Free Acres · Stelton · Mohegan · Mount Airy.
L’anarchiste Harry Kelly a la passion des communautés. Co-fondateur de la célèbre Modern School de Stelton, il lance en 1924 une nouvelle colonie éducative au bord du joli lac de Mohegan.
La Mohegan Colony est fondée en 1923 à l'initiative de l'anarchiste Harry Kelly, ancien membre de Free Acres et un des fondateurs de la colonie de Stelton : « Kelly avait une passion pour organiser des colonies. Et vers la fin de sa vie, il commença même d'en projeter une pour les vieux anarchistes. Il était capable de commencer des colonies parce que les gens avaient confiance en lui, mais une fois qu'une colonie était en marche, il se lançait dans son projet suivant », observe Eva Brandes, membre de la colonie (Avrich 2005, p. 280). Dès 1925, Kelly s'engage en effet dans une nouvelle aventure, Mount Airy à Harmon (New York).
Le projet de Mohegan Colony est comparable à celui de Stelton : une communauté de familles indépendantes réunies autour d'une école libertaire. Mais l'environnement de Mohegan est plus riant et la colonie est plus aisée. En attendant de pouvoir construire leur logement particulier, les premiers colons vivent ensemble dans une grande maison transformée par la suite en « Living House » pour les pensionnaires de Mohegan Colony. En 1924, Jim et Nelly Dick sont appelés de Stelton pour venir diriger l'école et installer le pensionnat des élèves dont les familles ne résident pas dans la colonie. À la fin des années 1920, Mohegan couvre 180 hectares divisés en parcelles privées sur lesquelles se sont installées 300 familles. Les Moheganites sont d'origines diverses : quelques Français, des Finlandais, un gros contingent de Russes - juifs ou non juifs - et des Américains. Certains se rendent à New York (à environ 70 km) pour travailler, d'autres ne séjournent à Mohegan que pendant l'été. Un comité d'admission veille en principe à écarter de la colonie les gens aisés d'une part et les communistes de l'autre, mais avec le temps, ces derniers sont nombreux à en faire partie.
Vers 1930, des querelles éclatent entre les anarchistes et les communistes qui ne partagent pas l'idéal d'une éducation libertaire et veulent seulement une école progressiste avec un personnel qualifié. Après la seconde guerre mondiale, la traque des communistes aux États-Unis a des répercussions à l'intérieur de Mohegan. Des bandes du voisinage rôdent dans la colonie à la recherche de communistes. Ceux-ci s'arment à leur tour. C'est le règne de la terreur qui culmine en août et septembre 1949 avec les émeutes anti-communistes-noirs-juifs de Peekskill, aux portes de la colonie. Les anarchistes décident ensuite de se séparer des communistes.
Ben Lieberman a enseigné dans l'École moderne de Stelton. Au début des années 1930, il vient à Mohegan :
« L'école était au centre des choses. L'idée était de modeler un homme nouveau. L'homme était intrinsèquement bon ; il était corrompu par son environnement : dans leur conception de la nature humaine, les anarchistes étaient des environnementalistes absolus et complets. C'est l'environnement capitaliste et étatique qui rend l'enfant mauvais. Si l'enfant y est soustrait, alors sa bonté s'exprimera. D'où les colonies et les écoles libres. Elles n'étaient pas des expériences éducatives, mais des articles de foi. Les colons aspiraient à être des utopistes, non des expérimentateurs. Leur action était fondée sur une théorie de l'homme et de la société, et l'éducation en découlait. Le mouvement progressiste était essentiellement de classe moyenne, tandis que l'éducation libertaire était essentiellement un mouvement de la classe des travailleurs. Mohegan mettait l'accent sur le premier et Stelton sur le second. Ce qui est intéressant, c'est comment elle survit, cette idée des colonies.
Une chose frappante, c'était qu'il y avait très peu d'enfants victimes des autres. Les enfants étaient plus gentils, plus généreux. Le seul mongolien de Mohegan n'a jamais été brimé. Les enfants qui, dans l'école publique, auraient été l'objet de plaisanteries et de brimades grossières, lourdes et déplacées étaient appréciés et bien traités. Pour certains enfants, bien sûr, ce ne fut pas une période heureuse, mais la plupart aimaient l'école. Et globalement, les résultats n'étaient guère différents de ceux des autres écoles, sauf que les enfants grandissaient un peu plus humains, avec un peu moins de préjugés, un peu plus à l'aise dans la conversation, plus agréables, plus gentils, plus doux encore aujourd'hui. »
(Ben Lieberman, entretien du 28 avril 1972, dans Avrich (Paul), Anarchist Voices: an Oral History of Anarchism in America, 2005, p. 268 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
Jacques Dubois est un anarchiste français émigré en 1910 à New York. Comme une demi-douzaine de Français, il se joint à la colonie de Mohegan, où il enseigne la menuiserie aux enfants de l'école. Il vit encore à Lake Mohegan dans les années 1970 :
« L'école de Mohégan était meilleure que celle de Stelton. Je voulais une école libertaire pour mes enfants ; j'ai rempli les fonctions d'archiviste et j'ai été membre du conseil d'administration. Tous nos enfants se plaisaient à l'école, ils l'aimaient. J'ai vécu l'anarchisme. C'est ce que je voulais – et ne pas attendre d'être mort. Je suis content. Je n'ai jamais été aussi heureux qu'à la colonie. Mais lorsque la valeur des propriétés augmente et que les gens font de l'argent, l'esprit disparaît, le mouvement décline. L'anarchisme était un mouvement d'immigrants pauvres. Dès que les enfants ont fait de l'argent, ils ont quitté l'anarchisme. »
(Jacques Dubois, entretien du 19 septembre 1972, dans Avrich (Paul), Anarchist Voices: an Oral History of Anarchism in America, 2005, p. 260 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
Lydia Miller née Gordon est la fille d'un immigrant juif de Lituanie. Elle a vécu à Stelton puis à Mohegan :
« Les années passant, Mohegan changea, bien sûr, même si les garçons des environs traversaient toujours la colonie à la recherche de filles de « l'amour libre ». Sous l'effet de la deuxième guerre mondiale, beaucoup d'anarchistes se tournèrent vers leur héritage juif ; à ce moment-là Gordon pensait que c'était seulement une guerre. Maintenant, Mohegan n'est rien qu'une communauté de classe moyenne de banlieue, avec de jeunes cadres d'IBM. Les maisons sont toutes décorées à Noël. Le jour où j'ai vu un homme lire le Daily News, j'ai compris que la colonie était finie. »
(Lydia Miller, entretien du 12 février 1972, dans Avrich (Paul), Anarchist Voices: an Oral History of Anarchism in America, 2005, p. 274 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
Avrich (Paul), The Modern School Movement: Anarchism and Education in the United States, 1980.
Avrich (Paul), Anarchist Voices: an Oral History of Anarchism in America, 2005, p. 269, 280-281.