BANCS D'UTOPIE / WE SIT TOGETHER / FRANCIS CAPE
Longévité d'un chêne double.
À la différence des communautés hippies, Twin Oaks se dote d’un règlement et définit des modalités de gouvernance. Elle existe depuis 1967.
Le 16 juin 1967, huit adultes s'installent dans le comté de Louisa en Virginie pour mettre en pratique l'idéal communautaire décrit par le psychologue comportementaliste Burrhus Frederic Skinner (1904-1990) dans la fiction Walden Two, une alternative expérimentale à l'American way of life. L'idée est d'organiser et de promouvoir une société autosuffisante, écologique, non violente et positivement stimulante pour les individus, fondée sur la coopération et la modification des comportements dans un environnement aménagé dans cet objectif. La principale figure du groupe est Kathleen Kinkade, une jeune femme de 37 ans d'origine modeste, peu encline à la rébellion libertaire des fils et filles de bonne famille. Elle a fait une première expérience en 1965 à Walden House, une maison de sept chambres à Washington. Les membres du groupe se retrouvent en août 1966 à la conférence de Waldenwoods près d'Ann Arbon (Michigan). Ils sont déçus par l'insuffisance pratique des propositions et par le quant-à-soi des psychologues présents. De Walden Two, ils retiennent moins l'ingénierie behavioriste de renforcement des comportements favorables au groupe, que les modalités d'organisation du travail ou de gouvernance de la paisible communauté rurale. Quelques temps après, un membre du groupe propose d'avancer l'argent nécessaire à une expérience communautaire skinnérienne. Ils acquièrent en Virginie une ferme à tabac d'une cinquantaine d'hectares qu'ils baptisent Twin Oaks, le chêne double.
À la différence des communautés hippies, Twin Oaks se dote d'un règlement. Aux débuts, d'une manière tout à fait opposée aux vues de Skinner et de Kat Kinkade, favorables à un gouvernement professionnel, les décisions sont prises par consensus démocratique. L'organisation de la communauté adapte bientôt le modèle de Walden Two. La gouvernance comprend trois niveaux non hiérarchiques : les membres de Twin Oaks font des propositions (sur le tableau "O and I" des « opinions et idées »), trois planificateurs désignés mettent en œuvre celles qui ont une portée générale, tandis que des directeurs ou managers se chargent de secteurs spécifiques comme la cuisine, le jardin, les constructions ou la fabrication de hamacs. Les planificateurs se réunissent trois fois par semaine.
Les membres de Twin Oaks doivent 40 à 50 heures de travail par semaine consacrées aux tâches domestiques et aux activités productives de leur choix. En échange de quoi, ils sont logés, nourris, habillés, soignés et bénéficient d'activités culturelles nombreuses. Pendant les premières années de Twin Oaks, le système de rémunération du travail en crédits horaires « variables » est emprunté à Walden Two (Skinner l'empruntait lui-même à Edward Bellamy). À la façon des fouriéristes, une échelle de valeur détermine le taux du crédit selon la pénibilité du travail : une heure passée à déboucher une canalisation vaut 1,4 ; consacrée au soin des fleurs du jardin, elle est appréciée à 0,2. C'est selon Twin Oaks une façon de renverser l'ordre économique capitaliste qui attribue peu au travail réputé ingrat et c'est aussi le moyen de rendre toute tâche attrayante. En 1974, lorsque la population de la communauté atteint 50 personnes, le caractère praticable du crédit variable est remis en cause et abandonné pour un système égalitaire : nettoyer une salle de bains a désormais la même valeur qu'enseigner les mathématiques aux enfants. Le manque de propreté reproché à Twin Oaks est une conséquence de l'égalitarisme et du libre choix du travail : pourquoi nettoyer la salle de bains plutôt que s'occuper des fleurs du jardin ? Sur ce point, Twin Oaks prend ses distances avec la méthode de Skinner de conditionnement du comportement des membres qui se voient aussi imposer des horaires fixes de travail et des restrictions à la liberté de choix du travail. La gouvernance des planificateurs et managers est celle qu'adopte encore aujourd'hui la communauté. Le temps de travail hebdomadaire est aujourd'hui de 42 heures, diminué d'une heure tous les ans à partir de 45 ans.
