Wisconsin Phalanx

Le suicide de Wisconsin Phalanx.
À l'inverse de la plupart de ses consœurs fouriéristes, la colonie de Ceresco est une réussite économique. Mais un échec social qui la conduit à se dissoudre sans motif en 1850.

La « Long House » de Winsconsin Phalanx · photographie anonyme, vers 1903 · Wisconsin Historical Society

À la fin de l'année 1843, la propagande du New York Tribune en faveur du fouriérisme agite Southport (Kenosha), un village au bord du lac Michigan dans l'État du Wisconsin. Des conférences-débats sont organisées dans la salle Franklin en novembre et décembre. Dans l'assistance se trouve Warren Chase. Né en Nouvelle Angleterre, orphelin depuis l'enfance, ce modeste et énergique fonctionnaire de 30 ans est un sceptique qui s'intéresse au spiritualisme. Warren Chase embrasse la doctrine sociétaire comme la promesse concrète d'une vie meilleure. Le 23 mars 1844, l'assemblée des actionnaires réunie dans l'école du village adopte une constitution et un règlement. Le préambule de la constitution annonce que l'association a pour ambition de réaliser l'union des individus, d'établir la justice, d'assurer la tranquillité domestique, de promouvoir le bien-être commun et de réaliser les espoirs de bonheur social des membres et de leur descendance. L'objet de l'association est « le développement de l'agriculture, des manufactures, du commerce, des arts et des sciences, de l'éducation et de l'industrie domestique selon le système de Charles Fourier autant qu'il puisse être susceptible de réalisation (as near as may be practicable) » (Record Book of the Wisconsin Phalanx I,1).

L'association est une société par actions d'une valeur de 25 $ chacune, payable en monnaie ou en biens. Les hommes et les femmes actionnaires peuvent ne pas être membres travailleurs sur le domaine et les membres peuvent ne pas être actionnaires. L'assemblée des actionnaires se réunit deux fois par an ; leur nombre de voix des possesseurs de titres est proportionnel à leur participation au capital. Les bénéfices nets de l'association doivent être répartis pour un quart aux actionnaires et pour trois quarts aux travailleurs. La direction des affaires est confiée à un président, un vice-président, un secrétaire et un trésorier assistés d'un conseil de neuf directeurs ; la colonie pourra choisir une autre gouvernance lorsque sa population aura atteint 40 familles. La tolérance religieuse et la liberté de conscience sont des principes de l'association. Le règlement décrit une organisation du travail démocratique en groupes et en séries (dès que cinq travailleurs exerceront dans la même branche d'industrie). Le travail de chaque membre est enregistré en tenant compte du talent et de la productivité de chacun. L'alcool est prohibé dans la communauté. Les résidents peuvent développer une activité industrielle indépendante sur le domaine, bâtir une maison individuelle et conserver l'usage privé de leur cheval. Le règlement ne précise pas quels sont les critères d'admission dans la colonie. Un conseil d'administration, présidé par Warren Chase, est élu et un comité est désigné pour assister l'agent chargé de proposer à l'association un domaine d'expérimentation sociétaire. En mai 1844, Wisconsin Phalanx compte 71 membres. Le capital, constitué principalement des biens personnels des membres, est évalué à 10 000 $. L'appel de fonds pour procéder à l'acquisition d'un domaine, avec la promesse d'un intérêt de 20 % payable en actions, permet de réunir 1 000 $ en espèces. Le comité de prospection du domaine rend son rapport le 8 mai 1844 : l'association se porte acquéreur de terres à 160 km au nord-ouest de Southport.

