Los Horcones

Un laboratoire social.
La communauté de Los Horcones, créée en 1973 au Mexique, revendique le titre de première expérience conduite scientifiquement d'après les principes de B. F. Skinner, figure de la psychologie comportementaliste et auteur d'un fameux roman utopique, Walden Two.

Expérience de B.F. Skinner sur le comportement d'un rat dans la Skinner Box à l'université d'Harvard · photographie Nina Leen, 1964 (détail) · © Time & Life Pictures / Getty Images

En 1973, un groupe de six psychologues et un enfant s'installent au nord du Mexique sur un domaine isolé de vingt hectares en périphérie de Hermosillo pour fonder un centre d'éducation pour enfants autistes. Le groupe comprend deux couples – Juan et Mireya Robinson avec leur enfant et Ramon et Linda Armendariz – et deux hommes célibataires. Ils projettent ensuite de faire de Los Horcones une communauté de vie dans laquelle ils feraient l'expérience sur eux-mêmes des méthodes de « conditionnement opérant » du psychologue du comportement Burrhus Frederic Skinner. Dans son roman utopique Walden Two (1948), Skinner imagine une communauté rurale de 1 000 personnes gouvernée par un conseil de planificateurs contrôlant de façon expérimentale le comportement des individus pour former une société autogérée, coopérative, autosuffisante, pacifique et écologique. Skinner a songé à rejoindre Los Horcones avant sa mort en 1990.

Plutôt que transposer Walden Two, les membres construisent leur communauté par tâtonnements, utilisant comme ligne directrice les résultats de l’analyse expérimentale des comportements. La communauté n'est pas selon eux basée sur le roman de Skinner, mais sur la science sur laquelle le roman est basé. « Nous avons une approche expérimentale de la construction d'une communauté, basée sur nos pratiques (éducation, économie, famille, gouvernement), sur la recherche scientifique, et pas sur nos croyances personnelles. [...] Nous sommes une communauté Walden 2 au sens où nous appliquons les principes comportementalistes à notre vie quotidienne pour faire l'apprentissage des comportements communautaires » (Communities Directory, « Communidad Los Horcones »), annoncent les membres de Los Horcones, peu diserts sur leurs pratiques. Le nom de Los Horcones – mot espagnol désignant un pilier, élément qui se retrouve dans l’architecture de la communauté – résume également l’intention des fondateurs : édifier les bases d’une nouvelle société. D'après Juan Robinson, Los Horcones transpose à l'échelle sociale la boîte expérimentale de Skinner mise au point par le psychologue de Harvard pour étudier le comportement des rats. Il s'agit d'accroître les comportements coopératifs et de diminuer les comportements compétitifs, de faire disparaître la propriété privée en augmentant les comportements de partage, de développer les comportements pacifistes pour contrôler l'agressivité, et d'augmenter les comportements égalitaires. L'analyse du comportement est enseignée à tous les membres de la communauté, adultes et enfants, y compris les enfants autistes et les enfants séjournant en camp d'été. Chacun apprend à tenir un journal d'analyse de son comportement.

À la fin des années 1970, l’explosion de la population d’Hermosillo entraîne l’expansion de la ville : divers bâtiments, des magasins, des routes commencent à encercler Los Horcones. Les vols et la délinquance perturbent le mode de vie de la communauté, qui décide en 1980 de s’établir ailleurs, sur son site actuel, dans une zone plus isolée du désert de Sonora, à environ une heure de route d’Hermosillo.

Le déplacement forcé de Los Horcones a des avantages. L’autosuffisance est rendue plus facile par l'acquisition d'une propriété de 97 hectares à bas prix. Les membres peuvent maintenant exercer des activités variées comme la culture d’un jardin, l’élevage du bétail et la construction d’une fromagerie et d’une boulangerie. La communauté tente de transformer ce coin de désert en une oasis de verdure. Elle creuse un réservoir d’eau potable et acclimate des citronniers qui donnent suffisamment d’ombre pour permettre à l’herbe de pousser et pour développer l'élevage des vaches et des chevaux. Le jardin fournit des légumes frais, qui complètent les denrées achetées à Hermosillo. Le domaine est équipé de bâtiments communautaires, parmi lesquels un réfectoire, une buanderie, une salle de conférences, deux écoles, une salle de télévision, des granges, une fromagerie, une boulangerie, deux bibliothèques (générale et comportementaliste) et des logements individuels. Les bâtiments sont soigneusement nettoyés et entretenus. De petites allées piétonnes, éclairées la nuit, relient les bâtiments les uns aux autres.

