Kfar Ruppin

Allemands et Tchécoslovaques chauffés à blanc.
Kfar Ruppin est un plaisant kibboutz aux bâtiments bien construits au milieu de luxuriants jardins. Il naît pourtant dans un environnement extrêmement rude et au prix d'un terrible bras de fer entre ses fondateurs.

Dans les marais de Kfar Ruppin · photographie anonyme, vers 1938 · archives Kfar Ruppin

Les fondateurs de Kfar Ruppin (« Village de Ruppin ») sont de jeunes réfugiés allemands et autrichiens arrivés en Palestine sans leurs familles en 1933 et 1934. Ils s'emploient à Herzliya, au nord de Tel Aviv, dans des plantations de citronniers. Ils constituent un groupe qu'ils nomment Massad (« Fondation »), affilié à la fédération des petits kibboutzim, Hever Hakvoutsot. L'Agence juive de colonisation leur attribue un domaine à la frontière de la Jordanie dans le site le plus hostile qui soit : des marécages infestés de moustiques de la vallée du Jourdain où la température en été atteint 40° C. Le Massad baptise la colonie du nom d'Arthur Ruppin (1878 - 1943), créateur de l'Agence et soutien du groupe. Il s'y installe en août 1938, après la proposition de partition de Palestine et à l'époque des révoltes arabes contre les autorités mandataires britanniques et la communauté juive. Comme à Ein Gev ou à Kfar Masaryck, les colons opèrent suivant la méthode « tour et palissade » élaborée par les organisations sionistes pour gagner des positions territoriales, en vertu d'une loi ottomane encore en vigueur interdisant la destruction de tout édifice dont la couverture était achevée. Il s'agissait d'élever à la hâte une tour de garde en bois entourée d'une palissade de 35 m de côté pour abriter un contingent d'une quarantaine de pionniers.

Les colons résistent à la chaleur et contractent la malaria. Mais le développement de leur kvoutsa (la petite communauté) souffre du manque de main-d'œuvre. Leurs appels au Hever Hakvoutsot trouvent difficilement un écho au moment où de nombreux jeunes juifs de Palestine se sont engagés dans les rangs de l'armée britannique pour combattre l'Allemagne nazie. Un groupe de Tchèques nommé Banativ (« En chemin ») leur est tout de même envoyé en renfort en 1942. Les Banativ sont des sionistes et des socialistes convaincus, plus jeunes que leurs hôtes, immigrés illégalement en Palestine. Ils forment un groupe uni et décidé à fonder un kibboutz, si bien qu'ils acceptent la proposition de se joindre au Massad.

Les relations entre le Banativ et le Massad sont mauvaises, les premiers accusant les seconds de tiédeur idéologique à l'égard des idéaux du kibboutz ou encore de jouer aux cartes ! Ils vivent séparément à Kfar Ruppin. Avec beaucoup d'arrogance, les Banativ vont dresser une liste des indésirables du Massad et annoncent qu'ils ne resteront à Kfar Ruppin que s'ils sont exclus. Le Hever Hakvutsot dépêche sur place en médiateurs Josef Baratz et Tanhum Tampilov, des figures de la kvoutsa Degania. De longues discussions ont lieu qui n'ont pour effet sur les Banativ que de réduire leur liste de 18 à 9 noms. Malgré l'humiliation subie, la majorité des 49 membres du Massad ne pensent pas pouvoir se passer du renfort des 60 Banativ. Les 9 indésirables sont priés de quitter volontairement Kfar Ruppin ; 11 de leurs camarades décident de les accompagner. L'union du Massad et du Banativ se conclut en avril 1943 : « En tant qu'individus, ce sont des jeunes gens aimables et convenables, écrit l'un des membres du Massad à cette époque à propos des Banativ, mais ils sont collectivement fanatiques, égoïstes, de vraies bêtes sauvages. Ils se considèrent comme une élite désignée » (Gavron 2000, p. 213). L'épreuve de force a laissé des cicatrices encore sensibles chez les membres du kibboutz 50 ans après les événements.

Kibboutz de la frontière comme Degania en aval du Jourdain, Kfar Ruppin doit contenir les assauts des forces arabes pendant la guerre d'indépendance d'Israël en 1948. La communauté vit ensuite pourtant paisiblement jusqu'à la guerre des Six Jours en juin 1967 entre Israël et ses voisins arabes, au cours de laquelle Kfar Ruppin se retrouve sur la ligne de front. Pendant plusieurs années, les enfants du kibboutz doivent dormir dans des abris sous des bombardements intermittents ; des clôtures de fils barbelés sont dressées autour du village ; le réfectoire est détruit dans un bombardement. Les événements n'empêchent pas le kibboutz de prospérer. L'agriculture comprend des plantations de citronniers et de dattiers, l'élevage de volailles et une importante laiterie. La ferme piscicole alimentée par le Jourdain produit 900 tonnes par an de carpes, de mulets et de saint-pierre. Kfar Ruppin a créé en 1977 une usine de fabrication d'articles en PVC, Palkar Plastics – ouvrages de toiture, matériel de jardin et jouets éducatifs – dont le chiffre d'affaires de 7 millions de dollars est réalisé pour la moitié à l'exportation. Le kibboutz s'est aussi ouvert au tourisme en abritant un centre international d'observation des oiseaux.

