L'Expérience

Fay ce que voudras.
Le principe de pleine liberté des anarchistes de Stockel-Bois ne les conduit pas à l'oisiveté mais à une activité sans relâche pour échapper à la misère.

Communauté L'Expérience à Stockel-Bois, Bruxelles · carte postale, 1905 · collection Éric B. Coulaud

La colonie communiste libertaire de Stockel-Bois (Bruxelles) naît de la structuration du mouvement anarchiste belge après la grève générale de 1902. Les anarchistes veulent saisir l'occasion de gagner du terrain après la déception provoquée chez les grévistes par la décision des socialistes du Parti ouvrier belge d'appeler à la reprise du travail. Entraînés par Georges Thonar, les communistes libertaires fondent en 1904 une fédération, la Fédération amicale des anarchistes de Belgique. Thonar crée ensuite en juin 1905 le Groupement communiste libertaire (GCL), une entreprise communiste de propagande. L'édition du journal L'Insurgé est confiée au GCL. Dans ses attributions figure aussi la fondation d'une colonie communiste et d'une école libertaire.

Comme pour les « milieux libres » français, l'intention est de faire savoir que l'idéal de vie anarchiste peut connaître un début de réalisation dès maintenant. L'expérimentation est un moyen de propagande pour affermir la nécessité de la révolution sociale. La colonie de Stockel est dotée en octobre 1905 de statuts : absence de propriété privée, travail libre non rémunéré, libre satisfaction des besoins, suppression des familles, égalités des femmes et des hommes, amour libre sans libertinage imposé. Les colons louent depuis le mois d'avril 1905 une petite ferme du hameau de Stockel alors situé en pleine campagne. La colonie, qui se baptise L'Expérience compte cinq membres mais se trouve déjà à l'étroit. Elle cultive des légumes et se lance dans l'élevage de poules. Les leaders de L'Expérience, auteurs de ses statuts, sont Émile Chapelier, un ouvrier autodidacte, et Eugène Gaspard Marin, issu d'un milieu aisé. Les autres colons sont des ouvriers, souvent pauvres.

En octobre 1906, les anarchistes, au nombre d'une douzaine désormais (dont quatre enfants), sont contraints de déménager. Leur propriétaire ne veut pas se compromettre avec des anarchistes. Ils trouvent à louer au 57 rue Verte (actuelle rue de La Herse) à Boitsfort, auprès d'un propriétaire sympathique à leurs idées, une grande maison de deux étages comprenant quatorze pièces. Le terrain de trois ares est cependant insuffisant pour poursuivre l'élevage des poules : la colonie doit se passer des revenus de la vente des œufs et réduire sa production agricole. Les colons sont tous végétariens mais les repas se réduisent à l'essentiel : « Manquant de beurre, parfois même de pain, nous dînons le plus souvent de pommes de terres rôties sur un feu de bois » (Gillen 1997, p. 20), écrit Marin dans son journal. Les nombreux amis qui viennent les visiter le dimanche doivent apporter leur contribution financière au déjeuner. Sans négliger la propagande – Chapelier et Marin donnent régulièrement des conférences –, les colons luttent sans cesse contre la misère. Certains camarades continuent à travailler à l'extérieur pour augmenter les ressources de la colonie. Les colons ont l'idée de vendre par colportage des cartes postales représentant L'Expérience et des assiettes qu'ils ornent d'œuvres libertaires de renom. Émile Chapelier achève en octobre 1906 une première pièce de théâtre, « La Nouvelle clairière » (l'histoire de la colonie), représentée dans le pays par la troupe de l'Expérience avec un certain succès mais en général à perte. L'activité théâtrale de la colonie, autre moyen de propagande, subsiste longtemps cependant.