Grâce à l'esprit d'entreprise de Kathleen Kinkade et à la position critique de la communauté à l'égard de la société de consommation, Twin Oaks est parvenu à l'autosuffisance. Les débuts sont difficiles. Le puits s'assèche, deux vaches meurent, la production de tabac est peu rentable, la fabrique de hamacs qu'ils ont eu l'idée de développer ne reçoit qu'une seule commande. Les membres sont obligés de trouver du travail à Charlottesville pour que survive Twin Oaks. En 2009, la communauté produit 70 % de ses besoins en nourriture avec son grand jardin organique, son élevage bovin, sa laiterie et son poulailler. Le domaine couvre aujourd'hui une superficie de 182 hectares. Beaucoup de membres sont végétariens ; l'alcool est toléré pour la consommation individuelle ; les drogues sont prohibées. L'industrie du hamac en corde synthétique et structure de chêne va se révéler très profitable grâce aux commandes de son principal client Pier 1 Imports : la communauté produit 42 000 hamacs par an en moyenne et le chiffre d'affaires de cette activité représente deux-tiers des 500 000 $ de revenus annuels de Twin Oaks. La fin des commandes de Pier 1 Imports en 2004 supprime la contradiction d'une production monopolisée par une multinationale et conforte Twin Oaks dans sa volonté de diversifier son économie. La communauté développe notamment la fabrication de tofu (pâte de soja) et un service d'indexation de livres.
Comme les membres doivent « vivre légèrement sur la terre », les dépenses d'entretien et de subsistance sont faibles : elles sont évaluées à 3 000 $ par adulte en 2004 (nourriture, vêtements, frais de santé). L'organisation sociale collective est comparable à celle d'un kibboutz d'Israël. Au sein de Twin Oaks, les membres n'ont aucune propriété individuelle sinon quelques effets personnels dans leur chambre. S'ils détiennent un compte en banque à l'extérieur, ils ne peuvent en faire usage tant qu'ils font partie de la communauté. Les membres peuvent occuper un emploi à l'extérieur de la communauté ou créer une activité indépendante de celle-ci à condition de reverser leurs revenus à la commune. Chacun reçoit chaque mois une somme prélevée sur les bénéfices de la communauté (76 $ en 2009). Le pécule est utilisé pour partir en vacances deux semaines par an ou bien il est versé sur un compte permettant d'acquérir des articles hors de l'ordinaire de la communauté (cigarettes, bonbons, cadeaux, appels téléphoniques longue distance). Les dépenses personnelles comme une nouvelle paire de chaussures doivent recevoir l'approbation du manager du vêtement.
La vie quotidienne repose sur les services partagés : les repas sont pris en commun, il existe une flottille de voitures et de bicyclettes à l'usage de tous et une « bibliothèque » de vêtements ; les unités d'habitation, d'une dizaine de logements chacune, sont équipées de baignoires et de cuisines collectives. La bibliothèque communautaire est riche de 15 000 volumes et d'une importante collection de films. Les membres disposent d'Internet mais pas de la télévision. Les loisirs collectifs sont privilégiés. Comme dans les kibboutzim, les enfants devaient être placés sous la responsabilité de la communauté, et être ainsi soustraits à l'influence exclusive de leurs parents. Pendant douze ans, ils ont été confiés à une équipe d'éducateurs à Degania, le bâtiment de la communauté des enfants baptisé du nom du premier kibboutz de Palestine. La question a rencontré de l'opposition. Les parents ont pu ensuite vivre avec leurs enfants en bénéficiant de l'implication des adultes dans l'éducation de tous les enfants. Pour manifester le lien qui unit les enfants à l'ensemble de la communauté, les parents peuvent « créditer » sur leur temps de travail les heures qu'ils passent à s'occuper de leurs enfants biologiques. Twin Oaks n'a jamais été partisan du mariage, de la monogamie durable ou du célibat, qui encouragent le repli sur soi. Sans chercher à imposer des comportements, elle est favorable à la liberté sexuelle comme la conduite communautaire la plus cohérente.
Le groupe fondateur de Twin Oaks s'incrit dans l'histoire du mouvement communaliste. Il baptise les édifices qu'il aménage ou construit progressivement : Llano (l'ancienne maison de ferme servant à l'origine de réfectoire et d'habitation), Harmony et Oneida (deux bâtiments d'habitation et de travail), Degania ou encore Nashoba, Kaweah, Sunrise ou Morningstar.
