à destination de Vera Cruz pour rejoindre Mexico. Le bateau fait naufrage dans une tempête. Soixante-quatorze personnes, dont l'ensemble des associés d'Owen, sont noyées. L'ingénieur est l'un des seuls survivants. L'ensemble des contrats, plans et concessions est perdu.
Owen ne renonce pas à son rêve de 1872. Son ami le général Gonzales a accédé à la présidence du Mexique. Owen obtient en 1881 une concession pour la construction d'une voie de chemin de fer de 3 000 km à partir de Topolobampo ; il fonde une société – Texas, Topolobampo and Pacific Railway and Telegraph Company – avec le soutien de divers investisseurs, dont le président Ulysses Grant et plusieurs sénateurs américains. Owen obtient également une concession pour la colonisation de Topolobampo et la construction d'une ville portuaire.
En 1885, Albert Kimsey Owen publie Integration co-operation; its practical application. Le rêve de l'ingénieur se confond désormais avec le rêve du socialiste : Pacific City doit être une cité de « coopération intégrale », d'où les mécanismes néfastes de la concurrence sont bannis. Elle est propriété de la Credit Foncier Company of Sinaloa, une société par actions auxquelles souscrivent les résidents. Le Crédit foncier de Sinaloa acquiert les terres, lotit les terrains constructibles, bâtit et équipe les maisons dont les habitants achètent seulement l'usage ; il crée et fait fonctionner les infrastructures – port, chemin de fer, routes et rues, canaux, télégraphe –, édifie et gère les équipements publics – parcs, théâtres, bibliothèques, écoles, marchés, dispensaires... La compagnie est en outre l'exclusif opérateur bancaire, commercial, agricole et industriel de Topolobampo ; elle est dans l'obligation de fournir du travail à ses membres. Un conseil de dix directeurs est élu pour cinq ans par l'ensemble des actionnaires, qui disposent chacun d'une voix quelle que soit la valeur de leur capital. La monnaie est supprimée au profit d'un système de crédits de travail. Les recettes de la société autorisent la gratuité des services publics et l’exemption des résidents de tout impôt ou taxe. Le rythme de vie de la communauté est séduisant : huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisir. Pour garantir la coopération du capital à l’intérêt commun, Owen prévoit dans les comptes de la société une réserve lui permettant de racheter les actions détenues par les non-résidents. Pacific City est conçue comme une grande cité-jardin géométrique. Les rues ont 30 à 60 mètres de large et sont plantées de plusieurs rangées d’arbres. Elles dessinent une trame orthogonale de blocs de 90 x 180 mètres sur lesquelles des particuliers peuvent faire bâtir des maisons individuelles ou une association édifier un palais social sur le modèle du Familistère de Guise.
Le Crédit foncier de Sinaloa émet 100 000 actions de 10 $. L'opération connaît d'abord un réel succès puisqu'à la fin de 1886, 16 607 actions ont été vendues à 4 770 souscripteurs, souvent des candidats à la colonisation acquérant un titre pour chaque membre de la famille. Des clubs du Crédit foncier de Sinaloa ont été créés dans différents États des États-Unis. La vente se ralentit brusquement ensuite après qu'Owen ait annoncé que le voyage à Topolobampo devait au préalable avoir été autorisé. Les souscripteurs (et les colons) sont majoritairement des travailleurs originaires des états américains voisins du Mexique : Colorado, Texas, Californie, Kansas. Le Crédit foncier de Sinaloa acquiert 75 km² pour établir Pacific City, plus 13 000 hectares de terres agricoles au nord de Topolobampo, sur le site actuel de Los Mochis. Le gouvernement mexicain accorde à la compagnie une concession de 130 km² au sud du port.
Le 20 novembre 1886, 27 pionniers débarquent à Topolobampo, imités dans les mois suivants par quelque 400 colons. Ils s’installent au bord de la baie, mais le manque de ressources agricoles contraint rapidement la communauté à fonder plusieurs établissement à une cinquantaine de kilomètres de la côte sur les terres de Los Mochis : en avril 1887, 30 colons sont ainsi installés à Cahuinahua, 60 à Sufragio, 91 à Vegatón et 11 à La Libertad, tandis que 135 personnes sont restent à Topolobampo. L'irrigation de ces terres à partir du rio Fuerte serait nécessaire pour l'amélioration de leur rendement, non seulement pour produire l'alimentation de la colonie existante mais aussi celle des centaines d'ouvriers utiles à la construction de la voie ferrée et de Pacific City. En attendant, La Logia, une ferme de 160 hectares située, elle, au bord du rio Fuerte au nord-ouest de Topolobampo, devient en 1888 le centre de la colonie. Des cases, des tentes et quelques maisons en dur sont édifiées. La communauté organise des services collectifs : un réfectoire, une buanderie, une crèche, une école et un « lyceum » où sont donnés spectacles et conférences. Les moyens font défaut malgré l'activisme d’Edward et Mary Howland qui multiplient les appels à souscription et à donations dans l'hebdomadaire Credit Foncier of Sinaloa. Les règles de recrutement deviennent plus contraignantes : outre l'adhésion formelle aux principes coopératifs du Crédit foncier, les nouveaux membres doivent assumer les frais de leur voyage et amener avec eux des provisions de nourriture pour six mois et des vêtements pour un an. Les relations des colons américains avec leurs voisins mexicains sont amicales, même s'ils se trouvent dans une situation sociale curieuse : d'une éducation en général plus poussée que celle des Mexicains aisées, ils travaillent comme des peones ou des Indiens.
