Degania Alef

Sionisme et communisme en Terre promise.
Douze jeunes gens venus de Russie traversent le Jourdain en 1910 et bâtissent sur la frontière syrienne le premier kibboutz d'Israël.

Kibboutz Degania Alef vu du Jourdain · photographie Yaakov Ben-Dov, 1912 · University of Haifa, Younes and Soraya Nazarian Library

Le premier kibboutz (« ensemble » en hébreu), est fondé en 1910 par douze juifs de la deuxième alya (migration des juifs en Palestine avant 1914). En 2010, il existe 270 kibboutzim en Israël, dans lesquels une population de 100 000 personnes réalise 40 % de la production agricole du pays et 9 % de sa production industrielle.

Une poignée de juifs russes sionistes et socialistes (non marxistes) quitte en 1909 le village de Romany, à l'ouest de Moscou, pour fonder une commune agricole en Palestine, alors sous domination ottomane. D'autres, biélorusses comme Yosef Bussel ou ukrainiens comme les Baratz, se joignent à eux sur le bateau qui les emmène, puis dans les colonies juives où ils s'emploient comme ouvriers. Après avoir travaillé dans la ferme d'apprentissage agricole créée par le Bureau de colonisation sioniste à Kenneret sur le lac Tibériade, le groupe part dans le village côtier de Hadera (au nord de Tel Aviv), où il mène une vie collective. Josef Bussel, qui a préféré le sionisme au rabbinat, est sans doute la personnalité dominante malgré son allure chétive et ses 19 ans. La commune de Hadera, ainsi qu'on l'appelle alors, accepte la proposition d'Arthur Ruppin, qui dirige le Bureau de colonisation sioniste de mener une expérience d'exploitation en communauté de 300 hectares de terres acquises par le Fonds national juif en 1908 au sud du lac de Tibériade. Les terres mais aussi les outils et le cheptel sont propriété du mouvement sioniste, qui salarie les travailleurs de la commune de Hadera. En octobre 1910, les douze jeunes gens - dix hommes et deux femmes - traversent le Jourdain et installent un campement près du village arabe de Umm Juni qu'ils baptisent un peu plus tard Degania (les blés). « Nous sommes venus établir une colonie de travailleurs hébreux, sur le sol national, une colonie collective sans exploitant ni exploité, une commune » (Gavron 2000, p. 21), écrivent alors les pionniers qui soulignent les traits marquants de l'idéologie de ces nouveaux juifs de Palestine : nationalisme, communisme et culture du travail. En s'engageant à « faire fleurir le désert » (Gavron 2000, p. 22), ils déclarent leur ambition de sédentariser durablement leur groupe.

En juin 1912, la colonie se déplace au bord du Jourdain, où ils construisent, avec l'aide du Bureau de la colonisation sioniste, les bâtiments connus aujourd'hui sous le nom de Cour des pionniers. Le travail est dur, le climat éprouvant, les conditions sanitaires mauvaises, mais la communauté s'agrandit. Les colons sont au nombre de 50 en 1914. Degania devient une communauté de référence pour le mouvement sioniste. Elle inspire plusieurs colonies dans la vallée du Jourdain. Le collectivisme ne satisfait cependant pas tous ceux qui entrent à Degania. Certains voudraient concilier la nécessité, dans un milieu inhospitalier et hostile, de la communauté de moyens avec leur souhait d'indépendance familiale. Une brouille oppose les fondateurs aux nouveaux venus. Ces derniers vivent séparément et jusqu'en 1923 détiennent dans les livres des comptes individuels de dépenses et de rémunération. Certains quittent Degania et avec d'autres anciens kibboutznikim sont à l'origine des colonies coopératives moshavim.