La propriété est collective ; les membres peuvent posséder des objets personnels mais pas d'argent. La monnaie n’est utilisée que pour les échanges avec le monde extérieur. Les membres travaillent 8 heures par jour à la culture des jardins organiques, à l'élevage, à l'éducation, aux constructions, à l'analyse des comportements et aux tâches domestiques. Le travail n'est pas réparti selon le sexe. Les ressources extérieures de la communauté sont la vente de produits alimentaires naturels dans la proche ville d’Hermosillo, les frais de scolarité de l’école d’éducation spécialisée, les camps d'été et l'activité de consultant. Sur le mode de Walden Two, les différents départements sont gérés par des coordinateurs renouvelés tous les 18 mois et un système de crédits de travail permet de comptabiliser l'activité de chaque membre. Chacun peut choisir sa tâche selon ses goûts et comme à Twin Oaks, la flexibilité des horaires de travail est l’un des aspects les plus appréciés de ce système. La survie économique de Los Horcones semble assurée, car l’origine sociale assez aisée des fondateurs leur a permis d’acheter une propriété suffisamment vaste pour héberger la communauté et poursuivre le projet de l’école, et leur caractère industrieux leur a permis de se maintenir à flot. Bien que géographiquement isolée, Los Horcones tente de maintenir des contacts et de bonnes relations avec son voisinage. Chaque jour, deux bus Volkswagen prennent la route vers Hermosillo pour y vendre le surplus d’aliments diététiques et pour effectuer différentes courses (acheter des produit d’épicerie, aller à la poste, passer des appels téléphoniques, etc.).

La communauté compte aujourd'hui 24 membres. Los Horcones opte pour une croissance graduelle et maîtrisée. La communauté est très sélective dans le choix de nouveaux membres. Le noyau originel n’accepte que des personnes adeptes du comportementalisme. Il semble que l’influence du groupe fondateur ait été déterminante à tous les stades de développement, ce qui peut expliquer qu'il n’y ait jamais eu de conflits, de luttes de pouvoir ni de confusions liées à des divergences idéologiques à Los Horcones. Le modèle de gouvernance de la communauté évolue de la démocratie (dont se méfiait aussi Skinner) à une « personnocratie » après que les membres aient constaté que la majorité ne prend pas toujours les décisions les plus adéquates et que les minorités sont insatisfaites des décisions non prises à l'unanimité. Ils privilégient donc un processus de décision par consensus, susceptible de développer la participation active de chacun et les relations interpersonnelles, ainsi que la recherche collective de solutions aux problèmes rencontrés. La structure sociale de Los Horcones, traditionnelle par certains aspects (couples monogames hétérosexuels) est en partie innovante : la famille est ouverte à l'ensemble de la communauté dont tous les membres apparaissent comme parents aux yeux des enfants.

L’intention comportementaliste très forte de Los Horcones se perçoit surtout dans les pratiques éducatives. L’éducation est vue comme un processus qui se poursuit tout au long de la vie de l’individu. Les membres de la colonie pensent que « le changement social est atteint lorsque chacun a accompli un changement individuel ». À Los Horcones, il y a l’école pour enfants autistes et surtout l’éducation des propres enfants des membres. L'enseignement est destiné à permettre à l’enfant d’acquérir la confiance pour échanger avec son environnement et acquérir un comportement social acceptable. Les enfants doivent effectuer des missions très simples, mais ne sont pas punis lorsqu’ils les remplissent mal. Les comportements indésirables sont simplement ignorés. Quand les enfants ont accompli leur mission, ils sont récompensés par des compliments, des câlins, des friandises, etc. En plus de cette atmosphère d’enseignement par « renforcement », basé sur la récompense, un enfant autiste à Los Horcones ne sera pas moqué ou traité de manière irrespectueuse. La pédagogie évoque la formation éthique (« ethical training ») des enfants dans Walden Two. L’enseignement pour les enfants autistes se fait dans des bâtiments spécialement conçus pour eux. Les enfants sont issus de familles vivant dans le nord du Mexique, qui rentrent chez eux le week-end ou pour les vacances. Les enseignants développent généralement des relations privilégiées avec les enfants dont ils s’occupent, fondées sur la gentillesse, la patience et le respect. L'échelle réduite de la communauté leur a permis de le faire avec un succès surprenant. Les enfants considèrent tous les adultes qui les ont élevés comme leurs parents, et les adultes ne préfèrent pas leurs enfants biologiques aux autres. Cela correspond à ce que Skinner propose de manière théorique avec le « community love ». L’atmosphère d’amour et de bienveillance qui règne à Los Horcones impressionne les visiteurs.

Les enfants des membres sont au centre de l’attention de la communauté. Ils ont leurs propres chambres, font leur part du travail, prennent part aux décisions, et enrichissent la vie sociale de la communauté. En grandissant, ils vivent tous ensemble dans la « children’s house ». Mais les enfants de la deuxième génération ont des amis en ville, où ils se rendent, regardent la télévision et écoutent de la musique actuelle afin d'être à même d'analyser les avantages et les inconvénients du monde extérieur.