Kfar Ruppin passe sans trop d'encombres la crise financière des kibboutzim en 1985. Mais le problème initial du kibboutz, sa population et sa main-d'œuvre réduite, est une difficulté récurrente. La réussite de l'union du Massad et du Banativ a paradoxalement desservi la colonie dans la mesure où le Hever Hakvoutsot a cherché à renforcer des communautés plus fragiles. En outre, la rudesse du climat rend le kibboutz peu attractif pour les candidats individuels. En 2000, 440 personnes vivent à Kfar Ruppin, dont 240 sont membres, candidats à l'admission ou jeunes effectuant leur service militaire qui à leur retour ne choisissent pas nécessairement de vivre au kibboutz. Comme tous les kibboutzim aujourd'hui, Kfar Ruppin ne parvient pas à retenir sa jeunesse. « La distance réelle, explique un membre, ne compte plus. Tel Aviv, Haïfa et Jérusalem sont à quelques heures de voiture. Le sentiment d'être isolé existe toujours cependant : il a permis à notre communauté de se souder, mais il écarte aussi beaucoup de jeunes » (Gavron 2000, p. 216.)

Pour résoudre le problème d'attractivité auprès des jeunes et aussi stimuler l'implication des membres dans les affaires du kibboutz en leur donnant davantage d'indépendance et en leur attribuant plus de responsabilité individuelle, Kfar Ruppin s'est engagé dans la voie du capitalisme. Le kibboutz a commencé à « privatiser » les budgets domestiques pour la consommation d'électricité, la nourriture, la blanchisserie ou certaines dépenses culturelles. L'assemblée générale a introduit une grille de salaires qui tient compte de l'ancienneté, des bénéfices de la branche d'activité dans laquelle travaillent les membres, de la valeur des différents travaux telle qu'elle a été fixée avec l'aide de consultants extérieurs, et enfin des heures supplémentaires effectuées dans une activité différente de son travail ordinaire. Une voie capitaliste encore mesurée : en 2000, 60 % des dépenses de Kfar Ruppin étaient encore collectives, affectées aux services communautaires de santé, d'éducation ou de logement, tandis que 40 % du budget était « privatisé ». Kfar Ruppin reste plus égalitariste que capitaliste. Chacun doit disposer des moyens de vivre avec dignité, mais en manifestant son implication dans la communauté. L'indemnité versée traditionnellement aux membres a été ainsi diminuée de 10 % pour stimuler la productivité et compenser cette perte par les salaires « capitalistes ».

Les activités productives du kibboutz ont été divisées en trois branches : l'usine Palkar Plastics, la pisciculture et l'agriculture. Les activités agricoles ont été intégrées dans une coopérative, alors que l'usine et la pisciculture ont été réunies dans une société capitaliste. Le kibboutz en tant que communauté conserve 26 % des actions. Les 74 % restants sont distribués aux membres : la moitié leur est attribuée sur la base d'une stricte égalité ; l'autre moitié proportionnellement à l'ancienneté. Ils ont chacun une voix au conseil d'administration, tandis que le kibboutz compte collectivement pour 26 voix (via le secrétariat sous le contrôle du comité de gestion et finalement de l'assemblée générale). Une période de transition a été fixée à trois ans, au terme desquels les membres peuvent vendre leurs actions, prioritairement au kibboutz puis aux autres membres et enfin à l'extérieur. Des dividendes sont versés aux actionnaires. Aucun membre ne peut détenir plus de 13,5 % des actions ; pour rester membre, un individu doit conserver un minimum d'actions. Les voix ne sont pas transférables. Le seul moyen de prendre part aux votes est de devenir membre : passer un an de probation dans le kibboutz et être admis par un vote de l'assemblée générale, plus, selon la nouvelle constitution, acquérir des actions. Le changement s'est accompli selon les complexes processus démocratiques traditionnels du kibboutz : deux ans de discussions ont été nécessaires avant le vote de l'assemblée générale le 1er janvier 1999 ; deux ans supplémentaires ont été utilisés à modifier 50 articles de la constitution de la communauté. Un des effets de la transformation du kibboutz est de donner la possibilité aux parents d'aider leurs enfants à s'installer au-dehors par la vente de leurs actions. Si les parents pouvaient vivre confortablement sans propriété individuelle dans la commune égalitaire, ils étaient dans l'incapacité de venir en aide à leur enfant quittant le kibboutz, problème très sensible des kibboutzim à la fin du XXe siècle.

Kfar Ruppin a pour l'instant maintenu certaines activités hors de l'économie capitaliste : le logement des membres (en raison du peu de valeur du foncier dans cette région aride), la location de logements à des résidents non membres (une extension du kibboutz qui leur est dédiée a été construite), la scolarisation d'enfants extérieurs ou encore le tourisme lié à l'observation des oiseaux.

Témoignages

Sources et références

Gavron (Daniel), The Kibbutz: Awakening from Utopia, 2000, p. 209-228.



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