Monte Verità

 BANCS D'UTOPIE / WE SIT TOGETHER / FRANCIS CAPE 

Danser avec la nature.
Des hommes-nature se regroupent en 1900 sur le mont Vérité pour vivre une vie végétalienne et libertaire, et réinventer la danse au-dessus du lac Majeur.

La danseuse Mary Wigman au bord du lac Majeur · photographie anonyme, 1914 · Fondo Harald Szeemann. Archivio Fondazione Monte Verità in Archivio di Stato del Cantone Ticino

Avec le rejet du monde industriel, de sa nouvelle organisation du travail et de l’urbanisation accélérée, le mouvement de Réforme de la vie (Lebensreform), apparu officiellement en Allemagne en 1892 rassemble les adeptes du naturisme, du végétarisme, du spiritisme, des médecines naturelles, de l’hygiénisme, de la théosophie (philosophie ésotérique), ou encore des anarchistes et des artistes. L'idée commune à ces « réformateurs de la vie » est de créer des communautés et des cités jardins à l'écart des villes pour vivre en harmonie avec la nature. Leur première colonie, la coopérative fruitière Eden, est créée en Allemagne dans le Brandebourg en 1893.

Proche de cette mouvance, un théosophe suisse, Alfredo Pioda, tente de créer un « couvent laïc » dès 1889. Le groupe prend le nom de Fraternitas et s’installe près d’Ascona dans le canton suisse du Tessin, dont Pioda est conseiller national. Il choisit un site idyllique, la colline de La Monescia dominant le Lac Majeur, rebaptisée alors Monte Verità (le mont Vérité), le lieu de la quête de la vérité. Pioda est rejoint par Franz Hartmann et la comtesse Wachtmeister, membres de la Société théosophique. La petite communauté végétarienne est à la recherche d’un mode de vie alternatif, en contact étroit avec la nature. Les membres construisent quelques cabanes, mais ce premier élan colonisateur échoue.

C’est alors qu'en 1900, Henri Oedenkoven, fils d’un riche industriel belge, et sa femme la pianiste austro-hongroise Ida Hofmann, rachètent à Pioda les 3,5 hectares de terres de sa propriété pour faire naître sur les ruines de Fraternitas une vraie communauté végétarienne de « Réforme de la vie ». Elle est simplement baptisée Monte Verità. Sur cette acropole alpine, pensent-ils, leur imagination pourra être stimulée par « l’énergie » du lieu pour l'édification d'un futur plus paisible, un nouvel âge d'or.

Ils envisagent de créer un sanatorium végétalien coopératif dédié à la naturopathie et aux cures d’air. Ce sont en tout sept pionniers, hommes et femmes, anciens habitués d’un cercle anarchiste munichois, qui défrichent les terres, cultivent leurs légumes, construisent des huttes. Ils rejettent tout produit manufacturé, vivent nus ou vêtus de simples pièces de tissu. Parmi eux, des personnalités d'horizons divers : Gustav Gräser, ou Gusto Greser (1879 - 1958) poète anarchiste ambulant qui séjourna à Himmelhof à Vienne, et son frère Karl, ou encore l'anarchiste catholique Lotte Hattemer. Ida Hofman-Oedenkoven entretient l'intérêt du groupe pour les idées de Tolstoï. Elle publie à partir de 1902 des ouvrages de promotion du végétarisme ou de l’émancipation des femmes. À Monte Verità, on envisage une révolution matriarcale : les individus en couple sont libres de vivre des relations extraconjugales.

En 1905, Henri Oedenkoven officialise seulement la fondation en publiant les « Statuts provisoires de la société végétarienne du Monte Verità », dont l'objet est l'élaboration de nouveaux modes de vies en vue « d’un meilleur accord avec les lois de la nature ». Les statuts précisent les théories en vigueur au sanatorium, dont la promotion d’un régime strictement végétalien pour les curistes : « comme toutes les autres méthodes de guérison, la cure végétalienne part du principe qu’un organisme, dans la mesure où il est capable de vivre, possède en lui-même suffisamment de force pour induire sa propre guérison, à condition qu’il lui soit permis de vivre en accord avec les lois de la nature » (Landmann 1930, p. 151). Les deux grands principes, régime végétalien et naturisme, sont ainsi les moyens de poursuivre l’objectif final de la communauté : la redéfinition des conditions du bonheur.