Pendant que les membres de Topolobampo s'efforcent de survivre, Owen s'affaire aux États-Unis et au Mexique pour obtenir des concours à l'œuvre de colonisation. En 1888, il suscite de l'intérêt au Kansas par sa proposition au conseil municipal de Kansas City de faire aboutir dans leur ville la ligne de chemin de fer de Topolobampo. En 1889, plusieurs familles du Kansas intègrent la colonie mexicaine. Parmi les nouveaux migrants se trouve Christian Hoffman, un riche homme d’affaires du Kansas intéressé par la réforme sociale. Son arrivée paraît donner un nouvel élan à la colonie. Hoffman propose de développer les activités industrielles : conserverie de poisson, fabrication de savon, meunerie, scierie, tissage... Il assure pouvoir attirer tous les six mois 500 familles du Kansas. À la fin de 1889, Hoffman crée la Kansas Sinaloa Investment Company dans le but de réunir des capitaux pour développer la colonie de Topolobampo. Le gouvernement mexicain ne ménage pas, quant à lui, son soutien à Owen : son plan détaillé de la ligne ferroviaire Pacifique est approuvé et sa concession de chemin de fer, de télégraphe et de téléphone est renouvelée en 1890 ; les accords pour la construction d'une ville portuaire et d'un canal du rio Fuerte à Los Mochis sont confirmés ; le gouverneur de Sinaloa est reçu à La Logia. L'avenir de la colonie du Pacifique s'éclaircit. Deux-cents nouveaux colons sont accueillis à Topolobampo en décembre 1890. La vie sociale et culturelle est animée : on donne des concerts, on produit même des opéras.
Les membres de la colonie, aidés par une vingtaine d'Indiens débutent dans l'enthousiasme en janvier 1891 les travaux du canal du rio Fuerte à Los Mochis. Malgré les dures conditions du travail estival qui causent la mort de nombreux membres touchés par la malaria ou la dysenterie, les dix kilomètres du canal sont creusés en l'espace de dix-huit mois. Les eaux du rio Fuerte atteignent les terres de Los Mochis dans les premiers jours de juillet 1892. Le succès, au lieu de conforter la communauté, entraîne sa division. L'achèvement du canal et la perspective d'une vie plus confortable conduit à une remise en cause de la coopération intégrale par une partie des membres du Crédit foncier de Sinaloa. Topolobampo se divise en deux clans : les partisans d'Owen, qu'on baptiste ironiquement les « Saints » pour leur attachement à la coopération intégrale, et ceux de Hoffman, favorables à la propriété individuelle des terres. Les « Saints » s'établissent sur 60 hectares en aval du canal sur lesquels ils construisent des bâtiments communautaires et des maisons en matériaux indigènes. Les partisans d’Hoffman (38 familles) s’établissent sur 700 hectares qu’ils divisent en parcelles de 2 à 16 hectares. Les deux clans se disputent la gestion des eaux du canal. Owen fait valoir qu’il est le concessionnaire au regard du gouvernement mexicain et refuse de céder la propriété des terres et l’administration du canal. La médiation tentée par un des actionnaires du Crédit foncier de Sinaloa, le millionnaire suisse Michael Flürscheim, échoue ; Owen campe sur ses positions. Le départ de Hoffman ne met pas un terme aux hostilités entre « socialistes » et « capitalistes ». Cette année-là, Topolobampo atteint son maximum de population – 500 personnes – alors que la vallée est touchée par une grave crise alimentaire. Les difficultés matérielles s’accumulent : le canal s’avère mal construit et fournit en quantité insuffisante une eau trouble, la colonie perd 1000 troncs d’arbres dans le golfe de Californie pendant une tempête, elle est en défaut de paiement des terres de Los Mochis.
Les troubles que connaît Topolobampo vont donner l'occasion à un Américain, Benjamin Francis Johnston, de prendre le contrôle des terres de Los Mochis et de l'eau du canal, pour y développer la culture de la canne et l’industrie du sucre à l'origine de la ville de Los Mochis fondée en 1903. Owen quitte Topolobampo en 1893. Il continue cependant à œuvrer pour la réalisation de la voie de chemin de fer dont il n'a pu réaliser que 2 kilomètres ! En 1900, alors que la colonie périclite, il convainc un groupe de banquiers de Kansas City de former The Kansas City, Mexico and Orient Railway Company qui se voit accorder une nouvelle concession par le Mexique. La poursuite de la ligne est mise en chantier en 1903. Mais il faut attendre 1962 pour que les 938 km de voie entre Ojinaga, dans l'État de Chihuahua à la frontière du Texas, et Topolobampo (Chihuahua and Pacific railroad) soit mis en service.