L'idée que les fondateurs de Degania se font de la communauté est celle de la kvoutsa, le « groupe intime », commune de petite taille, une unité familiale dans laquelle les relations entre personnes sont renforcées. Pendant la première guerre mondiale, l'afflux de réfugiés juifs de la côte dans la région du Lac de Tibériade met à l'épreuve les membres de Degania. En 1917, ils prennent la résolution de limiter la taille de la communauté à quelque deux cents personnes dont l'admission est soigneusement contrôlée. Résolution partiellement mise en œuvre en 1919, quand Degania, qui s'émancipe alors du Bureau de colonisation sioniste, décide de restituer un tiers de son domaine au Fonds national juif et provoque la fondation d'une autre kvoutsa, Degania Bet. Les membres de Degania ne souhaitent pas que les personnes se fondent dans un cadre commun mais qu'elles adaptent ce cadre à leurs besoins et le contrôlent. L'unité de la communauté, l'égalité de ses membres et la participation de chacun aux décision et à l'organisation de la kvoutsa sont facilitées. Le « premier kibboutz » oppose ainsi kvoutsa et kibboutz. Toutefois, la population de Degania excédera la taille de la grande famille par la suite (plus de 500 personnes en 1999).

Le socialisme du kibboutz du Jourdain est pendant longtemps égalitaire : il n'y a pas de hiérarchie entre les membres, pas de privilège, pas de différence sociale entre les sexes, tout travail a la même valeur et il n'y a pas de relation entre la contribution de chacun et la satisfaction de ses besoins. La communauté a cependant dès l'origine recours au travail salarié d'ouvriers non membres de la kvoutsa. Cette « exploitation » cause, à Degania comme dans d'autres kibboutzim, de difficiles cas de conscience. L'égalité pratique des sexes au travail apparaît comme une conquête au sein de la communauté comme le montre l'histoire de Miriam Baratz, l'une des deux pionnières, obligée d'apprendre secrètement les rudiments de la traite des vaches dans un village arabe voisin pour faire la preuve de sa capacité à s'occuper de l'élevage des bovins. La propriété est intégralement collective : les terres, le matériel agricole et industriel, le bétail, le mobilier des habitations, les vêtements. Jusqu'aux années 1950, la communauté pourvoit à toutes choses, la nourriture, le logement, les loisirs, les fêtes familiales ou les affaires personnelles. Elle finance les services collectifs domestiques, d'éducation, de santé et de récréation. Ce n'est qu'au début des années 1960 que les premières allocations personnelles vont être attribuées. Les logements sont individuels mais les repas sont pris en commun dans la grande salle à manger communautaire où se réunit aussi l'assemblée.

Les résolutions des premiers temps de la colonie écartent la possibilité d'affaires privées dans la communauté, y compris pour l'éducation des enfants. Degania pose avant 1914 les principes d'organisation des futurs kibboutzim : coopérative de production, coopérative de consommation et coopérative d'éducation. Cependant, le premier « kibboutz », à la différence de ses successeurs, ne soustrait pas les enfants à leurs parents naturels pour les confier à la garde de la communauté. L'éducation est partagée entre la collectivité et les parents chez qui les enfants continuent à vivre le soir. Les services d'éducation comprennent à l'origine : la nourricerie, l'école maternelle et l'école élémentaire divisée dans les commencements en deux groupes d'âge. Le programme scolaire comprend les matières académiques mais aussi de nombreuses activités artistiques ou sportives. Au début des années 1940, Degania crée une école supérieure d'agriculture. Après la guerre d'Indépendance, l'école devient publique et accueille, de même qu'une nouvelle école technique, les enfants des kibboutzim des environs. La commune n'est pas religieuse et comme la plupart des kibboutzim entend à l'origine se démarquer de l'orthodoxie des anciens, mais elle s'affirme de culture juive, respecte le shabbat et un certain nombre de fêtes et de rites, et engage un professeur d'hébreu moderne avant 1914.