Kathleen Kinkade imaginait que Twin Oaks pouvait se développer jusqu'à atteindre une population de 1 000 personnes, comme Walden Two. Depuis 1995, cependant, le niveau de population a volontairement été maintenu à une centaine de membres, enfants compris. Twin Oaks gère une liste d'attente de candidats à l'admission qui suivent une période probatoire avant d'intégrer la communauté. Il n'y a pas de droit d'entrée dans la colonie. Un des problèmes constants de Twin Oaks depuis ses débuts tient à la stabilité de la population. Le turn over est important, de l'ordre de 25 % par an. Beaucoup ne viennent que quelques mois pour changer momentanément de vie. Dans les années 1970, Kathleen Kinkade se heurte aux hippies issus des classes moyennes venus passer le temps à Twin Oaks. Les fondateurs ont dû imposer une discipline de travail pour pallier les inconvénients d'un recrutement ouvert.
L'idée de Skinner de diffuser le modèle social de Walden Two est reprise par Twin Oaks. La communauté de Virginie a ainsi encouragé la création de deux filiales : East Wind est fondée en 1974 dans le Mississipi et Acorn débute en 1993 à dix kilomètres de Twin Oaks. Elle a inspiré d'autres expériences : North Mountain et Springtree Community en Virginie, Aloe Community en Caroline du Nord, Dandelion Community au Canada ou Los Horcones à Sonora au Mexique. Depuis sa fondation, Twin Oaks accueille chaque année une conférence des communautés intentionnelles. Depuis le début des années 1980, elle organise aussi un événement « multiculturel » féministe, The Women Gathering.
La personnalité la plus forte de Twin Oaks, Kathleen Kinkade, est très critique à l'égard de l'expérience sans cesser d'y participer. En 1995, elle est interrogée par l'universitaire Hilke Kuhlmann, qui mène ses recherches sur les communautés Walden Two :
« — Qu'est-ce qui vous a inspirée pour démarrer Twin Oaks ?
— Je dois dire que le behavorisme n'a pas constitué mon inspiration fondamentale. Je pensais que c'était intéressant et j'ai simplement envisagé comment nous pourrions attirer un excellent psychiatre - je veux dire un psychologue - qui viendrait et prendrait part à l'expérience en faisant son travail. Et cela m'aurait ravie car je n'ai pas d'objections contre la théorie [du comportementalisme radical de Skinner]. Mais ce qui m'a motivée, ce n'est pas le behaviorisme mais ce que je peux appeler seulement communisme. Ce qui m'attirait, c'était l'égalité. Ma fascination pour l'égalité remonte à mon enfance, aussi c'est une chose très forte, mais j'en suis revenue maintenant.
— Parce que vous avez été frustrée ?
— Oui, je pense qu'à un tel point d'égalité vous êtes entraîné très loin [...] et qu'ensuite vous avez besoin d'autre chose. Mais je pense que mon idée de l'égalité a dépassé ce qu'entendait Skinner par elle. Du fait de mon propre fanatisme pour ainsi dire. Voici un exemple. Nous avons ici [à Twin Oaks] un endroit que nous apppelons « Confianceté » [Trusterty], qui désigne les choses qui vous sont confiées. C'est un mot formé sur le mot de propriété, mais au lieu que ce soit votre propriété privée, c'est remis à votre confiance. Cela inclut des choses comme le mobilier d'une chambre. Ainsi, supposez que vous ayez une commode et que vous quittiez la communauté. Eh bien, ce que chacun veut vraiment faire, c'est aller dans votre chambre et prendre cette commode. Mais j'ai mis un holà à cela. J'ai dit : « Non, cette commode est ici la propriété de chacun de façon égale, tout le monde a une chance de l'avoir. » Et ainsi, j'ai insisté pour attribuer cette commode au hasard. Telle personne prend la commode, tandis que sa commode à elle est attribuée à son tour au hasard. Égalité des chances, égalité des chances, égalité des chances, tout le temps. Maintenant, je n'ai pas pu maintenir une telle position après que je sois partie la première fois [Kat Kinkade quitte Twin Oaks en 1973 pour fonder East Wind]. Je suis revenue neuf ans après et j'ai découvert que n'importe qui pouvait se balader dans les chambres de ceux qui étaient partis et prendre la commode si cela lui convenait. De cette façon, maintenant, il