Le principal héritage matériel de l'expérience de Topolobampo est la transformation du désert de Sinaloa en l'une des zones agricoles les plus fertiles du pays.
Albert Kinsey Owen découvre en septembre 1872 la baie de Topolobampo qui n'est pas encore cartographiée à l'époque. Après une journée de cheval, il campe à proximité de la baie. Dix-sept ans plus tard, il garde un souvenir intact du matin qui suit :
« J'avais voyagé de nombreux jours à travers des étendues sauvages et passé des rivières en crue à la recherche de cette baie à l'écart et peu connue. J'étais impatient de voir l'eau et d'explorer les environs. Je me suis glissé hors de ma couverture, je me suis avancé dans la brousse et j'ai regardé. Quel panorama – là se trouvait Ohuira – une mer intérieure !
À l'est et au sud, les montagnes s'élevaient directement depuis la mer. Le clapot de la marée, et une pirogue se trouvait échouée loin sur le rivage [...], au nord et à l'est s'étendait une plaine régulière d'herbe et de maquis.
Je pensais que si le matin dévoilait un chenal profond et sans danger entre cette mer intérieure et le golfe de Californie, alors c'était le site d'une grande ville métropolitaine. Sur cette eau, maintenant sans aucune voile, navigueraient un jour les bateaux de toutes les nations. Dans cette plaine habiteraient des familles heureuses. Les Australasiens se presseraient sur cette côte pour y être accueillis par les Européens, qui viendraient ici en train depuis les bords de l'Atlantique, par-dessus les plaines et à travers les montagnes.
Après m'être levé et en me promenant sur la plage, ces pensées devinrent des images. Je me représentais les navires à l'ancre, je voyais les pavillons de nombreuses nations, j'entendais la sonnerie des cloches de la ville, j'étais attiré par le carillon de la tour de l'École normale industrielle jouant « Sweet Home », je regardais les oiseaux chanter dans les cours des maisons de style hispano-mauresque – et je ne suis sorti de transe qu'après que l'aube se fut levée.
Tout ce que nous examinions contribuait à nous convaincre que ces détroits et ces anses formaient un mouillage sûr, profond et étendu. Je me promettais que désormais, je n'aurais pas de repos tant que « Topolobampo » ne serait pas devenu un nom familier aux gens de commerce, tant que les républiques d'Amérique du Nord n'auraient pas profité de ses atouts et tant que Topolobampo ne serait pas devenu une des meilleures places d'échange et de commerce entre les peuples du monde. »
(Albert Kimsey Owen, « Topolobampo. A reminiscence », Credit Foncier of Sinaloa, 15 février 1889 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
TOPOGRAPHIES DU RÊVE
Le Wye Level, dont on retourne aisément la lunette, est l’un des instruments favoris des ingénieurs des chemins de fer américains au XIXe siècle. Albert Kimsey Owen en tient certainement un semblable dans ses bagages lorsqu’il découvre la baie de Topolobampo en 1872. Il lui est sans doute utile quand il établit à l’intention de son ami le président mexicain le tracé de l’immense ligne de chemin de fer reliant le futur port de l’« Australasie » au sud des États-Unis. Peut-être a-t-il emporté l’instrument en 1880 sur le bateau qui, en faisant naufrage sur la route de Vera Cruz, engloutit ses compagnons et tous ses plans. Et c’est probablement à l’aide d’un tel niveau qu’il profile maladroitement le canal d’irrigation des terres arides de la colonie.
Owen (Albert Kimsey), Integral Co-operation; its Practical Application, [1885].
Lovell (John W.), A Co-operative City and The Credit Foncier of Sinaloa, [1886], Credit Foncier of Sinaloa.
Owen (Albert Kimsey), Pacific city studies, [1893].
Owen (Albert Kimsey), A Dream of an Ideal City, London, [1897].
Robertson (Thomas A.), A Southwestern Utopia, 1964.
Ortega (Sergio), La colonización de Topolobampo. El Edén subvertido, 2003.
« Topolobampo Collection », Henri Madden library, California State University, Freno, [En ligne], URL : http://ecollections.lib.csufresno.edu/specialcollections/collections/topolobampo_collection.php, consulté en février 2012.
« The Register of Topolambo Collection, 1872 - 1910 », Mandeville Special Collections Library, Geisel Library, University of California, San Diego, [En ligne], URL : http://libraries.ucsd.edu/speccoll/testing/html/mss0106a.html, consulté en février 2012.