Ein Harod

Ein Harod, source du kibboutz national.
La « Source d'Harod » est fondée en 1921 par le Bataillon du travail pour abreuver toute la Palestine juive comme une seule et unique commune socialiste.

Le ruisseau de la source Harod · photographie Zoltan Kluger, 1946 · Israel National Photo Collection

En septembre 1921, 74 jeunes gens plantent leurs tentes sur le mont Gilboa près d'une source nommée Harod au nord d'Israël, dans la vallée de Jezréel. Ils appartiennent au Bataillon du travail (Gedud Havoda), une organisation sioniste socialiste formée en Palestine en 1920 pour « la reconstruction du pays à travers la création d'une commune générale de travailleurs juifs sur la terre d'Israël » (Near 1997, I, p. 73). Elle fédère rapidement dans toute la Palestine des groupes itinérants d'ouvriers vivant en communauté et partageant toutes choses. Ils se donnent pour mission de créer les infrastructures de l'État à venir, de participer aux travaux les plus pénibles de construction des routes et des voies de chemin de fer ou d'assèchement des marais. Ils revendiquent aussi la nécessité d'une autodéfense organisée des juifs palestiniens.

À l'inverse des intimistes de la kvoutsa de Degania, les immigrants de la troisième alya, des juifs d'Europe de l'Est fortement influencés par la révolution russe, aspirent à un mouvement de masse. Shlomo Lavi, un vétéran qui a participé à plusieurs expériences communales, convainc le Bataillon du travail de fonder un établissement permanent de grande taille, une grande kvoutsa pouvant répondre aux besoins de la nouvelle immigration et appelée à se développer indéfiniment. Alors que la majorité du Gedud est favorable à la création d'autres communautés succursales pour absorber toute la population juive de Palestine, Lavi préconise de concentrer les efforts sur Ein Harod et préconise de soutenir l'expansion du kibboutz par une économie diversifiée dans les différentes branches de l'industrie et de l'artisanat. Ein Harod se sépare du Gedud.

L'idéologie de la commune intégrale conduit à la création en 1927 du mouvement du Kibboutz Meuhad (Kibboutz unifié). Les communautés adhèrent à l'origine comme de simples filiales de Ein Harod. Centre du plus important mouvement de kibboutzim animé par Yitzhak Tabenkin, une personnalité politique de gauche de premier plan, le prestige de Ein Harod est très grand. Le kibboutz pèse dans les débats qui animent les organisations sionistes sur la Palestine. Pour de nombreux juifs européens, la grande commune socialiste symbolise la Palestine juive toute entière. Selon les mots de Yitzakh Zukermann, un des inspirateurs de la résistance du ghetto juif de Varsovie en 1943, « 90 % des travailleurs et des jeunes tombèrent en luttant avec dans les yeux le rêve de la terre juive d'Israël, la terre d'Israël de Ein Harod et de Mishmar Haemek [le kibboutz du mouvement marxiste Kibboutz Artzi] » (Near 1997, II, p. 43).

En 1930, Ein Harod descend du Mont Gilboa pour s'installer à trois kilomètres sur le flanc sud de la colline Kumi, sur un site mitoyen de celui du kibboutz Tel Yosef fondé également en 1921 par des jeunes du Bataillon du travail. Ein Harod comprend alors 239 membres. Les plans conjoints de Ein Harod et de Tel Yosef ont été dessinés en 1926 par l'architecte-urbaniste allemand Richard Kauffmann. Kauffmann est engagé en 1917 par l'Agence centrale sioniste à Londres en tant que directeur du département d'architecture de la société de développement du territoire de Palestine. Malgré les réticences de l'Organisation mondiale sioniste, l'architecte va dégager une forme originale d'urbanisme du kibboutz, à commencer par Ein Harod pour lequel il travaille dès 1924. Les membres de Ein Harod, pourtant des travailleurs originaires de villages de Russie et d'Europe de l'Est, ont une claire conscience que la nouvelle société du grand kibboutz doit s'accomplir dans des formes matérielles inédites. En février 1924, ils tiennent une réunion : « Le plan doit être flexible, non fermé, et il tiendra compte des 35 à 40 % [du kibboutz] qui n'existent pas encore. Il ne faudrait pas qu'il soit enfermé dans des limites comme Kinneret et Degania » (Bar Or 2010, p. 31). Le modèle de la kvoutsa intime, une ferme repliée sur sa cour centrale où les activités sociales et agricoles sont associées étroitement est rejeté par les partisans de la communauté au développement indéfini. Le 5 mai 1924, Ein Harod adresse à l'organisation mondiale sioniste un programme d'urbanisation : « Notre but dans notre colonie est de vivre la vie d'une grande société, une société du travail qui dépasse la distinction artificielle, nuisible du point de vue humain aussi bien que du point de vue national et économique, entre le travail "purement agricole" et le travail artisanal ou industriel, distinction qui maintient une séparation entre le travail "urbain" et le travail "rural". Nous aspirons à une société qui unisse en elle-même le travail physique et le travail intellectuel. [...] Nous aspirons à vouloir créer dans cette colonie un centre culturel qui répondra à ses besoins culturels et qui concentrera les moyens consacrés à la culture, à l'éducation des adultes et à l'éducation des enfants » (Bar Or 2010, p. 26-27).

