Beit Alfa

Mystique et marxiste : paradoxe de Beit Alfa.
Le premier kibboutz des jeunes sionistes marxistes naît en 1921 de l'expérience communautaire exaltée de 27 personnes en plein désarroi psychologique.

Le kibboutz Beit Alfa · © photographie Sharli Cohen, 2012

Beit Alfa est le premier kibboutz fondé par des membres du Hashomer Hatzair (« La jeune garde »), l'organisation internationale de jeunesse sioniste et socialiste-marxiste créée en Pologne en 1913. Les membres du Hashomair Hatzair commencent à émigrer en Palestine au début de la troisième alya en 1918. Ils sont environ 400 en 1919. Ils ont en commun un esprit et même une façon de parler singuliers. Ils ont une aspiration à une vie sociale et culturelle qui serait le prolongement de l'expérience de leur mouvement de jeunes. Les jeunes du Hashomer Hatzair sont épris de simplicité et d'égalité et cultivent l'esprit de camaraderie ; ils partent en randonnée, campent à la belle étoile, passent la nuit à discuter, à chanter et à danser. En Palestine, ils se joignent aux groupes nomades de vétérans qui travaillent à la construction des routes et autres infrastructures, mais restent à l'écart du mouvement travailliste et n'adhèrent à aucun parti.

Un petit groupe de migrants du Hashomer Hatzair passe neuf mois en 1920-1921 dans la colonie de travailleurs de Beitania Alef, sur une colline au-dessus du lac de Tibériade, pendant lesquels ils sont employés à divers travaux agricoles dans la région. L'expérience communautaire est vécue dans une atmosphère quasi mystique par vingt-sept des jeunes gens qui rassemblent leurs impressions dans un recueil publié en 1922 sous le titre « Notre communauté » : « Oh, comme c'était beau quand nous prenions tous part aux discussions, écrira l'une des quatre filles du groupe. Des nuits à se chercher l'un l'autre, c'est pour ça que j'appelle ces nuits des nuits sacrées. Pendant les moments de silence, il me semblait que de chaque cœur sortirait une étincelle et que ces étincelles s'uniraient en une grande flamme traversant le ciel. [...] Il y avait d'autres nuits : des nuits de cris, d'enthousiasme et de sauvagerie. Un feu brûle au centre de notre camp, et sous l'influence de la hora [danse en cercle], la terre pousse en rythme des gémissements accompagnés par des chants sauvages » (Gavron 2000, p. 45).

Les jeunes gens désirent prolonger l'expérience de Beitania Alef, qu'un de ses anciens membres a pu comparer à un « monastère isolé de quelque secte ou ordre religieux » (Gavron 2000, p. 45), dans une colonie sédentaire, kvoutsa ou kibboutz. En 1921, les membres de « Notre communauté » quittent leur colline et se joignent à d'autres migrants pour travailler à la construction de routes dans la région de Haïfa jusqu'à leur installation en 1923 dans la vallée de Jezréel, au pied du mont Gilboa, où s'est déjà installé le kibboutz Ein Harod. La naissance de Beit Alfa est un véritable paradoxe : le premier kibboutz du mouvement se réclamant du « socialisme scientique » commence dans une ferveur émotionnelle intense. Dans les communautés qu'ils forment en Palestine – les kibboutzim affiliés à partir de 1926 au Kibboutz Artzi –, les membres du Hashomer Hatzair s'efforcent de se libérer des structures sociales traditionnelles. De la famille dont ils cherchent à minimiser l'influence sur l'organisation communautaire, ou de la division des sexes. L'esprit du Hashomer Hatzair influence profondément la conception que le Kibboutz Artzi se fait de l'éducation et de la place de l'enfant dans la communauté. Après la naissance, les enfants du kibboutz sont pris en charge par la collectivité entière, ils vivent séparément de leurs parents. Les jeunes mères viennent allaiter les nourrissons dans la maison des enfants qui, lorsqu'ils sont plus grands ne passent que deux heures par jour avec leurs parents. Le kibboutz Beit Alfa précède celui de Mishmar Haemek dans l'expérimentation de la nouvelle structure sociale.