Témoignages

Le leader de la communauté Juan Robinson, explique que Los Horcones est conçu comme un laboratoire qu'il compare à la boîte ou chambre de Skinner avec laquelle le psychologue étudiait le comportement des rats à Harvard :

« Los Horcones, cependant, construit toujours sa chambre après 26 ans d'existence. C'est Skinner lui-même, et non les rats, qui a construit la chambre. À Los Horcones, c'est nous qui la construisons. Skinner y avait placé un levier, une lumière et un distributeur de nourriture. Il allumait la lumière et déclenchait le distributeur. Les rats voyaient seulement la lumière et pressaient le levier. Dans le cas de Los Horcones, nous avons installé un grand nombre de lumières, de leviers et de distributeurs. C'est nous qui allumons et éteignons la lumière, manipulons les leviers et actionnons les distributeurs. Nous faisons tout en pratique. Skinner restait en dehors de la chambre expérimentale – c'est-à-dire en dehors de celle qu'il avait construite. À Los Horcones, nous vivons dans la chambre tout le temps. »

(Robinson (Juan), « Western Cultural Influences in Behavoir Analysis as seen from a Walden Two », Behavior and Social Issues, 11, 2002, p. 205 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Les valeurs conservatrices de la communauté ne sont apparemment pas soumises au débat et ne peuvent pas être remises en cause, comme le remarque Richard Graham de la Dandelion Community (Canada) lors d’une visite :

« Je me souviens de ce type qui s’est levé pendant une réunion à Los Horcones pour parler de la question du sexe. Je crois que Juan était en train de parler des relations monogames dans la communauté, et certains des Américains le contestaient là-dessus. Juan était vraiment sur la défensive, disant que nous ne devions pas parler de cela, que nous devions plutôt parler de l’analyse comportementale plutôt que de parler de qui couchait avec qui.
Je pensais qu’il s’agissait de l’un des changements sociaux prônés par la communauté... Vous savez, si on a deux adultes consentants tout va bien. Mais je pense qu’à Los Horcones, on tenait particulièrement à la monogamie, et je crois que cela vient de leur culture, l’arrière-plan catholique. »

(Richard Graham, entretien avec Hilke Kuhlmann du 24 juillet 1998, dans Kuhlmann (Hilke), Living Walden Two, B. F. Skinner's Behaviorist Utopia and Experimental Communities, 2005, p. 135-163 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Kat Kinkade, la fondatrice de la communauté « Walden Two » de Twin Oaks, visite la communauté de Los Horcones dans les années 1980 :

« Je pense que tout s’articule autour de ce sujet [du behaviorisme], [mais] il n’y a qu’à entendre ce que Juan [Robinson] dit... Toutes leurs idées viennent des théories behavioristes de Juan... Je ne pense pas que ce genre de groupe puisse attirer des esprits actifs sur le plan théorique. Je crois que c’est typique : ils ont un théoricien sur place, alors la plupart des gens réfléchissent en fonction de ce que cette personne pense, et s’il y avait deux théoriciens, la communauté finirait sans doute par se scinder en deux. C’est comme ces cellules qui ont deux noyaux, elles ont tendance à s'étirer de plus en plus de part et d’autre, jusqu'à ce qu'elles craquent au milieu. Je suis très attirée par Juan en tant que personnalité et en tant que penseur... mais je pense qu’au fond il voudrait être seul [à vivre à Los Horcones], car si je venais à m’opposer à lui, à qui pourrais-je parler ? »

(Kathleen Kinkade, entretien avec Hilke Kuhlmann du 10 avril 1995, dans Kuhlmann (Hilke), Living Walden Two, B. F. Skinner's Behaviorist Utopia and Experimental Communities, 2005, p. 157 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


DANS LA BOÎTE DE SKINNER

Machine éducative électronique
Plastique, carton · États-Unis, Coleco, 1980


Le psychologue B. F. Skinner avance que les techniques de conditionnement opérant expérimentées sur les rats ou les pigeons peuvent s’appliquer au renforcement des comportements humains souhaitables. La « machine à apprendre » qu’il développe dans les années 1950, prototype de nombreuses machines éducatives, en est un exemple. Comme Skinner le suggère déjà dans sa fable Walden Two (1948), la bonne société est affaire d’apprentissage des bons comportements.
La communauté de Los Horcones se décrit comme une « boîte de Skinner » (construite par eux-mêmes, à la différence des rats) ou une machine à apprendre : « Nous sommes une communauté Walden Two au sens où nous appliquons les principes comportementalistes à notre vie quotidienne pour faire l’apprentissage des comportements communautaires » (Communities Directory, 2013).


Expérience de B.F. Skinner sur le comportement d’un rat dans la Skinner Box à l’université d’Harvard
Photographie Nina Leen, 1964 © Time & Life Pictures / Getty Images



Sources et références

Robinson (Juan), « Western Cultural Influences in Behavoir Analysis as seen from a Walden Two », Behavior and Social Issues, 11, 2002, p. 204-212.

Kuhlmann (Hilke), Living Walden Two, B. F. Skinner's Behaviorist Utopia and Experimental Communities, 2005, p. 135-163.

Dorna (Alexandre), « Comportementalisme et organisation sociale : Skinner et l'utopie », 10 juillet 2005, [En ligne], URL : http://liberalisme-democraties-debat-public.com/article.php3?id_article=28, consulté en décembre 2011.

Communities Directory, [En ligne], URL : http://directory.ic.org/715/Comunidad_Los_Horcones, consulté en décembre 2011.



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