L'assemblée des membres est l'organe principal de la gouvernance de Degania. Tous les sujets y sont discutés. L'assemblée hebdomadaire a lieu le samedi soir. Mais dans les premiers temps, les membres se réunissent aussi tous les soirs pour décider de l'organisation du travail du lendemain. Aux commencements de la kvoutsa, les résolutions sont adoptées sans vote. Elles sont discutées jusqu'à ce qu'un consensus se dégage. La durée des débats, parfois toute la nuit ou plus de 24 heures, et l'augmentation de la population ont fait abandonner cette option démocratique pour celle du vote à la majorité. Il n'y a pas de directeur, mais seulement trois charges électives : le secrétaire, chargé de la convocation de l'assemblée et du fonctionnement des comités, le superviseur de la ferme, coordinateur économique des secteurs agricoles, et le trésorier, économe du kibboutz et responsable des relations extérieures, avec le mouvement kibboutznik en particulier. Ils sont membres de droit du secrétariat élu de la communauté. Les comités élus s'occupent de l'organisation des différents aspects de la vie sociale et économique : urbanisme, logement, jeunesse, personnes âgées, sports, culture, fêtes, événements familiaux, cuisine, éducation, petite enfance, santé, bien-être, concertation, agriculture, industrie, salariés, véhicules... Récemment, le rôle de l'assemblée s'est trouvée considérablement réduit avec la création, sur le modèle des grands kibboutzim, d'un conseil de direction formé par les membres du secrétariat, les responsables des ressources humaines, de la nourriture, de l'éducation et de la santé, le directeur de la branche industrielle et quinze autres membres élus.

Sous le mandat britannique en Palestine (1922-1948), le rôle des kibboutzim dans la construction de l'État d'Israël est déterminant. Degania se retrouve à la frontière de la Syrie sous mandat français. De nombreux kibboutzim sont fondés dans les années 1930 pour préfigurer les frontières du futur État d'Israël. Ils se retrouvent en première ligne pour la défense d'Israël pendant le premier conflit de 1936-1939 avec les Arabes palestiniens et au moment de la guerre d'Indépendance en 1947-1949. En mai 1948, les troupes syriennes qui tentent de pénétrer dans le nouvel État sont repoussées aux portes de Degania par les forces israéliennes aidées de kibboutznikim. Huit membres de Degania meurent pendant l'assaut. Un char syrien immobilisé par les résistants est conservé en trophée sur le domaine de la communauté.

À l'origine, Degania occupe l'ensemble des 300 hectares concédés par le Fonds national juif, mais avec les progrès de la colonisation de la vallée du Jourdain, la communauté doit réduire ses cultures à 150 hectares. Elle dispose d'eau en quantité illimitée et peut irriguer abondamment ses terres pour mener une agriculture intensive. Degania introduit la culture d'avocats et de bananes en Israël, ainsi que celle des dattes, disparue dans la région depuis plusieurs générations. Le kibboutz a un important élevage de vaches laitières et une laiterie moderne développé à l'origine par Miriam Baratz. Degania possède 280 vaches laitières et 200 veaux en 2010 ; la colonie produit 2 840 000 litres de lait par an. Le poulailler du kibboutz est devenu un élevage industriel. Degania est l'un des premiers importateurs de volailles aux États-Unis. Les batteries d'élevage automatisées couvrent 6 500 m². Entre 1960 et 1980, Degania a abandonné pour des raisons économiques plusieurs secteurs d'activité agricole : la pisciculture, la vigne, la culture de roses sous serre, l'apiculture, les légumes. La culture du coton et des arbres fruitiers a été arrêtée plus récemment. En 1968, Degania crée sa première entreprise industrielle, une usine de fabrication d'outils de coupe diamantés pour les pierres et les métaux durs. Tool Gal Degania Diamond Industrial Tools Ltd est une société de type capitaliste qui est cependant la propriété intégrale du kibboutz Degania ; elle emploie une centaine de personnes, dont 30 kibboutznikim. Plusieurs petites sociétés privées sont aujourd'hui en activité dans le kibboutz.