L'organisation centrale sioniste, qui contrôle tous les aspects de la colonisation juive en Palestine, est opposée au communisme de Ein Harod, à ses ambitions d'un urbanisme très citadin, au plan ouvert et au béton armé ; elle soutient que le village traditionnel et la ferme familiale sont mieux adaptés à la colonisation. Ein Harod et Richard Kauffmann, dont la méthodologie de planification associe les colons pour pouvoir exprimer l'esprit et la structure sociale de la communauté, parviennent cependant à imposer un plan de grande cité-village inspiré par le mouvement européen des cités-jardins. Dans sa carrière palestinienne, Kauffmann déclinera le modèle de Ein Harod pour 56 kibboutzim. Le plan de la cité nouvelle est rayonnant. Les zones agricoles, industrielles et résidentielles sont clairement articulées et dotées d'une capacité de croissance. Au centre de la cité sont édifiés les grands édifices communautaires : l'assemblée-réfectoire, symbole du kibboutz, qui ferme la perspective de l'avenue principale, les bâtiments de la société des enfants et les équipements culturels (théâtre, bibliothèque, musées). Le Kibboutz Meuhad crée en 1933 sa propre agence d'urbanisme pour développer sa conception du kibboutz au développement illimité, dont l'architecte Samuel Bickels, auteur en 1948 du remarquable musée d'Art de Ein Harod, énonce ainsi les principes : dispersion alliée à la concentration, et urbanisme expansif (nuclear planning) (Bar Or 2010, p. 41).
Lorsqu'en 1951 le premier ministre d'Israël David Ben-Gourion engage Israël aux côtés des États-Unis dans la guerre froide avec l'Union soviétique, le mouvement Kibbutz unifié est partagé. Il est en majorité opposé à Ben Gourion et se réclame du communisme sans choisir pour autant le camp soviétique comme le font les kibboutzim affiliés au mouvement marxiste Kibboutz Artzi. Ein Harod, comme Givat Brenner et d'autres kibboutzim du Kibboutz unifié, se divise brutalement. Des fils de fer barbelés sont installés pour séparer les partis, y compris à l'intérieur du réfectoire. D'une façon inattendue, les questions politiques, auxquelles pourtant la gestion quotidienne du kibboutz est indifférente, font éclater la collectivité : l'aile gauche du kibboutz reste à Ein Harod Meuha, tandis que les membres modérés fondent en 1952 une nouvelle communauté limitrophe, Ein Harod Ihud.