y a bien plus de commodes qu'il n'y en avait. Toute l'affaire n'avait pas beaucoup d'importance. Mais voilà jusqu'où je poussais la notion d'égalité. Pour moi, c'était important. Il était nécessaire que chacun possède l'idée que personne ne pouvait s'approprier quelque chose que quelqu'un d'autre n'avait pas, sinon au hasard, avec une chance égale. L'idée n'a pas pris. Et pendant des années, je me suis demandé : « Pourquoi personne ne voit les choses de cette façon ? » Je crois que cela tenait au fait que personne n'avait le même contexte émotionnel particulier que moi, une dévotion fanatique à l'égalité. Je pense que c'est cette source émotionnelle qui a alimenté la plupart de mes premiers efforts. Et quand elle s'est épuisée, elle n'a pas laissé grand chose dans ce lieu. Elle a laissé un vide. Aussi, pendant longtemps, je n'ai pas vraiment su ce que je faisais ou ce que je pensais que je faisais à Twin Oaks. Pour quoi faire ? Quel est le but de cette communauté, vous comprenez ? Vous voyez en lisant entre les lignes qu'à côté de l'égalité absolue, il y avait l'idée de grandir, d'intégrer plus de gens. Et cela résonnait comme sauver le monde, sauver ces pauvres gens qui autrement devraient se débrouiller avec le capitalisme. Je les aurais serrés contre ma poitrine et je leur aurais donné ce qu'ils voulaient vraiment, la communauté et l'égalité. Ça s'est avéré être des foutaises, mais c'était une bonne chose pendant le temps que ça a duré. Ça m'a donné un sens pendant ce temps. »
(Kathleen Kinkade, le 9 avril 1995, dans Kuhlmann (Hilke), Living Walden Two, B. F. Skinner's Behaviorist Utopia and Experimental Communities, 2005, p. 193-194 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
En 1994, dans son livre Is It Utopia Yet? (Est-ce encore une utopie ?) Kathleen Kinkade passe en revue les différents aspects de la communauté de Twin Oaks qu'elle a contribué à fonder en 1967 et avec laquelle elle entretient une relation critique :
« Twin Oaks n'a pas atteint la forme sophistiquée actuelle de son gouvernement sans traverser plusieurs années d'expérimentation. Nous avons commencé par copier sur Walden Two le système que Skinner avait imaginé pour un millier de gens et par faire de notre mieux pour l'appliquer à notre groupe initial de huit personnes. Voici ce que j'écrivais dans mon premier livre écrit en 1971 [A Walden Two Experiment: the First Five Years of Twin Oaks Community, 1973] : « Une communauté Walden Two n'est pas hiérarchique. Personne n'est au-dessus de personne. Le travail de prendre des décisions requiert des aptitudes à la prise de décisions, exactement comme le travail d'un commerçant requiert des aptitudes au commerce. Une place de planificateur n'est pas un poste avec lequel on peut récompenser un directeur qui espère une promotion, pas davantage qu'une place de directeur ne peut être une promotion pour un membre ordinaire au bon comportement. Les places de directeurs sont des postes de responsabilité et de confiance... Les planificateurs sont simplement des directeurs dont les décisions multiples ne relèvent pas des autres directions. Le travail requiert de l'agilité d'esprit, de la sagesse de jugement, un jugement raisonnable, du dévouement aux objectifs de la communauté, et une sacrée connaissance de soi... Le planificateur ne donne pas d'ordres. Il n'a pas pouvoir d'édicter une règle que le groupe dans son ensemble ne désire pas, il n'a pas d'autre moyen que la persuasion pour mettre en application quelque chose. Il ne mérite pas, n'attend pas ou ne veut pas gagner une réputation. Les planificateurs sont en tous points des membres ordinaires de la communauté, soumis à ses règles. » En relisant aujourd'hui ce que j'ai écrit il y a une vingtaine d'années, j'observe que l'idéologie fondamentale de la communauté à l'égard du pouvoir est exprimée avec assez de justesse. Néanmoins, quelque chose d'essentiel manque à cette description. Elle ne fait pas mention du fait que nous avons des luttes de pouvoir malgré notre idéologie. Elle rejette ces luttes comme une simple déviance politique et n'en cherche pas les raisons.