En 2007, Degania a entamé, comme beaucoup d'autres kibboutzim depuis la fin du XXe siècle, un processus de privatisation. Au bord du Jourdain comme ailleurs en Israël, des motifs économiques, mais aussi l'émoussement de l'esprit communautaire, la remise en cause des vertus du communisme, la perméabilité des colonies aux attraits de la société capitaliste, l'affaiblissement du prestige des kibboutzim dans la construction de la nation ont conduit à cette évolution du mouvement kibboutznik. Degania ne maintient plus qu'un petit nombre de services communs et la vie communautaire a perdu de sa vigueur, ce que symbolise la fermeture de la salle à manger les soirs de semaine.

Témoignages

Aliza Shidlovsky est une jeune fille de 18 ans lorsqu'elle tente (sans succès) de devenir membre de Degania vers 1913 :

« Lorsque les membres ne quittaient pas la grange après le dîner, ils s'asseyaient autour de la table, pour bavarder un peu et surtout chanter. Jamais depuis cette époque, je n'ai entendu chanter comme ça. C'était l'échappatoire des sentiments de solitude et d'exil éprouvés par ce petit groupe (nous étions 24 en tout) et par chacun de nous individuellement. Nous n'avions de relations régulières avec aucune autre colonie, le journal (le bimensuel Hapoel Hatzair*) nous parvenait rarement, et les quelques livres que les gens avaient apportés avec eux restaient enfermés dans leurs valises. Le sentiment qui prédominait était celui d'être coupé de l'Europe, du monde, de votre existence antérieure, et d'être entouré par un vide dont vous deviez vous remplir. Le chant traversait tous les doutes, toutes les craintes que le jour qui passait n'aurait pas de lendemain. Souvent le chant finissait en une hora** aussi étrange, jusqu'à l'évanouissement. Plus d'une fois, j'ai vu Y. K. s'effondrer épuisé sur un banc après la hora. Bussel perdait connaissance et devait être emmené hors du cercle. Ce n'était pas seulement une danse, c'était un cri sans voix, la catharsis de tout ce qui s'était accumulé dans les cœurs. »

(Aliza Shidlovsky, citée dans Near (Henry), The Kibbutz Movement. A History, 1997, vol. I, p. 40 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)

* Le journal du premier parti socialiste sioniste de Palestine, Hapoel Hatzaïr, non marxiste
** Danse populaire en cercle introduite par les juifs roumains en Palestine.


Yosef Bussel, l'un des fondateurs de Degania et le leader intellectuel de la kvoutzat à ses débuts, pose en 1916 le principe de l'éducation communautaire des enfants à l'occasion de la première naissance dans la colonie du lac de Tibériade :

« L'éducation des enfants n'est pas de la seule responsabilité des mères mais de l'ensemble des travailleurs. La question primordiale, c'est de préserver le principe de coopération dans toutes choses. Il ne saurait y avoir de possession personnelle, car la propriété privée s'oppose au travail en coopération. Ainsi, les frais de l'éducation des enfants doivent certainement être prélevés sur le fonds commun, puisque dans la vie communautaire, toutes les dépenses sont faites en commun, et personne ne peut en être dispensé pour la seule raison qu'il n'a pas d'enfant. »

(Yosef Bussel cité dans Near (Henry), The Kibbutz Movement. A History, 1997, vol. I, p. 50 ; traduction del'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Near (Henry), The Kibbutz Movement. A History, 1997, vol. I, p. 7-57.

Gavron (Daniel), The Kibbutz: Awakening from Utopia, 2000, p. 15-42.

Site Internet du kibboutz Degania Alef, URL : http://www.degania.org.il/, consulté en décembre 2011.

« Kibbutz », Wikipedia, [En ligne], URL : http://en.wikipedia.org/wiki/Kibbutz, consulté en décembre 2011.



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