Le 18 mai 1844, le bureau de la Wisconsin Phalanx désigne vingt hommes pour former l'avant-garde des pionniers. Emportant avec elle 3 attelages de chevaux, 8 paires de bœufs, 54 têtes de petit et gros bétail, des outils, des provisions pour deux mois et des tentes, la compagnie marche pendant six jours pour atteindre le domaine. Le 27 mai, les pionniers plantent leurs tentes sur le domaine de la Wisconsin Phalanx, 470 hectares d'une magnifique plaine entourée de collines que Warren Chase nomme Ceresco en référence à la déesse de la fertilité. Les pionniers sont jeunes et décrits comme des hommes aguerris à la vie des colons de l'Ouest, dotés de ressources et plutôt religieux. Au mois de septembre suivant, les constructions sont suffisamment avancées pour que les tentes soient retournées à leurs propriétaires de Southport. L'administration de la phalange est alors entièrement transférée de Southport à Ceresco. Les arrivées se sont succédées depuis juin et la colonie compte maintenant près d'une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants. Sur le modèle de la North American Phalanx, l'administration divise le travail en trois classes : le travail de nécessité, qui comprend le forage des puits et les travaux hydrauliques, le travail d'utilité, qui comprend les travaux industriels et agricoles, certains travaux domestiques comme la lessive et les travaux administratifs, et le travail d'agrément qui comprend la cuisine, le repassage, le jardinage, l'apiculture et la conduite des affaires par les administrateurs. La valeur du travail dépend de sa classe : une heure de travail vaut 24 dans la première classe, 20 dans la deuxième et 15 dans la troisième. Des groupes sont formés pour les différents travaux. À leur tête est élu un chef d'équipe à qui il revient de tenir le compte des heures de travail de chacun et de le communiquer à une assemblée chargée de le contrôler avant son inscription dans les registres tenus par le secrétaire de l'Association. La répartition des bénéfices dus au travail s'établit sur la base des registres. La rémunération des travailleurs est proportionnelle à la pénibilité. La répartition du travail selon les sexes reste traditionnelle. Les colons font table commune et se réunissent régulièrement pour discuter des affaires ou de l'organisation sociale. Le dimanche est consacré à l'école, à une classe d'étude de la Bible et à un office religieux œcuménique.

Au cours de l'hiver 1844 - 1845, l'administration de l'État du Wisconsin accorde un statut communal au territoire occupé par la Phalange. La nouvelle commune de Ceresco est dotée d'un bureau de poste et élit ses officiers, en général des membres de l'association. L'existence légale de la Wisconsin Phalanx est reconnue par le gouvernement de l'État en février 1845. La charte d'incorporation ne modifie pas fondamentalement la constitution originale de la communauté. L'association peut légalement détenir en son nom collectif la propriété du domaine. Les activités de l'association sont circonscrites dans les limites communales et elle ne peut s'endetter. Contrairement à la constitution d'origine cependant, seuls les hommes âgés de 21 ans au moins peuvent prendre part aux votes dans les assemblées annuelles. Elle donne au conseil de direction de l'association un pouvoir comparable à celui d'une institution communale. Wisconsin doit ainsi ouvrir 9 mois par an une école publique où l'enseignement soit comparable à celui des autres écoles du comté.
En décembre 1845, Warren Chase dresse le bilan des opérations accomplies par la colonie au cours de l'année : 136 hectares ont été défrichés, 8 kilomètres de clôture ont été élevés, 162 hectares de blé ont été semés, 400 tonnes de foin ont été fauchées, 24 hectares de maïs, 8 de pommes de terre et 12 de légumes ont été cultivés ; un grand bâtiment d'habitation pour 20 familles de 63 m de long, relié par un long couloir à une salle à manger de 50 m², une école en pierre, un lavoir, un poulailler et une réserve à cendres en briques crues sont achevés ou sur le point de l'être ; la construction d'un moulin à farine a été commencée ; une scierie, une forge et un atelier de confection de chaussures sont en activité ; l'association a employé un scieur, un forgeron, un cordonnier et deux cuisiniers ; la colonie est dépourvue de dettes et ses bénéfices se sont élevés à 8 136 $. Les résidents font toujours table commune. En raison de la frugalité des repas, les familles sont autorisées à faire la cuisine chez elles mais une seule a usé de ce privilège.

