Samar

Kibboutz reloaded.
Les fondateurs de Samar, au sud du Néguev, sont des enfants désobéissants du kibboutz. Réagissant contre l'égalitarisme rigide de la communauté de leurs parents, ils réinventent en 1976 un kibboutz informel, anarchiste.

Le kibboutz Samar · © photographie Ron Mertens, 2003

En 1974, une quinzaine de jeunes gens élevés dans des kibboutzim se retrouvent à Givat Haviva, le centre éducatif du mouvement marxiste du Kibboutz Artzi, et entament des discussions sur la refondation du kibboutz tel que le pratiquent leurs parents : « Fondamentalement, nous avions le sentiment que nos parents avaient tort, se souvient en 1998 Yossi Arvat, un des fondateurs. Nous venions tous de kibboutzim vieux de 40 ans et nous étions tout à fait conscients du divorce qui existait entre les membres du kibboutz et l'institution du kibboutz. Nous savions tous que le tableau d'affectation du travail était tyrannique et que la dépendance vis-à-vis des comités était humiliante. Nous avons forgé nos principes en révolte contre le kibboutz établi et nous nous y sommes tenus depuis » (Gavron 2000, p. 260).

Samar (une variété de jonc en hébreu) est un kibboutz informel. Il repose sur une confiance mutuelle étendue entre ses membres. Les règles de gouvernance sont très peu nombreuses ; ses quelques comités se forment ad hoc ; sauf pour l'élevage du bétail et le soin des enfants, la communauté ne tient pas de tableau du travail, chacun ayant la liberté de travailler où et quand il le désire ; comme les « milieux libres » anarchistes de 1900, Samar a une caisse commune ouverte.

Après avoir refusé plusieurs propositions de l'État, le groupe de Givat Haviva (qui compte alors 25 personnes) fait en 1976 le choix de s'installer dans une région aride et isolée au sud du désert de Néguev, à 25 km au nord d'Eilat sur la mer Rouge. La localisation traduit manifestement la volonté des fondateurs de restreindre le kibboutz à une petite communauté. La combinaison des deux principes fondamentaux de Samar – la complète autonomie des individus et la coopération la plus étroite possible – est caractéristique des communautés anarchistes. La question de l'égalité stricte entre les membres n'est pas constamment argumentée comme elle l'est dans le kibboutz traditionnel. Après avoir fait l'expérience de l'allocation individuelle égalitaire, ils optent pour une caisse commune abondée chaque semaine par le trésorier et librement utilisée par chacun (aujourd'hui via des cartes de crédit) pour ses dépenses personnelles au fur et à mesure de ses besoins tant qu'elle n'est pas vide. Ils ne rendent pas de comptes et ne doivent pas de justification au trésorier.

L'originalité de Samar a rendu la communauté suspecte à l'organisation du Kibboutz Artzi. Ses dirigeants ont hésité avant d'accepter l'affiliation du kibboutz anarchiste et ils ont tenté en 1978 d'y mettre un peu de discipline en envoyant dix jeunes gens plus conventionnels. Mais ceux-ci se convertissent à la philosophie de Samar peu après leur arrivée dans le sud du Néguev. En 1997, le kibboutz comprend 150 résidents, dont 80 membres ou candidats à l'admission qui s'étonnent eux-mêmes de la longévité de Samar.

La petite taille de la communauté est sans doute favorable à son absence de formalisme. Les premières années, des assemblées ont lieu tous les soirs dans la ferveur des débuts de l'expérimentation. Le rythme est passé depuis à une réunion toutes les deux semaines. L'assemblée générale est dénuée de pouvoir statutaire. Elle formule seulement des recommandations. Si les décisions importantes, comme l'achat d'un tracteur, doivent être débattues par l'assemblée, nul n'est tenu de lui présenter ses projets personnels ou professionnels. Le processus de décision et de mise en œuvre est souvent simple. Par exemple, en 1997, un des membres a souhaité créer un élevage de poissons tropicaux. Le projet n'a pas été présenté à l'assemblée, le comité de gestion n'a pas été saisi, il n'a y pas eu davantage de budget formellement sollicité. L'initiateur a persuadé deux de ses amis de se joindre au projet, ils ont formé un comité pour discuter du budget avec le trésorier (l'une des deux seules charges électives avec le directeur), le projet a été approuvé par l'assemblée générale et la filière a commencé à fonctionner. Sans être très rentable, l'activité satisfait ceux qui y travaillent.