Le kibboutz modèle est organisé comme une communauté égalitaire de propriété (sauf les terres, propriétés du Fonds national juif), de travail et de services dans tous les aspects de la vie sociale et domestique : logement, ameublement, électricité, nourriture (prise en commun au réfectoire), habillement, blanchisserie, transport, santé, éducation (avec la communauté séparée des enfants), sport, culture et distractions. La vie démocratique est réglée par l'assemblée générale des membres (dont la majorité des deux-tiers est nécessaire pour toute nouvelle admission) et les comités spécialisés. Outre l'agriculture (pommes de terre, blé, dates, raisins, olives, élevage de vaches laitières et de volailles, pisciculture et apiculture), Ein Harod a développé des activités industrielles, conformément aux souhaits de Shlomo Lavi. En 2004, Ein Harod compte : une fabrication de meubles en pin, une fabrication de papiers spéciaux, et, réunis dans la société Pladot (créée en 1943) une unité de pasteurisation de jus de fruits, une société de contruction de pièces métalliques et de distributeurs automatiques ainsi qu'une crèmerie.

Ein Harod compte 850 habitants en 2004 puis 716 en 2008. Depuis de nombreuses années, le kibboutz rêvé par les révoltés du ghetto de Varsovie n'incarne plus l'idéal social de la société israélienne. Comme la plupart des kibboutzim d'Israël, Ein Harod fait face à des difficultés économiques, un manque de productivité, un désir d'indépendance de la part de ses membres. En septembre 2009, l'assemblée générale d'Ein Harod vote la privatisation du kibboutz à une majorité de 79 % des 335 membres présents (sur 350 membres) : les membres deviennent salariés du kibboutz, une grille de rémunération est créée, ceux qui travaillent à l'extérieur ne reversent plus leur salaire à la communauté, les services deviennent payants. Ein Harod, icône du mouvement du kibboutz, a rompu avec ses principes fondateurs.

Témoignages

L'anthropologue Henry Rosenfeld donne une description de la culture matérielle du kibboutz Ein Harod en 1973 alors que les règles communautaires se sont déjà assouplies :

« Les vêtements utilisés après le travail, par exemple, sont fonctionnels et simples, d'un style à peu près identique pour toutes les classes d'âge. Le choix pour les adultes est assez large, les achats sont inscrits au budget et sont souvent faits personnellement en ville. Les vêtements des enfants sont coupés et ajustés sur place ; ce sont des uniformes, mais pas trop tristes. L'agencement de la maison et les meubles, pour les célibataires comme pour les couples, sont également fonctionnels et modestes, souvent arrangés avec goût. Les unités [d'habitation] comprennent une ou trois pièces en fonction de la taille de la famille. À Ein Harod, les enfants dorment dans l'appartement des parents entre 6 ans et 15 ans ; avant, ils vivent à la nourricerie, et après 15 ans, ils vivent avec le groupe d'enfants de leur âge. Les logements sont entourés de jardins et de pelouses, et les intérieurs comprennent, en plus du mobilier de base, une kitchenette tout équipée – avec un réfrigérateur électrique, une plaque chauffante et une bouilloire électrique –, une salle de bains et des toilettes, et d'autres choses comme un poste de radio et une bibliothèque.
Chaque membre reçoit périodiquement une allocation de sucre, de confiseries, de savon, d'ustensiles de ménage et d'autres choses de ce genre. Une petite somme est attribuée annuellement pour les dépenses personnelles comme l'achat de cadeaux. Un supplément peut être accordé pour des dépenses de voyage et pour d'autres frais spéciaux. Il y a seulement des différences minimes dans le nombre de choses que détiennent les célibataires et leurs biens personnels ne sont pas nécessairement différents de ceux de nombreux Israéliens de même niveau de vie. Tous ces éléments forment une culture matérielle "personnelle" commune et celle-ci, en retour, a créé un style de groupe. »

(Henry Rosenfeld, « The Culture of a Kibbutz », dans The Kibbutz, 1973, p. 22 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Near (Henry), The Kibbutz Movement. A History, 1997, vol. I, p. 73.

Gavron (Daniel), The Kibbutz: Awakening from Utopia, 2000, p. 44-47.

Bar Or (Galia) [dir.], Kibbutz: Atchitecture Without Precedent, 2010.

Cohen (Amiram), « Iconic Kibbutz Votes to Join Trend of Privatization », Haaretz, 7 septembre 2009, [En ligne], URL : http://www.haaretz.com/print-edition/news/iconic-kibbutz-votes-to-join-trend-of-privatization-1.8368, consulté en août 2012.

Site Internet de Pladot, [En ligne], URL : http://www.pladot.com/, consulté en août 2012.



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