New Odessa

Odessa, Ukraine / New Odessa, Oregon.
Après les pogroms de 1881, un groupe de jeunes intellectuels juifs conçoit à Odessa le projet d’une ferme communiste et émigre aux États-Unis.

L’escalier Richelieu à Odessa · photochrome, vers 1890 · Library of Congress, Washington D.C.

De janvier à juillet 1882, plusieurs dizaines de juifs d'Odessa débarquent dans le port de New York. Ils fuient les pogroms perpétrés par l'Empire russe. Comme les membres de Bethlehem Yehudah, ils appartiennent à Am Olam (le peuple éternel), une organisation fondée par des socialistes au lendemain des massacres de mai 1881 dans l'idée d'établir des colonies agricoles d'émigrants, principalement aux États-Unis. Parmi eux se trouvent d'une part des lycéens et des étudiants, inspirés par le socialisme utopique et favorables à un projet communautaire, et d'autre part des artisans et des commerçants enclins à maintenir l'ordre social traditionnel. Alors qu'ils se trouvaient encore à Odessa, les discussions sur la constitution de la future colonie avait vu les radicaux réussir à s'imposer. Les émigrants adoptent le principe de la propriété collective des terres et des moyens de production, et celui d'autonomie qui repose sur l'interdiction du travail salarié. Un choix est cependant laissé aux membres de la future colonie : intégrer la « famille » pleinement communiste, ou se joindre à la « coopérative » qui regroupe des fermes séparées. L'institution souveraine est l'assemblée générale des membres des deux sexes. Il est prévu d'imposer une période probatoire d'un an aux nouveaux colons.

En raison de ses positions radicales, le groupe d'Odessa n'obtient pas de secours de la communauté juive de New York mais de quelques membres libéraux de l'Organisation d'aide aux juifs russes qui réunissent des fonds pour l'acquisition de terres. Avant de partir à l'ouest, une partie du groupe décide de s'aguerrir à l'agriculture en allant travailler dans des fermes des états voisins. La majorité reste à Long Island et trouve à s'employer dans différents métiers. Une soixantaine d'entre eux louent une maison à Pell Street où ils font une première expérience communautaire. Ils fréquentent les cercles radicaux de New York et font la connaissance de William Frey, un aristocrate russe, non juif, ancien professeur de mathématiques à l'Académie militaire de Saint Pétersbourg, qui prêche le positivisme aux immigrants.  Le charisme de Frey, qui a déjà connu une expérience communautaire à Cedar Vale, séduit les juifs d'Odessa. Il accepte de les accompagner.

Les colons prospectent au Texas et dans l'État de Washington avant de choisir l'Oregon. Le 30 juillet 1882, 21 hommes et 5 femmes partent en bateau à vapeur prendre possession de 300 hectares dans le comté de Douglas. Le domaine est éloigné de toute habitation ; il est fertile et bien pourvu en eau. À leur arrivée, les pionniers construisent un grand bâtiment communautaire avec des logements à l'étage et la cuisine, le réfectoire et la salle d'assemblée au rez-de-chaussée. Ils défrichent et mettent bientôt en culture 80 hectares pour leur consommation. La vente de bois aux compagnies de chemin de fer permet à la colonie d'honorer la dette du domaine et d'acquérir quelques outils. À la fin de 1883, 70 personnes sont installées à New Odessa officiellement reconnue par l'État d'Oregon sous le titre de Cooperative Society of New Odessa.

La constitution adoptée à New Odessa en 1883 reprend les principes communistes formulés en 1881. La propriété de la colonie ne constitue pas un capital. Les biens et le travail apportés par les membres ne sont pas rétribués et ne donnent pas lieu à une restitution à leur départ. Nul ne peut travailler à l'extérieur de la commune ou faire à titre individuel un quelconque commerce. Les travaux sont répartis suivant les capacités ; ils sont tous, y compris la cuisine et la lessive, partagés par les hommes et les femmes et sont accomplis aux heures prescrites. Tous les membres âgés de plus de 18 ans ont droit de vote à l'assemblée générale.

