Christiania

Conquête de l'espace.
Les couleurs de la ville libre de Christiania sont défendues de haute lutte depuis 1971 par les squatteurs de Copenhague.

« Christiania Iwo Jima » · (cc) montage de Jakob Wilhardt, 2006

La commune libre de Christiania, à Copenhague, naît en 1971 avec l'occupation par des squatteurs d'un ancien terrain militaire de 32 hectares sur les fortifications du XVIIe siècle de Christianhavn, à quelques centaines de mètres du parlement danois et du palais royal. Christiania compte environ 900 habitants en 2011 ; la commune est autogérée, elle possède son hymne et son drapeau. Née dans l'illégalité, elle jouissait jusqu'en 2012 d'un statut particulier accordé par le gouvernement danois au titre d'expérience sociale. Il s'agit sans doute de la colonie urbaine alternative la plus importante de la période contemporaine. Elle a suscité depuis ses débuts l'intérêt de nombreux chercheurs en sciences sociales. Associée trop exclusivement dans l'esprit du public au commerce libre de cannabis, la « ville libre » attire aussi une foule de touristes (c'est la deuxième attraction touristique de Copenhague après le parc de loisirs de Tivoli !). Christiania s'est inscrite dans la durée mais son existence a été constamment controversée.

L'occupation des remparts de Christianhavn apparaît dans le contexte des mouvements de contestation sociale de la jeunesse aux États-Unis et en Europe, de l'émergence de la culture hippie et de la crise du logement dans la capitale danoise. En mai 1971, des habitants des environs brisent les clôtures du terrain abandonné depuis 1969 et l'utilisent comme une aire de jeux pour les enfants. Le mouvement d'occupation se structure ensuite dans les milieux alternatifs. Le 26 septembre 1971, Jukob Ludvigsen, un journaliste connu de la contre-culture danoise, annonce que « la cité interdite des militaires » est ouverte à la colonisation. La charte de 1971, dont Ludwigsen est un des auteurs, proclame : « L'objectif de Christiania est de créer une société autogérée dans laquelle chacun des individus se considère responsable du bien-être de la communauté entière. Notre société doit être économiquement autonome et nous ne devons jamais dévier de notre conviction que la misère physique et psychologique peuvent être évitées » (Miles 2008, p. 197). Rapidement, plusieurs centaines de personnes affluent et s'installent dans les anciennes casernes ou campent sur les remparts. Ils sont 300 au début de 1972 et bientôt 500 : « Des bouddhistes Zen, des taoïstes, des marxistes, des adeptes du retour à la nature avec chèvres et cochons, des acteurs du théâtre underground, des anarchistes, des artistes, des poètes, des peintres, des musiciens, des réalisateurs, des artisans, des enseignants, des provinciaux, des étrangers, des drogués, des dealers, des criminels, des fugitifs, des guérisseurs, des alcooliques, et des yogis », écrit le christianite Ria Bjerre (Miles 2008, p. 198). Dans les faits et pour longtemps, en dehors d'une minorité d'activistes politisés, Christiania sert de refuge social : au recensement de 2003, Christiania compte 60 % d'hommes, 20 % des résidents ont moins de 18 ans, 60 % ont un niveau scolaire ne dépassant pas l'école élémentaire et deux-tiers reçoivent une assistance sociale (Thörn 2011, p. 2).