Les membres de Wisconsin Phalanx ne sont plus isolés : le territoire de Ripon a été ouvert en 1845 à la colonisation. La phalange acquiert 16 nouveaux hectares. En mars 1846, le domaine comprend 661 hectares. Chaque jeudi soir, un cours de phrénologie a lieu dans l'école. Des familles de la phalange élisent domicile en dehors du domaine : le conseil réagit en décidant qu'en agissant ainsi, elles perdent leur qualité de membres de l'association. La colonie suit l'actualité du mouvement fouriériste américain à travers les journaux auxquels elle est abonnée : The Harbinger, The Phalanx, The New York Tribune, The Alphadelphian Tocsin (journal de Alphadelphia Phalanx), The Plowshare and Pruning Hook (journal de Integral Phalanx). Un ancien membre de la colonie écrira après l'échec de l'expérience que Wisconsin Phalanx était une communauté de grands lecteurs, plutôt sceptiques. D'autres affirmeront que les membres conciliaient parfaitement leur christianisme – méthodiste, baptiste, presbytérien ou congrégationniste – avec leurs convictions associationnistes : la vraie condition humaine, écrit le non croyant Warren Chase, est l'harmonie de l'homme avec la nature et Dieu. Un prêche a lieu chaque dimanche mais il semble que la pratique religieuse décline avec le temps au sein de la colonie.

Au cours de l'année 1846, quatre familles ont quitté la colonie. De nombreux candidats à l'admission se sont déclarés mais seuls vingt nouveaux membres ont été acceptés en raison de la pénurie de logements. En décembre 1846, la population de Wisconsin Phalanx comprend 180 personnes, dont 56 hommes et 37 femmes de plus de 21 ans. Quatre familles et deux célibataires ont quitté la colonie qui a accueilli 20 nouveaux membres, moins d'un quart des candidats selon Warren Chase. Seuls 80 membres (15 familles et 30 célibataires) prennent les repas en commun, les autres (21 familles et 5 célibataires) préférant cuisiner et manger dans leur logement, certains en raison d'habitudes alimentaires particulières, d'autres parce qu'ils souhaitent avoir leurs enfants à table, d'autres encore parce qu'ils veulent prononcer une prière. Une partie des résidents souhaite des logements individuels et des services communs plutôt qu'une habitation unitaire inconfortable. Chase admet d'ailleurs que le bâtiment d'habitation à double rang de chambres en profondeur est mal conçu : l'absence de ventilation est peu compatible avec la cuisine individuelle des familles. La nature de l'habitation, individuelle ou collective, est un des sujets les plus discutés dans l'histoire de Wisconsin Phalanx. L'école et la bibliothèque ne sont toujours pas organisées. Le moulin à farine n'est pas encore achevé. Le domaine comprend maintenant 693 hectares, mais les récoltes semblent médiocres. Une partie des sociétaires se sont mis à chercher du travail à l'extérieur de la colonie pour pouvoir acheter des produits de nécessité ou pour trouver à s'employer dans leur branche d'activité.

L'association n'offre aucune assurance contre la maladie ou l'infirmité. Le capital social de Wisconsin Phalanx (terres, constructions, bétail, produits, outils) est évalué à 30 609 $. Le bénéfice net de l'exercice 1846 s'élève à 6 341 $ répartis pour un quart au capital (correspondant à un intérêt de 6 %) et pour trois-quarts au travail (soit 5 cents pour une heure). Depuis les débuts de l'expérimentation, ces dividendes ne sont pas distribués en monnaie mais en actions car les acquisitions de terres, les constructions et les besoins immédiats absorbent toutes les liquidités de la société. Wisconsin Phalanx doit sans cesse faire face aux difficultés de trésorerie, au point qu'elle doit enfreindre sa charte pour contracter des dettes à fort taux d'intérêt et qu'elle est en peine de rembourser leur capital aux membres désirant quitter l'association.

En août 1846, Warren Chase explique que plusieurs années sont nécessaires pour franchir les quatre étapes de l'expérimentation sociétaire : 1. constitution de la propriété collective et aménagement d'une grande ferme ou d'un village avec une maison commune ; 2. le travail coopératif, la distribution équitable de la production, la grande agriculture, les ateliers industriels et domestiques ; 3. l'organisation de l'éducation et la mise en pratique du travail attrayant en groupes et séries ; 4. l'établissement de l'ordre unitaire phalanstérien. Chase reconnaît qu'après 3 ans d'existence, Wisconsin Phalanx se trouve encore pour quelque temps dans la première phase de son développement et qu'il lui faudra encore 5 à 10 ans pour accomplir l'étape suivante. À la fin de 1847, la population de Wisconsin Phalanx n'est plus que de 157 personnes (32 familles) : 84 hommes (dont 52 de plus de 21 ans) et 73 femmes (dont 34 de plus de 21 ans), 18 personnes de plus de 21 ans n'étant pas mariées. Quatre familles et deux célibataires ont quitté la colonie. Un nouveau sociétaire, qui a participé à plusieurs expérimentations fouriéristes ou communistes auparavant, loue le caractère endurant et pragmatique de la communauté.