L'idéalisme des colons compense leur inexpérience : « La plupart d'entre eux n'avait jamais travaillé auparavant, et ils ignoraient qu'il y a un temps pour travailler et un temps pour se reposer. La première année, ainsi, beaucoup tombèrent malades de fatigue » (Oved 1993, p. 227). Une ascèse du travail qu'on retrouve au début du XXe siècle par exemple au kibboutz Klosova. À force de travail, la communauté prospère et devient une ferme modèle. L'enthousiasme des jeunes intellectuels anime aussi les soirées passées en discussions sur l'état du monde et leur propre vie commune. Une fois par semaine, ils se rassemblent pour une séance de critique mutuelle. Bien que pauvres pour la plupart, ils ont apporté des livres avec eux et forment une riche bibliothèque qui tient une place importante dans leur existence.

William Frey et son épouse sont au centre de la vie culturelle de la colonie : elle dirige les séances musicales et lui donne des cours hebdomadaires de mathématique, d'anglais et de philosophie positive. Frey persuade aussi la communauté de suivre un strict régime végétarien. L'influence qu'il a sur la colonie permet à Frey de reformuler en 1884 la constitution de New Odessa dans un sens positiviste : elle devient un « accord » par lequel les membres de la communauté s'engagent à dévouer leur vie à une religion de l'humanité. Paul Kaplan, un des fondateurs du groupe d'Odessa et un communiste radical, s'oppose à Frey et réunit autour de lui la majorité de la colonie. Frey et 15 adeptes de son positivisme doivent quitter New Odessa à la fin de 1884. Le schisme met fin à l'harmonie de la communauté.

Avec le départ de Frey, les cours du soir ont été interrompus et l'activité intellectuelle du groupe n'a plus le même dynamisme. Au début de 1885, l'incendie du bâtiment communautaire et de la bibliothèque affecte profondément les colons, nombreux à partir dans les semaines qui suivent. New Odessa survit mais sans l'enthousiasme avec lequel les colons ont pendant deux ans surmonté la dureté du travail, l'isolement physique et intellectuel de la communauté, l'absence complète d'intimité ou la nostalgie de la culture juive. En mars 1887, le tribunal prononce la dissolution de la colonie. Les membres du groupe d'Odessa repartent dans les villes pour reprendre leurs études ou exercer des professions libérales. La plupart restent cependant fidèles aux idéaux de réforme sociale et sont actifs dans les mouvements radicaux.

Témoignages

Un jour à New Odessa. Un colon décrit à un ami la stricte organisation de la vie quotidienne adoptée par la colonie sous l'influence de William Frey :

« Nous travaillons de 6 heures du matin à 8 heures trente, [ensuite] nous déjeunons. Le travail reprend à 10 heures et se poursuit jusqu'à 4 heures de l'après midi. [Puis] c'est le dîner, suivi par un moment de repos et d'activité intellectuelle. Les lundi, mardi, jeudi et vendredi sont consacrés à l'étude des mathématiques et de l'anglais, et aux conférences de Frey sur la philosophie postiviviste. Le vendredi, on discute de sujets quotidiens et le samedi du problème de la "commune". Le dimanche, nous nous levons à 6 heures et immédiatement commence une discussion bruyante sur la question des femmes. Les femmes ont depuis le début demandé l'égalité des droits et elles ont commencé à travailler dans la forêt. Les hommes ont pris leur place à la cuisine et à la buanderie. Mais les femmes se sont vite aperçues qu'elles n'étaient pas assez fortes pour le travail forestier et les choses sont revenues à la normale. Maintenant, cependant, elles ont changé d'avis et essaient de prouver qu'elles sont plus fortes physiquement. Après le petit-déjeuner, celui-ci va surveiller la ferme, celui-là lit un journal ou un livre, les autres dansent, crient et dansent. [Plus tard], le dîner est servi. Deux hommes lavent les plats, le chœur chante, l'orgue joue. [Puis] commence une séance de critique mutuelle ; ensuite, le travail est distribué pour la semaine. »


(Lettre d'un colon citée partiellement dans Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 228 et dans Eisenberg (Ellen), Jewish Agricultural Colonie in New-Jersey, 1882 - 1920, 1995, p. 50 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise).


Sources et références

Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 223-231.



voir