Après avoir tenté en vain de faire évacuer les squatteurs par la police, le gouvernement social-démocrate trouve en mai 1972 une issue politique en reconnaissant l'occupation illégale du domaine du ministère de la Défense ; en mai 1973, il accorde à la commune libre un statut d' « expérience sociale ». L'accord est fragile ; il est immédiatement remis en cause après les élections de 1973. En réaction à la décision de fermer Christiania, les Christianites imaginent une série d'actions spectaculaires et critiques mises en scène par la troupe de théâtre Solvognen (« le char du soleil ») dans Christiania ou Copenhague, qui attirent l'attention des Danois sur la commune libre et suscite de la sympathie. Une fausse armée de l'Otan envahit les points stratégiques de la ville pendant le sommet de l'organisation internationale en 1973 ; une armée de Père Noël envahit en 1974 les grands magasins de la ville et se saisit des marchandises qu'elle offre en cadeaux à la population. En 1976, après la mobilisation, le 1er avril, de 20 000 sympathisants devant l'hôtel de ville de Copenhague, le gouvernement renonce provisoirement à évacuer Christiania, devenue un symbole de la contre-culture mais dont l'existence reste régulièrement menacée. Forts de ce soutien populaire, les Christianites peuvent chanter « Vous ne pouvez pas nous tuer car nous faisons partie de vous » (Thörn 2011, p. 47).

La commune s'organise progressivement. L'anarchisme diffus des Christianites mais aussi la disparité de leurs motivations exclut tout formalisme dans les prises de décision et dans leur application. La démocratie christianite ne procède pas par vote mais par consensus, qu'il s'agisse des réunions de voisins, des assemblées de quartier (Christiania est divisée en quatorze zones autonomes) ou de l'assemblée générale des résidents (« ceux qui dorment à Christiania ») pour les affaires qui concernent l'ensemble de la population. Chacun peut, par voie d'affichage, convoquer une assemblée locale. La force des décisions des assemblées locales ou générales dépend de l'importance de l'assistance, mais elle ne s'impose qu'à ceux qui leur accorde du crédit. La collecte des ordures et leur recyclage est prise en charge par les Christianites ; des services publics – bains publics, crèche et jardin d'enfants – fonctionnent ; des magasins communaux ou des ateliers – de construction de bicyclettes ou de restauration de poêles en fonte de fer par exemple – sont installés ; une salle de concerts est ouverte. L'activité politique et artistique déborde les limites de l'ancien quartier militaire comme le montrent les performances du théâtre Solvognen.

Christiania a résisté en 1976 au gouvernement danois ; d'autres risques majeurs mettent bientôt en péril la commune libre. En 1978-1979, dix personnes meurent d'overdose à Christiania. Le trafic d'héroïne s'est développé et attire bon nombre de junkies sur les remparts de Christianhavn. La consommation et le libre commerce du cannabis sont une composante de la culture hippie des Christianites, mais beaucoup de squatteurs réprouvent l'usage de drogues dures et veulent s'opposer au réseau de trafiquants qui exercent leur emprise sur Christiania et justifient l'attitude répressive des autorités à l'égard de la commune. Une partie des anti-junkies tente de collaborer avec la police danoise, mais celle-ci refuse de distinguer dealers et consommateurs de cannabis et d'héroïne. Un groupe de Christianites décident alors de résoudre par eux-mêmes le problème et organisent en 1979 un coup de force contre les junkies et le trafic d'héroïne, connu comme le « Junk Blockade », la condamnation des domiciles des junkies et leur expulsion de la cité. Depuis, la libertaire Christiania a interdit officiellement l'usage et la vente de drogues dures (de même que l'usage d'armes ou de véhicules à moteur). Au cours des années 1980, les activistes de la commune « Peace and Love » – la deuxième génération de squatteurs est davantage punk que hippie – s'engagent à plusieurs reprises dans des affrontements violents : insurrection contre la police ou rixes contre les gangs de motards qui ont mis la main sur le rentable commerce de cannabis.