Les efforts d’Henri Oedenkoven visent d’abord à rendre la coopérative économiquement viable. C’est rapidement le cas : les curistes affluent. Riches ou moins riches, ils payent leur séjour en argent ou en travail. On offre des emplois sur place aux plus pauvres d’entre eux comme on le fait pour les Tessinois. Parmi les colons, les services s’échangent selon les règles du troc ; ils n’ont pratiquement pas de biens matériels et la circulation de l’argent est aussi discrète que possible. Quoique soucieux de réformes alimentaires, vestimentaires et sociales, Oedenkoven adapte les principes de la Lebensreform : pour des raisons pratiques, la plupart des fruits et légumes servis ne sont pas produits sur place mais achetés à Locarno. Oedenkoven garde aussi un certain sens des réalités matérielles, et contrairement à la plupart des membres, il n’est pas hostile au progrès : pour cuisiner les légumes à la vapeur par exemple, il conçoit un tout nouveau type d’autocuiseur. Les innovations technologiques sont introduites pour faciliter la vie des colons, à condition qu’elles ne dégradent pas leur environnement naturel.

Les bâtiments édifiés sur le site traduisent la recherche de l'harmonie avec les lois de la nature. L’édifice communautaire en bois, construit en 1905 au centre de la colonie par l’architecte Walter Hoffmann (1871 - 1904) réunit sur quatre niveaux des lieux de vie, des solariums, des salles à manger et des salles de réunion, de musique, une bibliothèque. Son architecture Art nouveau faite de courbes, de voûtes, se veut organique et symbolique de la quête de l’harmonie avec la nature. Le signe taoïste du Yin-Yang est omniprésent sur les plafonds, les balustrades et les façades. Les Montévéritains affirment ici l’importance de la figure de Lao-Tseu dans leur philosophie du « retour à la nature ». Ces « Naturmenschen » ont en effet une mystique particulière comprenant l'adoration du soleil, ou encore la théorisation de la danse comme langage du corps : leurs danses rituelles exaltent la mythologie germanique, souvent sur la musique de Richard Wagner. La colline devient même une sorte de Walhalla wagnérien comme en témoignent certains toponymes imaginés par Ida : la Parsifalwiese (Clairière de Parsifal), ou les Walkürenfelsen (Rochers des Walkyries).

La cure végétalienne proposée au sanatorium Monte Verità trouve vite un large public au-delà des sympathisants, mais la communauté est connue davantage encore pour être le berceau de la danse contemporaine. Parmi les nombreuses activités culturelles, en plus de soirées dédiées aux discussions et aux concerts, les classes de danse et les performances chorégraphiques sont à l’avant-garde. La colonie du Tessin accueille Émile Jacques-Dalcroze (1865 - 1950), inventeur de la gymnastique rythmique, Rudolf von Laban (1879 - 1958), chorégraphe et théoricien, rénovateur de la danse moderne, ou les danseuses Isadora Duncan (1877 - 1927) et Mary Wigman (1886 - 1973).

Monte Verità est d’abord une curiosité pour les habitants du village de pêcheurs d'Ascona, lorsque les membres en sandales vêtus de laine non dégraissée s’y aventurent. La colonie devient ensuite une destination pour des voyageurs de toute l'Europe attirés par ce foyer intellectuel inhabituel. L’engouement suscité par Monte Verità devient mondial avec la publication en 1906 d'un livre d’Ida Hofmann, L’histoire vraie et sans fabulation du Monte Verità, qui construit un véritable mythe. En plus du monde des arts, nombreux sont les penseurs libertaires qui fréquentent alors Monte Verità, comme l’écrivain Herman Hesse, le philosophe Martin Buber, Otto Gross, le pionnier de la révolution sexuelle, le penseur social autrichien Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie ou le philosophe Jiddu Krishnamurti, promoteur de l’éducation alternative.