La réalité, c'est que bon nombre de gens, sans tenir compte de leur talent de leader ou de leur absence de talent, ont des idées sur la façon dont leur communauté devrait marcher, et ils veulent voir ces idées mises en œuvre. En bref, alors que nous essayons difficilement de le nier, le pouvoir est une friandise, et beaucoup de gens en veulent. [...]
Nous n'avons jamais idéalisé ou proposé l'égalité politique. N'importe quelle lecture de Walden Two montre clairement pourquoi. Nous ne voulions pas un gouvernement d'égaux mais un bon gouvernement. Je savais qu'un nombre croissant de gens qui rejoignaient Twin Oaks ne partageaient pas cette vision du gouvernement par l'excellence et lui préféraient une équipe étendue. Je pensais que c'étaient de bons membres, mais je ne pensais pas qu'ils devaient prendre des postes de décision pour la raison qu'ils n'avaient pas les bonnes « croyances ». Quand ils ont commencé à vouloir prendre pleinement part aux décisions, je ne me suis pas sentie seulement menacée mais trahie. »
(Kinkade (Kat), Is It Utopia Yet? An Insider's View of Twin Oaks Community in Its 26th Year, 1994, p. 23-24 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
Dans le livre qu'elle publie en 1994, Kathleen Kinkade, fondatrice de Twin Oaks en 1967, évalue le système des crédits du travail sur lequel repose l'organisation du travail de la communauté :
« Les crédits de travail constituent simplement la monnaie de l'économie interne de Twin Oaks. Un crédit équivaut à une heure de travail. Si l'on fait évidemment exception des malades et des gens âgés, chaque membre est tenu de travailler un même nombre d'heures hebdomadaires pour la communauté. Nous appelons cela « remplir le quota ». Le quota est établi par les planificateurs en fonction des besoins de la communauté. Cette année, il est de 46 heures par semaine.
Pour les gens habitués à une semaine de 40 heures de travail par semaine, cela peut paraître beaucoup à première vue, mais c'est en fin de compte une charge assez légère si l'on se représente tout ce que ça englobe. Ici, on considère comme du travail générant des crédits : faire le ménage, faire les courses, s'occuper des enfants, faire la lessive, faire la cuisine, tondre la pelouse, faire les petites réparations domestiques, faire du bénévolat pour des organisations caritatives, aller chez le docteur, voter aux élections locales, écrire des lettres au Congrès, assister aux funérailles de parents, repeindre sa chambre, sans parler des périodes de maladie en principe indéfinies.
Comptabiliser notre travail en unité horaires nous offre beaucoup de souplesse. Les membres peuvent choisir – ce qu'ils font en général – de donner de la variété à leur emploi du temps en effectuant plusieurs travaux différents dans une journée ou dans la semaine. Certains se spécialisent dans leur domaine de travail préféré, mais d'autres font délibérément le choix de l'alternance de travaux physiques et de tâches administratives ou de productions intellectuelles routinières. Autant que possible, les membres choisissent eux-mêmes leur travail.
Les gens peuvent très bien faire davantage de travail en une semaine que le minimum requis. Nous acceptons de le comptabiliser en tant que crédits de travail « hors quota » qui peuvent être utilisés pour s'offrir des vacances [...].
L'idée du crédit de travail a été empruntée à l'origine à Walden Two de Skinner, mais la façon dont nous appliquons maintenant le système diffère de celui évoqué dans le livre sur un aspect important. Skinner, qui avait lu Looking Backward d'Edward Bellamy, était impressionné par l'idée que différents types de travaux devaient être appréciés différemment. C'est-à-dire que plus une tâche est pénible, plus elle doit recevoir de crédits. Les membres fictifs de Walden Two recevaient 1,4 crédits pour une heure de travail dans les égouts, et seulement 1,2 crédits pour s'occuper dans les jardins d'agrément.
Une partie du charme de cette idée, que nous avons baptisée le "crédit variable", est qu'il renverse la formule traditionnelle de la rémunération (la valeur d'un travail est déterminée par l'offre et la demande, et ainsi, un travail qualifié, même agréable, est mieux payé qu'un travail non qualifié, même s'il est épuisant ou avilissant). Nous étions d'accord avec Bellamy et Skinner que le schéma traditionnel était injuste et inutile, et nous avons adopté le crédit variable avec une ferveur presque idéologique.