Au cours de l'hiver 1847 - 1848, Henry Van Amringe, l'un des anciens dirigeants de Ohio Phalanx, séjourne à Wisconsin Phalanx et donne une série de conférences sur la réforme sociale.  Le même témoin indique que ces conférences ont renforcé l'unité et la fraternité au sein de la phalange. Un vent d'optimisme souffle sur la colonie. En mai 1848, elle entreprend d'embellir ses tristes constructions en les blanchissant à l'extérieur comme à l'intérieur. L'école et son mobilier sont peints en blanc, jaune et bleu. Au mois de juillet suivant, la colonie a achevé un nouveau bâtiment d'habitation collective à un étage de 30 mètres de long, une vaste cuisine et une boulangerie. Le toit de l'habitation est orné d'un clocher dans lequel a été installée une petite cloche comme celle des bateaux à vapeur, qui s'entend dans toute la prairie. On a construit un four à chaux et un four à briques. Les bénéfices nets de l'année 1848 s'élèvent à 8 077 $.

La population continue cependant à décroître. Six familles et trois célibataires ont quitté Wisconsin Phalanx au cours de l'année et en décembre 1848, 29 familles résident à Ceresco, soit 120 personnes. Au cours de l'année 1849, la communauté se résout soudainement à la dissolution sans recours aux tribunaux. Il est vraisemblable que l'idéal associationniste n'ait pas été partagé par tous les colons admis au sein de la société et que la recherche d'avantages matériels soit pour beaucoup devenue prioritaire. Il semble que la spéculation ou l'affairisme aient détourné Wiconsin Phalanx de ses objectifs réformistes. Le meilleur moyen de tirer un profit économique de l'association était de la quitter (avec le paiement de ses actions en monnaie) ou de réaliser une plus-value par la vente des terres. Une partie de la colonie désirait rester sur place et former un village pour mieux valoriser la propriété. Le plan de Ceresco est arrêté en juin 1849, un mois après que l'établissement du village attenant de Ripon ait été décidé. En 1850, le domaine est vendu aux enchères, soit comme parcelles du village, soit comme terres agricoles. La plupart des membres de Wisconsin Phalanx ont converti leurs actions du capital de la société en acquérant des terrains et sont devenus des habitants du village. Un des anciens membres de la phalange constate que l'expérience a été une réussite financière mais un échec social. Contrairement à la plupart des expériences fouriéristes contemporaines, Wisconsin Phalanx n'a pas été victime de la pauvreté, de dissensions entre ses membres ou d'un manque de prévoyance, de morale ou de croyance : il s'agit d'un suicide, dont les causes ne sont pas parfaitement éclaircies.

Témoignages

Sources et références

Noyes (John Humphrey), History of American Socialisms, 1870, p. 411-448.

Moret (Marie), Documents pour une biographie complète de J.B.A. Godin, 1897, vol. 1, p. 250-268.

Pedrick (S. M.), « The Wisconsin Phalanx at Ceresco », dans Wisconsin Historical Society, 1902, p. 190-226.

Guarneri (Carl J.), The Utopian Alternative. Fourierism in Nineteenth-Century America, 1991.

Guarneri (Carl J.), « L’utopie et la "deuxième révolution américaine". Le mouvement fouriériste aux États-Unis, 1840 - 1860 », Cahiers Charles Fourier, n° 3, décembre 1992, p. 36-54.

« Record Books of the Wisconsin Phalanx », Rippon College Archives, [En ligne], URL : http://www.ripon.edu/library/archives/exhibits/phalanx.htm, consulté en septembre 2012.



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