L’écrivain Erich Mühsam (1878 - 1934), futur acteur de la révolution allemande de 1918, membre depuis 1904, publie sur la communauté des articles élogieux puis polémiques. Pour lui la communauté n'est pas assez radicale ni auto-suffisante. Il est vrai que devant l’afflux de visiteurs, le végétalisme n’est plus la priorité. Sur le plan de l'organisation sociale et économique, Henri Oedenkoven reste, en bourgeois, propriétaire de la terre. Certains principes fondateurs sont mal appliqués : le matriarcat est mis entre parenthèses dès que les femmes ont des enfants ; elles sont alors confinées aux tâches domestiques.

La première guerre mondiale met un premier coup d’arrêt à cette communauté plutôt internationalisée. Elle disparaît définitivement en 1920 quand les fondateurs, endettés, abandonnent les lieux. Certains anciens membres connaissent des destins qui dévoilent l'ambiguïté du projet utopique qui les avait réunis. Gustav Gräser réapparaît à la fin de la seconde guerre mondiale errant dans Munich bombardé, vêtu de peaux de bête, Gross meurt à Berlin en clochard anonyme, Mühsam sera un martyr de la torture nazie, tandis que Von Laban prêtera allégeance à Goebbels et deviendra chef des ballets allemands. Sur le Monte Verità, après 1920, une coopérative d'artistes avait tenté de sauver la colonie en la transformant en site touristique. La viande et les grands crus remplacèrent les légumes, la tempérance céda au luxe avant la faillite en 1926. Un richissime baron allemand, Eduard von der Heydt, rachète la propriété, crée un institut d’art asiatique et fait construire en 1927 par l'architecte Emil Fahrenkamp un hôtel dans le style du Bauhaus. Après la deuxième guerre mondiale, Von der Heydt offre la propriété au canton du Tessin pour constituer une fondation culturelle. Aujourd’hui, quelque chose de l'esprit du lieu subsiste à travers quelques vestiges comme les équipements pour les cures d’air ou le soubassement de l’édifice communautaire central. Dans la Casa Anatta, la maison qu’occupait le couple Oedenkoven, un musée rassemble les témoignages du passage des visiteurs célèbres.

Témoignages

LAO TSEAU AU WALHALLA

Encensoir orné du symbole du Yin-Yang taoïste
Métal cuivreux argenté · Chine, XXe siècle


Les naturistes et végétariens du Mont Vérité adoptent un syncrétisme philosophique, artistique et spirituel aux références germaniques wagnériennes et orientales. Le bâtiment communautaire édifié en 1905 est parsemé du signe taoïste du Yin-Yang. Le symbole représente la complémentarité des opposés : le ciel et la terre, le clair et l'obscur, masculin et féminin... Cette figure de l'harmonie des contrastes vaut sans doute aussi pour le dépassement de l'opposition de l'art et de la nature dans la danse moderne qui s'invente au bord du lac Majeur.


L’École d’Art du chorégraphe Rudolf von Laban à Monte Verità
Photographie Johann Adam Meisenbach, vers 1910 · Kunsthaus Zürich, succession Suzanne Perrottet



Sources et références

Landmann (Robert), Monte Verità, Die Geschichte eines Berges, 1930.

Noschis (Kaj), Monte Verità : Ascona et le génie du lieu, Lausanne, 2011.

Wackernagel (Wolfgang), Mystique, avant-garde et marginalité dans le sillage du Monte Verità, [En ligne], URL : http://www.gusto-graeser.info/Monteverita/Darstellungen/Wackernagel/WackernagelFR.html, consulté en mars 2013.



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