Utopia

Utopie individualiste.
La ville d'essai de Josiah Warren est tracée en 1847 sur le site d’un phalanstère malheureux. Des fouriéristes passent sans difficulté d’une organisation collective à l’affirmation de la « souveraineté individuelle ».

Utopia, Ohio · photographie Arthur Rothstein, 1940 · US Farm Security Administration / Office of War · Library of Congress, Washington D.C.

Josiah Warren, musicien et inventeur fécond, vend en 1825 la manufacture de lampes à huile qu'il a créée à Cincinnati (Ohio) pour rejoindre Robert Owen à New Harmony (Indiana). Il restera attaché à la communauté, fidèle à Owen et partisan de la coopération, mais il juge que la propriété collective et le gouvernement par la majorité sont des entraves à la liberté des individus. De retour à Cincinnati, il ouvre en mai 1827 un magasin dit équitable, Equity store, où il fait avec succès l'expérience d'un système d'organisation coopérative. La boutique de Warren est vite appelée « Time store », le magasin du temps : les marchandises sont payées au prix coûtant du travail nécessaire à leur production et à leur approvisionnement tandis que la vente proprement dite est rémunérée en fonction du temps passé par le vendeur avec le client, décompté par une horloge placée bien en vue. Cette partie de l'opération commerciale est payée par l'acheteur en bons de temps de travail ou billets de travail, première application pratique des Labor notes de Robert Owen. Les minutes de charpentier ou d'instituteur s'échangent ainsi sous forme de billet contre des minutes de commerçant. Ce magasin équitable, que Warren ferme en mai 1830, est le prélude à une expérimentation de plus grande ampleur du système d'échange « travail contre travail ».

Warren souhaite fonder un Equity Village sur les principes de la souveraineté de l'individu et de l'établissement des prix au coût du travail. Après un essai avorté à Tuscarawas County (Ohio) et un long séjour à New Harmony, où il ouvre un nouveau Time store, Warren saisit une autre opportunité de faire l'expérience des idées pratiques exposées dans Equitable Commerce publié en 1846, remarquable exposé de l'anarchisme individualiste dominé par l'idée de la « Souveraineté de chaque individu », c'est-à-dire l'individualité des intérêts, de la responsabilité et de la décision. Il rencontre en juin 1847 les fouriéristes de Clermont Phalanx qui vient d'être dissoute. Au mois de juillet suivant, 32 hectares de terres au bord de l'Ohio sont réservés au nouvel établissement par Henry Jernegan, un ancien de Clermont Phalanx. Des rues sont tracées et le domaine est divisé en parcelles à bâtir pour être vendues aux futurs colons de la ville d'essai, nommée Trialville ou Utopia. Quatre foyers constituent le noyau de la colonie à la fin de 1847, rejointes bientôt par quelques familles des fouriéristes de Clermont Phalanx.

L'échange de travail est encouragé pour régler les relations entre les individus. Les Labour notes sont maintenant indexés sur une quantité de grain qui permet d'apprécier la valeur relative de chaque travail et les variations que chacun fait subir à la valeur de son temps de travail (selon ses besoins, sa productivité, la qualité...) : une heure de travail de charpentier équivaut à 12 livres de grains. Un Time store est ouvert. Utopia est dépourvue de gouvernement, de lois ou de règlement. Pour préserver l'unité de la colonie, les nouveaux arrivants doivent cependant être cooptés par les pionniers. Warren installe une imprimerie pour le journal The Peaceful Révolutionist, ouvre une école de musique.

Pour éviter que le leadership du fondateur de la colonie vienne contrarier la souveraineté des individus, Warren quitte Utopia en avril 1849, moins d'un an après son arrivée (août 1849), pour tenter d'autres expériences (Modern Times sur Long Island). Le développement d'Utopia reste limité. En 1852, le village compte 20 familles, une centaine de résidents. L'échange de travail favorise la création de nouvelles industries : scierie, menuiserie et fonderie, atelier de charpentier. Trois charpentiers, deux cordonniers, un vitrier et un peintre sont installés à Utopia. Un second Time store est ouvert. En 1856, 40 édifices s'élèvent sur la rive de l'Ohio, dont la moitié à vocation industrielle. Josiah Warren, qui visite la colonie cette année-là, estime que l'expérimentation est une réussite : les pratiques mutualistes des individus souverains sont toujours vivaces. En 1875, un certain nombre des premiers colons vivent toujours à Utopia ; le système du Labor exchange avec ses Labor notes est alors encore pratiqué. Aujourd'hui, le hameau d'Utopia a conservé un statut administratif à part : il est « uncorporated », ne fait partie d'aucune commune.

Témoignages

Josiah Warren, fondateur d'Utopia :

« Dans tout ce que nous avons fait sur place, tout a été si bien conduit selon le principe individualiste qu'il n'y a pas eu une seule assemblée pour légiférer. Pas d'organisation, pas de pouvoir délégué défini, pas de "constitution", de "lois" ni de "statuts", de "règles" ou de "règlement", seulement ce que chaque individu fait pour lui-même et pour ses propres affaires. Pas de fonctionnaires, pas de prêtres ni de prophètes, rien de ce genre n'a été souhaité. Nous avons eu quelques réunions, mais pour converser entre amis, pour faire de la musique, pour danser ou un autre passe-temps. »

(Josiah Warren, « A Peep into Utopia », The Peaceful Revolutionist, mai 1848, cité dans The Circular, 28 décembre 1868 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


TEMPS ÉQUITABLE

Horloge
Bois, métal · États-Unis, Ansonia Clock Co. à Brooklyn, New York, vers 1900


Dans l’Utopia de Josiah Warren, le temps est l’unité de mesure du travail que les individus s’échangent via des Labour notes. Il en va de même pour le travail du marchand dans le Labor for labor Store ou Time Store, magasin équitable expérimenté par Warren à New Harmony en 1842 :
« Sur le mur, derrière le marchand et face à l’acheteur, était suspendue une horloge et au-dessous un cadran. [...] Il y avait un tableau accroché au mur à un endroit visible par tout le monde, sur lequel étaient placées les factures payées aux grossistes pour les articles du magasin [...]. Dès que nous commencions à parler et à entrer en affaires, il installait le cadran sous l’horloge et le réglait à l’heure [de l’horloge]. Il me servait ensuite, me donnant ce que je désirai ; en échange, il me demandait en espèces ce qu’il avait payé au grossiste et sur mon chèque de travail autant de temps qu’il en avait passé avec moi, d’après le cadran, pour la vente de la marchandise. » (A. J. MacDonald, The Circular, 28 décembre 1868.)


Magasin dans l’Ohio
Photographie anonyme, 1933 · Library of Congress, Washington D.C.



Sources et références

Martin (James J.), Men Against the State. The Expositors of Individualist Anarchism in America, 1827 - 1908, 1953, p. 56-64.



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