À partir des années 1990, Christiana entre dans un processus – heurté bien entendu – de légalisation et de normalisation. En 1989, le parlement danois à majorité social-démocrate vote à une large majorité le « Christiania Act » qui légalise le squatt et ouvre la voie au droit pour les Christianites d'occuper collectivement le domaine. En contrepartie de l'accord, conclu malgré les hésitations des Christianites – les plus jeunes ne voient pas d'un bon œil cet « embourgeoisement » de la génération hippie – et des affrontements violents avec la police, la commune de squatteurs consent à obtenir des licences pour ses bars, à verser des taxes sur ses commerces, ou encore à payer son eau et son électricité. C'est une période de développement de Christiania favorisée par l'attitude bienveillante de l'État : des rénovations sont entreprises, un plan d'urbanisation « vert » est élaboré, un nouveau jardin d'enfants et une importante piste de skateboard sont aménagés. Ce processus de légalisation respectueux de l'identité de Christiania est brutalement interrompu avec l'arrivée au pouvoir des partis de droite traditionnellement anti-christianites. En 2004, le gouvernement dénonce le Christiania Act de 1989 et veut aligner la ville libre sur le régime de la société danoise : domiciliation des individus, nature personnelle des contrats, construction d'appartements privés, dégagement des remparts pour leur restauration... En un mot, il s'agissait de normaliser Christiania. Comme dans les années 1970, la commune mobilise ses soutiens et agite Copenhague par d'importants événements culturels et des manifestations massives. La destruction de la maison de la jeunesse de Christiania par la police en 2007 provoque une insurrection de plusieurs jours, qui montre aux autorités qu'elle ne pourra pas normaliser de force Christiania. L'opinion publique danoise est maintenant très majoritairement favorable à Christiania. Les journaux de sensibilité de gauche font de la sauvegarde de la commune libertaire une cause à caractère national : « Les Christianites ne seront pas les seuls perdants. Nous serons tous plus pauvres et notre vie sera plus grise sans ce poumon anarchiste de la cité » (Thörn 2011, p. 59), écrivent-ils en écho à l'hymne de Christiania de 1976 (« Nous faisons partie de vous »). Dans un autre registre, le musée national du Danemark fait entrer en 2004 dans ses collections un étal de vente de cannabis de Pusher Street, jugé représentatif de la culture danoise contemporaine.

Christiania porte l'affaire devant les tribunaux mais n'obtient finalement pas gain de cause auprès de la cour suprême en 2011. Après trois jours de blocage de la commune en avril 2011, le gouvernement accepte, malgré ses ultimatums précédents, de négocier avec les Christianites. Un accord est trouvé pour l'achat par les anciens squatteurs d'une partie du territoire de la commune libre et des bâtiments qui s'y trouvent, avec la possibilité de nouvelles constructions et de nouveaux aménagements. Les Christianites ont créé une fondation chargée de recueillir des fonds et de contracter un emprunt pour procéder à l'acquisition de 7 des 32 hectares occupés, estimés à 10 000 000 €. La cérémonie de remise légale de la propriété aux squatteurs a lieu le 1er juillet 2012 ; elle ouvre une nouvelle époque de Christiania.

Témoignages

TROIS POINTS EN SUSPENSION

Coque de iPad Mini ornée du drapeau de Christiania
Plastique · États-Unis, Zazzle, 2014


Le drapeau de la ville libre des bastions de Copenhague est frappé des points des trois « i » de Christiania. Les squatters ont résisté pendant plus de quarante ans aux tentatives de normalisation par le gouvernement danois. La pression est forte, aussi Jakob Wilhardt, l’auteur du montage « Christiania Moon 1 », a-t-il imaginé que la commune libertaire pouvait conquérir de nouveaux espaces.


Christiania sur la Lune
(cc) Photomontage de Jakob Wilhardt, 2006



Sources et références

Miles (Malcolm), Urban Utopias: the Built and Social Architectures of Alternative Settlements, 2008, p. 195-200.

Thörn (Håkan), Wasshede (Cathrin), Nilson (Thomas), Space for Urban Alternatives? Christiania 1971 - 2011, 2011.

MacMillan (Beth), « Christiania Makes Historic Step toward "Legal Status" », Suite101, [En ligne], URL : http://suite101.com/article/christiania-makes-historic-step-towards-legal-status-a410106, consulté en octobre 2012.

Site Internet de Christiania, [En ligne], URL : http://www.christiania.org, consulté en avril 2012.



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