Samar a un élevage important de 300 vaches laitières mais tire la plupart de ses revenus de ses vergers de palmiers dattiers. Le kibboutz n'emploie pas de main-d'œuvre extérieure, sinon quelques volontaires. Dans la mesure où les équipes de travail se forment sans contrainte, avec les aléas que cela comporte, Samar mécanise avec ingéniosité la culture et la récolte des dattes. La culture est organique et les dattes sont commercialisées par un distributeur spécialisé en produits organiques. Le kibboutz est sensible à la question écologique. Il participe au mouvement de protection des dunes du désert. Samar s'est récemment doté d'une spectaculaire tour d'énergie solaire de 30 m de haut – une première technologique en Israël – pour couvrir ses besoins en électricité.

Témoignages

Mair Turniansky est membre du kibboutz Samar ; il écrit en 1997 un article pour la revue anarchiste Freedom :

« Le kibboutz dans lequel je vis (appelé Samar) a une idéologie de non intervention dans la vie des membres qui rappelle certainement les théories anarchistes. Les points principaux de notre « ordre » social sont :
1. chacun décide lui-même où et combien il travaille ;
2. il n'y a pas de budget, chacun retire de l'argent comme il veut ;
3. les décisions sont obtenues uniquement par le dialogue ou l'assemblée ;
4. il n'y a presque pas de comités pour contrôler les affaires internes comme dans les autres kibboutzim ;
5. tous les services comme la cuisine, les bureaux, etc. sont ouverts tout le temps, rien n'est fermé à clé.

Les dispositions ou les usages de notre style de vie sont rendues possibles parce que se trouve ici un petit groupe de gens qui ont décidé qu'ils voulaient vivre ainsi. Bien sûr, cela requiert beaucoup de maîtrise de la part des membres parce que tout notre système est fondé sur le fait que les gens considèrent que la propriété commune, l'argent et le travail sont leurs propres biens et de ce fait qu'ils doivent bien travailler et être économes. Mais tout se fait suivant leur décision. Ils croient qu'avec la liberté on obtient de meilleurs résultats qu'avec les systèmes sociaux actuels de contrôle et de contrainte. Jusqu'à aujourd'hui, les choses se passent bien, nous sommes prospères et nous gardons une cohésion sociale. Il y a environ 150 résidents dont 80 membres. Nous cultivons des dattes et des légumes, nous avons un élevage de vaches laitières et aussi quelques ateliers. Ce qu'il y a peut-être de plus intéressant pour les lecteurs de Freedom, c'est qu'on ne trouve pas ici plus de cinq personnes qui sachent qui était Kropotkine [théoricien de l'anarchisme moderne]. Le mot « anarchie » est même rarement prononcé, et il est même parfois mal utilisé dans son acceptation négative erronée (l'équivalent d'un grand foutoir où tout le monde se fiche de tout). Samar s'est révélé une société anarchiste sans que les gens l'aient projeté sur le plan idéologique. La bonne santé de la société ici est davantage le résultat de personnes issues de familles aisées qui en ont eu assez du système pourri dans lequel ils ont grandi (beaucoup ont été élevé dans de vieux kibboutzim sclérosés), qui ont l'occasion d'agir librement et de gérer leur vie de A à Z là où c'était possible, dans un petit endroit rural et abandonné comme Samar. »

(Mair Turnansky, « Kibbutz Samar », Freedom, automne 1997 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Turniansky (Meir), « Kibbutz Samar », Freedom, automne 1997, [En ligne], URL : http://theanarchistlibrary.org/library/meir-turniansky-kibbutz-samar, consulté en août 2012.

Gavron (Daniel), The Kibbutz: Awakening from Utopia, 2000, p. 259-273.



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