Le kibboutz croît rapidement de façon importante, vraisemblablement grâce au recrutement du Hashomer Hatzair. À la fin de 1923, Beit Alfa comprend 120 membres. Sa population dépassera 800 personnes à son apogée (Gavron 2000, p. 45). En 1925, l'architecte moderniste autrichien Leopold Krakauer (1890 - 1954) est appelé par le Kibboutz Artzi à Beit Alfa. Selon la méthode d'urbanisme mise en œuvre par Richard Kauffmann dans le kibboutz voisin de Ein Harod, Krakauer consulte la communauté pour élaborer ses plans, processus démocratique dont rend ainsi compte un membre de Beit Alfa : « Ainsi, un jour, comme résultat de nombreuses discussions et délibérations, [l'architecte Krakauer] apporte un dessin [...]. Avec ce dessin, il tentait de résoudre la question du quartier d'habitation du kibboutz, qui serait très différent de tout autre, en prenant la forme d'une maison communale, une construction de plusieurs étages [...]. Le concept exprimé dans ce dessin est remarquable, notamment parce que le kibboutz n'est pas seulement un endroit où les gens vivent, travaillent [...], et ça c'est un château qui se dresse tout droit et avec fierté au milieu de ce qui l'entoure, l'incarnation d'un concept social particulier, celui d'un mode de vie unique, celui du désir de donner à la vie communautaire de l'homme une nouvelle image » (Chyutin 2007, p. 90-93). Le palais communautaire imaginé par Krakauer selon le souhait des membres du kibboutz pour intégrer logements, ateliers, salles communes et services collectifs ne sera pas réalisé. La grande majorité des kibboutzim adoptent le type de la maison individuelle ou du petit ensemble d'appartement, plus aisés à édifier au fur et à mesure du développement du kibboutz, avec au centre de grands bâtiments communautaires séparés. Krakauer est chargé de la construction en 1930 de l'impressionnant réfectoire en béton de Beit Alfa. Le grand architecte israélien Arieh Sharon (1900 - 1984), immigrant polonais du Hashomer Hatzair, conçoit en 1948 la société des enfants ou « mini kibboutz » des jeunes de Beit Alfa, une des concrétisations du nouvel ordre social des kibboutzim Artzi.

Si les origines du premier kibboutz marxiste sont paradoxales, la source de sa prospérité dans la seconde moitié du XXe siècle ne l'est pas moins. En 1966, Beit Alfa fonde l'usine Beit Alfa Technologies, devenue une société privée détenue par le kibboutz, spécialisée dans la fabrication de véhicules blindés anti émeutes armés de canons à eau. Les clients de B.A.T. Ltd sont les forces de sécurité, de police ou de l'armée des gouvernements dans le monde. Dans les années 1980, à la faveur du rapprochement d'Israël avec l'Afrique du sud, le kibboutz a vendu des équipements au gouvernement pro-Apartheid de ce pays pour la répression des émeutes des cités noires.

Témoignages

David Horovitz a été membre du groupe de Beitania Alef, fondateur du kibboutz Beit Alef, avant de devenir gouverneur de la Banque d'Israël. Il revient sur l'état d'esprit de la communauté de la colline au-dessus du lac de Tibériade, qu'il décrit comme « un monastère isolé de quelques secte ou ordre religieux » :

« Notre rituel était celui de la confession publique, celui qui fait souvent penser aux tentatives des mystiques religieux pour accepter en même temps à la fois Dieu et le Diable. Souvent, il nous semblait que nous n'avions rien à voir avec un kibboutz de pionniers et de travailleurs ; nous étions un ordre de chevaliers de l'esprit, souffrant non seulement de douleurs physiques, mais aussi de torture mentale, constamment à la quête de quelque chose et sans boussole pour nous guider.
Nous tous qui vivions sur ce sommet, nous ne pourrons jamais oublier l'expérience magnifique qui est pour toujours gravée dans nos cœurs. C'étaient des jours remplis de beauté, de l'innocence de la jeunesse et de la magie de l'amitié, de la quête de la vérité et d'un nouveau mode de vie. »

(David Horovitz, cité dans Gavron (Daniel), The Kibbutz: Awakening from Utopia, 2000, p. 45 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Lilker (Shalom), Kibbutz Judaism: A New Tradition in the Making, 1982, p. 38-42.

Near (Henry), The Kibbutz Movement. A History, 1997, vol. I, p. 74-75, 241.

Gavron (Daniel), The Kibbutz: Awakening from Utopia, 2000, p. 44-46, 161-163.

Chyutin (Michael) et Chyutin (Bracha), Architecture and Utopia. The Israeli Experiment, 2007, p. 90-103.

McGreal (Chris), « Brothers in Arms: Israel's Secret Pact with Pretoria », The Guardian, 7 février 2006, [En ligne], URL : http://www.guardian.co.uk/world/2006/feb/07/southafrica.israel, consulté en août 2012.

Site Internet de Beit Alfa Technologies Ltd, [En ligne], URL : http://www.bat.co.il/about.htm,consulté en août 2012.



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