Finalement, nous avons rejeté le crédit variable, en théorie comme en pratique, mais pendant les cinq années où nous l'avons glorifié et expérimenté, nous trouvions que c'était un principe fondamental important, et en conséquence nous en avons fait l'essai avec une grande application. Notre premier problème avait été de trouver une méthode juste et objective pour déterminer quels travaux seraient réellement moins attirants que d'autres, et ainsi susceptibles de se voir attribuer une valeur plus élevée en crédits.
Nous n'y sommes pas parvenus en demandant simplement aux gens ce qu'ils en pensaient. L'appât de crédits élevés avait tendance à mettre les gens en compétition les uns avec les autres, en les poussant parfois à se chamailler par des réclamations concurrentes qui mettaient en avant leur souffrance personnelle et leur sacrifice : « ceux qui font la traite ont droit à davantage de crédits parce qu'ils doivent se lever à cinq heures du matin dans le froid de l'hiver » ; « les cuisiniers doivent trimer au-dessus d'un fourneau brûlant pendant les après-midis torrides du mois d'août. » [...]
Nous avons expérimenté au moins quatre variantes du système du crédit variable, et pendant ce temps-là, les voix de mécontentement grondaient de plus en plus fort et se faisaient de plus en plus convaincantes. Ce que Skinner n'avait aucun moyen de connaître, c'était qu'un groupe de 40 personnes ou plus présentait un tel éventail de goûts et de préférences qu'il était vain de définir le « travail plus (ou moins) attirant ». Skinner n'imaginait pas (et moi pas davantage jusqu'à ce que l'expérience me le montre) que certains préféraient creuser un fossé plutôt qu'équilibrer un livre de comptes. Il n'y a pratiquement aucun type de travail qui n'attire pas quelqu'un. Et quand nous nous lançons dans des travaux que personne ne veut faire, manipuler le crédit ne sert à rien. [...]
Nous avons déclaré en 1974 que le système de crédit variable était un échec, et depuis, presque tous les travaux valent un crédit par heure. »
(Kinkade (Kat), Is It Utopia Yet? An Insider's View of Twin Oaks Community in Its 26th Year, 1994, p. 29-32 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
TRAVAILLER À LA PARESSE
Paradoxe réel de l’alternative sociale et économique : Twin Oaks a pendant trente ans fabriqué en grande quantité des hamacs pour une société capitaliste multinationale, Pier 1 Imports, dont elle est aujourd’hui émancipée. Paradoxe apparent de la contre-culture libertaire : l’autosuffisance de la communauté repose notamment sur une discipline de travail très réglementée.
Kinkade (Kat), Is It Utopia Yet? An Insider's View of Twin Oaks Community in Its 26th Year, 1994.
Miller (Timothy), The 60s Communes: Hippies and Beyond, 1999, p. 57-59.
Sutton (Robert P.), Communal Utopias and the American Experience. Secular Communities, 1824 - 2000, 2004, p. 141-144.
Cousin (Christophe), Sur la route des utopies, 2007, p. 167-190.
Mahler (Jonathan), « Kathleen Kinkade b. 1930, Commune Creator », The New York Time Magazine, 24 décembre 2008, [en ligne], URL : http://www.nytimes.com/2008/12/28/magazine/28kinkade-t.html, consulté en décembre 2011.
Kuhlmann (Hilke), Living Walden Two, B. F. Skinner's Behaviorist Utopia and Experimental Communities, 2005, p. 81-234.
Craig (Ronald), Utopies américaines. Expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours, 2009, p. 270-274.
Site internet de Twin Oaks, [En ligne], URL : http://www.twinoaks.org, consulté en décembre 2011.
Communities Directory, [En ligne], URL : http://directory.ic.org/1216/Twin_Oaks_Community, consulté en décembre 2010.
« Twin Oaks, Louisa VA », [En ligne], URL : http://www.withinreachmovie.com/WR/The_Sustainable_Communities/Entries/2009/5/30_TWIN_OAKS_Louisa,_VA.html, consulté en décembre 2011.
« Twin Oaks, Louisa VA », un film d'Adam Tate et Gena Kelly, Americas Mojo production, 2009, [En ligne], URL : http://www.youtube.com/watch?v=XTwJz8c4wcY, consulté en décembre 2011.
Site Internet de East Wind Community, [En ligne], URL : http://www.eastwind.org/history.php, consulté en décembre 2011.