Altruria

Altrurie, Californie.
La confiance dans le capitalisme concurrentiel vacille dans la dépression de 1893. La communauté des altruistes de Berkeley se forme au pied de la Sierra Nevada dans un paysage d’une grande beauté pour échapper à la confusion du chacun pour soi.

Paysage des environs du site de la colonie d'Altruria, sur la Starr Road à Windsor, Californie · © Monique Jervan-Chilton, 2009

Un groupe de socialistes chrétiens de Berkeley (Californie), réuni autour du pasteur Edward Biron Payne, choisit en 1894 l'option communautaire pour mettre en pratique leur évangile social. Ils partagent une critique de la société capitaliste, de son matérialisme, de son individualisme et des inégalités sociales qu'elle engendre. Ils pensent que l'enseignement du Christ conduit à un socialisme pacifique de coopération entre les classes. La dépression économique et sociale de 1893 renforce leur aspiration à un monde démocratique, altruiste et démonétisé comme ce pays d'Altruria que décrit le roman utopique de l'américain William Dean Howell (The Traveler from Altruria, 1894). Leurs principes coopératifs sont aussi influencés par Edward Bellamy à travers son célèbre Looking backward, 2000 - 1887 (1888). La constitution de la communauté fondée par le groupe de Berkeley instaure le suffrage démocratique et l'égalité de jouissance des biens communautaires tout en respectant la propriété individuelle des biens acquis avec les « chèques-travail » altruriens. Les mandats électifs ne sont pas limités dans la durée mais une nouvelle élection peut être provoquée à tout moment sur initiative de la moitié des membres. Le comité exécutif de la communauté, composé de tous les élus, se réunit chaque lundi. Le plan de fondation d'Altruria comprend aussi la création d'un réseau de clubs alturiens en Californie, cercles de soutien et noviciat pour les candidats à l'admission.

Un comité est désigné au printemps 1894 pour prospecter un domaine favorable à l'installation de la colonie, facile d'accès, à proximité d'une ville, beau, fertile et bon marché. Après plusieurs semaines, les délégués sélectionnent 75 hectares dans la vallée de Sonoma, au bord de Mark West Creek, à une quinzaine de kilomètres à l'ouest de Santa Rosa. Leurs ambitions de développement industriel sont élevées : ils imaginent par exemple exploiter une carrière de poussière abrasive susceptible de fournir un excellent « altru-aluminum » de polissage. En octobre 1894, six ou sept familles, ainsi qu'une demi-douzaine de célibataires s'entassent dans les trois maisons et le vieux moulin à farine du domaine. Ce sont principalement des artisans de classe moyenne, des menuisiers, des maçons, des tisserands ou des boulangers. En avril 1895, ils ont édifié sept maisons. Ils ont aussi entamé la construction d'un bâtiment communautaire à 2 étages où doivent être aménagés sept appartements pour des familles, des bureaux, une cuisine et une salle à manger, une bibliothèque et chambres pour les invités. Si la cuisine et la salle à manger fonctionnent à partir de mai 1895, le grand édifice reste inachevé. Comme le phalanstère de Brook Farm, l'hôtel d'Altruria absorbe le capital et l'énergie des réformateurs et devient le symbole de la déception des idéaux communautaires.

Les premiers mois de vie communautaire sont animés par les réunions autour du feu les soirs de semaine ou le dimanche par la lecture de la Bible sous les arbres, les pique-niques, les randonnées dans la montagne, les fêtes avec chants ou contes. Faute d'hôtel, des tentes sont plantées l'été pour accueillir les visiteurs venus de San Francisco ou Los Angeles. Les colons éditent et impriment un hebdomaire, The Altrurian qui décrit les progrès d'Altruria mais se fait aussi l'écho des expérimentations coopératives comme Topolobampo au Mexique, Fairhope en Alabama ou New Australia au Paraguay.

Le travail s'effectue dans une multiplicité de départements : le tissage du coton et de la laine, la forge, la menuiserie, la fabrication de mobilier de bambou, la fabrication de chaises, l'imprimerie, le poulailler, les ruches, l'élevage du bétail, le jardinage... Les Altruriens travaillent dans le département de leur choix le nombre d'heures qu'ils désirent. Ils sont rémunérés en chèque-travail de la colonie qui ont cours dans le magasin communautaire.

Les droits d'admission dans la communauté fixés à 50 $ et les maigres revenus de la production trop dispersée sont insuffisants pour subvenir aux besoins des membres. Les contributions en argent ou en nature des Altruria Clubs représentent une part importante des ressources de la colonie. Les « conseils subalternes » d'Altruria mettent sur pied des entreprises coopératives comme en décembre 1894 l'épicerie du club de San Francisco ou en juin 1895 l'union commerciale (épicerie, boulangerie et laverie) du club d'Oakland.

Malgré le soutien de ses sympathisants, la faiblesse du capital de la colonie et l'indécision de son organisation industrielle ne lui permettent pas de prospérer. En juin 1895, Altruria clôt ses comptes et se scinde en trois unités qui tentent de renouveler l'expérience communale dans les environs : l'une à Santa Rosa, l'autre, forte de 16 membres, à Cloverdale sur une ferme de 30 hectares ; la dernière de 14 membres reste à Altruria où se poursuit l'édition du journal. Les trois groupes disparaissent au bout d'une année.

Témoignages

W. R. Batten fait partie du groupe de Berkeley, fondateur d'Altruria ; il décrit le projet des colonies altruriennes :

« Le projet est de former ce qu'on appelle des conseils subalternes, et quand trois des ces conseils seront établis dans un État, un grand conseil sera constitué. Le grand conseil dirigera la communauté, dans laquelle il n'y aura pas de propriété foncière privée. Le gouvernement sera littéralement celui du peuple, par le peuple et pour le peuple. Tous auront un droit égal au vote, et personne ne travaillera plus de dix heures par jour. Le grand conseil évaluera le travail selon ce qu'il pensera le meilleur.
Par exemple, le prix de deux heures de travail pénible peut être égal à dix heures de travail facile. Si un membre ne respecte pas les règles, il sera mis en cause dans les formes et jugé, et, s'il est reconnu coupable, il sera exclu de la communauté. Personne en sera autorisé à avoir recours au travail salarié, et l'argent n'aura pas cours. Des certificats seront donnés en échange du travail, et ils seront échangeables dans le magasin communautaire contre des marchandises pour satisfaire les besoins individuels. Si le magasin ne détient pas ce qu'une personne désire, de l'or sera donné à la place des certificats, et elle pourra en faire l'achat à l'extérieur. Toute autre affaire traitée avec l'extérieur sera conduite par la communauté elle-même. L'argent reçu de l'extérieur de la vente de produits sera utilisé pour outiller les manufactures et approvisionner le magasin. Tout sera cédé aux consommateurs au prix coûtant réel. »

(« Failure of the Altrurian Colony », The New York Times, 3 mars 1896 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise)


Sources et références

Hine (Robert), California's Utopian Colonies, 1953, p. 101-113.

Fogarty (Robert S.), Dictionnary of American Communal and Utopian History, 1980, p. 90-91, 127 et 217.



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