À la fin de 1906, L'Expérience semble à bout : « Félix [Springael] supporte particulièrement mal la misère: il s’aigrit et communique son découragement à d’autres: déjà il prétend faire quelque mauvais coup, ce qui rend la situation plus critique encore : les propos s’enveniment; la faim a fait sortir le loup du bois » (Gillen 1997, p. 23), écrit encore Marin. Ce dernier imagine qu'une imprimerie peut utilement concilier propagande et recettes financières. Marin se forme à la typographie. Avec l'aide d'un boulanger qui fournit à la colonie du pain à crédit, un matériel d'imprimerie est acquis en avril 1907 pour la somme de 1 200 francs. Un atelier de cordonnier est aussi en activité. Les difficultés matérielles et la promiscuité mettent à rude épreuve la capacité des colons à vivre en anarchistes. Comme dans les autres microcommunautés anarchistes contemporaines, le travail libre n'est que la liberté de travailler sans relâche et la camaraderie s'essouffle vite. La liberté individuelle se heurte à l'autorité puis à l'autoritarisme de Chapelier. Ce dernier, au nom de la liberté amoureuse, impose à sa compagne Valentine un ménage à trois avec une actrice de la troupe de théâtre. Après plusieurs départs, dont l'un accompagné de vol, Émile Chapelier est sommé de quitter la colonie. En février 1908, il ne reste à Boitsfort que Eugène Gaspard Marin et sa future compagne Jeanne Martin. La colonie est dissoute. En 1914, le couple rejoint la colonie de Whiteway en Angleterre.

Témoignages

La production « allait cahin-caha [...] [mais] le travail de la terre se révélait rebutant au point que plusieurs colons se découvrirent une soudaine vocation artistique. Plutôt que de manier la bêche et le râteau, ils entreprirent de décorer au pinceau des assiettes, achetées au rabais [...]. Bourgeois et curieux visitaient volontiers la colonie communiste [...]. Les visiteurs étaient reçus comme autant d’adeptes possibles. On leur servait des tartines de pain bis, du fromage blanc, des radis, des oignons et, les principes s’opposant à toute activité mercantile, chacun après avoir mangé et parfois empaqueté une assiette décorée de symboles parlants, versait sa contribution dans un tronc préparé à cet effet. [...] nombre de visiteurs considéraient l’expérience comme une plaisanterie ou une attraction foraine [...] [et] limitaient leur contribution à quelques boutons dont ils s’étaient munis au préalable ». L’expérience s’acheva lorsque le propriétaire « apprit quel nid de serpents occupait le domaine dont il était maître, [et] signifia aux anarchistes l’ordre de déguerpir dans les délais légaux. Ce fut la fin. »

(Jean de Meur, L’Anarchisme ou la contestation permanente, Essai, Bruxelles, 1970, p. 55-57.)


ASSIETTES PARLANTES POUR VENTRES CREUX

Assiettes
Faïence · France, XXe siècle


Pour mettre quelque chose dans les assiettes de l'Expérience, les anarchistes les ornent de symboles libertaires et en font le colportage.
« [...] le travail de la terre se révélait rebutant au point que plusieurs colons se découvrirent une soudaine vocation artistique. Plutôt que de manier la bêche et le râteau, ils entreprirent de décorer au pinceau des assiettes, achetées au rabais [...]. Les visiteurs étaient reçus comme autant d’adeptes possibles. On leur servait des tartines de pain bis, du fromage blanc, des radis, des oignons et, les principes s’opposant à toute activité mercantile, chacun après avoir mangé et parfois empaqueté une assiette décorée de symboles parlants, versait sa contribution dans un tronc préparé à cet effet » (Jean de Meur, L’Anarchisme ou la contestation permanente. Essai, 1970, p. 55-57.)


Communauté L'Expérience à Stockel-Bois, Bruxelles
Carte postale, 1905 · Collection Éric B. Coulaud



Sources et références

Gillen (Jacques), Les Activités en Belgique d'un anthropologue anarchiste : Eugène Gaspard Marin (1883-1969), mémoire de licence en histoire contemporaine, Université libre de Bruxelles, 1997.

Otesanek (Vinz), « L’Expérience : une communauté anarchiste à Boitsfort à la Belle-époque », La Gazette de Bruxelles, 8 avril 2010, [En ligne], URL : http://gazettebxl.interrenet.be/spip.php?article19, consulté en juillet 2011.



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