Sunrise

Le dilemme des anarchistes de Sunrise.
Sur son immense ferme du Michigan, la commune juive doit en 1933 résoudre cette contradiction : organiser le travail et le laisser libre.

Une ferme du Michigan · (cc) photographie George Thomas, 2010

Joseph Cohen et la Grande Dépression sont à l'origine de la commune anarchiste juive de Sunrise, fondée en 1933. Joseph Cohen est un immigrant russe anarchiste arrivé aux États-Unis en 1903. Il passe dix ans à Stelton, la colonie éducative anarchiste du New Jersey, une expérience qui lui donne le désir d'une aventure communautaire. Il y est incité en 1932 par un groupe d'anarchistes que la misère ouvrière pousse à mettre en pratique une alternative sociale. En janvier 1933, ils publient ensemble le projet d'une société coopérative collective dans le Freie Arbeiter Stimme (La Voix du travailleur libre), un journal yiddish de New York auquel Cohen se consacre depuis 1925 et dont il démissionne alors.

Le groupe a bientôt l'opportunité d'acquérir dans le Michigan à 150 km au nord-ouest de Détroit une immense ferme de 4 000 hectares du nom de Prairie Home. Cette ferme sucrière est cédée par la Ossowo Sugar Company au prix de 200 000 $. Dans le contexte économique du moment, l'adhésion à la société est réduite de 1 000 à 500 $. Le groupe mène campagne et réunit les fonds pour le premier paiement de la propriété. Le 25 juin 1933, les pionniers s'installent sur la ferme qu'ils renomment Sunrise (L'Aube) d'après le roman de John William Lloyd, The Dwellers in Vale Sunrise (1904) qui décrit un petit groupe de citadins partis vivre en communauté en harmonie avec la nature. D'autres baptisent Sunrise « la propriété à un million de dollars ». Elle comprend des bois, 2 000 hectares de prairie et 1 500 hectares de terres cultivables, dont une partie est déjà plantée de betteraves à sucre, de menthe, de soja, de maïs, de blé et de fourrage. Le cheptel est composé de moutons, de quelques vaches et des chevaux de trait. L'équipement inclut 5 tracteurs, 3 camions et des machines agricoles. Le domaine de la compagnie sucrière possède trois villages – Alicia, Clausedale et Pitcairnia – qui comprennent 3 maisons, 2 dortoirs, 39 baraques de travailleurs, 15 granges ou étables et une bergerie.

La sélection des candidats est sévère : ceux âgés de plus de 45 ans et les familles nombreuses sont écartés, de même que les conservateurs, les réactionnaires, les religieux ou les communistes actifs. Toutefois, les adhésions représentent les seules ressources de la colonie dans ses débuts. Les anarchistes doivent ainsi accepter par nécessité un grand nombre de personnes parmi lesquelles des socialistes progressistes ou des syndicalistes qui sont loin de partager toutes leurs idées. L'un des membres du conseil d'administration, Philip Trupin, estime que « 10 % au plus étaient de vrais anarchistes » (Avrich 2005, p. 298). Les colons sont en majorité des ouvriers du textile de New York, Détroit, Philadelphie ou Chicago. Plusieurs viennent des communes anarchistes de Stelton, Mohegan et Home. Dès les premières semaines, Sunrise reçoit quantité de visiteurs curieux de voir à l'œuvre les travailleurs « millionnaires », ou éventuellement leur apporter une aide pour les moissons. Les premières récoltes, qui nécessitent tout de même l'emploi de main-d'œuvre supplémentaire, sont abondantes. Les citadins de Sunrise sont euphoriques.

Les nouvelles admissions se tarissent à l'automne faute de logements. La colonie compte alors 216 habitants, la plupart des juifs de l'Est et du Mid-Ouest. Une cuisine et un réfectoire communaux ont été édifiés ainsi qu'une école élémentaire pour les 33 enfants âgés de 4 à 14 ans. Les enfants vivent en dehors de leurs familles : les adolescents habitent « l'Hôtel » et les plus petits la « Maison des enfants ».

Les premiers problèmes de Sunrise apparaissent à l'automne 1933. La question de savoir si le yiddish devait être adopté comme langue commune provoque des frictions au sein de la colonie entre « yiddishistes » et les anarchistes fondateurs qui les déboutent de leur demande. Le sujet de la constitution de Sunrise porte aussi la division. La colonie a jusque là été informelle par la volonté des anarchistes peu soucieux de promulguer des règlements et nommer des comités. Une direction provisoire, dont Joseph Cohen est le secrétaire, administre Sunrise. L'accroissement du nombre de membres et la diversité de leurs convictions conduisent cependant à l'élection d'un comité chargé de formuler des statuts. Les élus sont surtout des socialistes et des syndicalistes dont les propositions sont rejetées par les anarchistes qui doivent maintenant faire front contre une opposition constituée des socialistes, des syndicalistes et des « yiddishistes ».

L'hiver 1933 - 1934 voit la lutte des partis pour le contrôle de Sunrise, que Cohen parvient avec difficultés à conserver aux anarchistes. Avec le printemps et le retour des intenses activités agricoles, la bataille politique se calme, mais Sunrise doit à nouveau affronter le problème de l'insuffisance de main-d'œuvre et louer les services de plusieurs dizaines ou centaines de travailleurs pour assurer les récoltes. La contradiction idéologique est aussi embarrassante que le paradoxe matériel : l'argent des salaires pourrait être employé à aménager de nouveaux logements pour attirer de nouveaux membres et se dispenser ainsi de travailleurs salariés. La présence de ces ouvriers agricoles à Sunrise révèle en outre l'inégale implication des membres de la communauté. Les conditions météorologiques gâchent les récoltes de 1934 et malgré sa réticence au principe de l'aide gouvernementale, Sunrise finit par accepter le prêt de l'administration Roosevelt.

La question de l'organisation du travail génère aussi des contradictions pour les anarchistes. À l'origine, le travail de la journée à venir est discuté chaque soir et les membres de la colonie choisissent la tâche à laquelle ils veulent être affectés. Mais les travaux pénibles manquent de volontaires et les capacités professionnelles sont mal exploitées. La colonie adopte à l'automne 1933 une organisation collectiviste en constituant trois groupes (réparation des baraques, travaux domestiques, travaux des champs) dans lesquels les travailleurs sont répartis suivant les besoins. Bien entendu, les contraintes de ce nouveau système provoquent des frustrations. Une intéressante tentative de réorganisation est approuvée avec enthousiasme par l'assemblée générale au printemps 1934 pour concilier l'efficacité économique et la liberté des travailleurs. Les opérations de la colonie sont désormais confiées à de petites unités de travail autogérées de 6 ou 10 personnes : 12 unités employant 77 membres sont chargées des champs ; les 102 autres membres appartiennent aux unités spécialisées de la construction, de la conduite des tracteurs, de la cuisine, des serveurs, des professeurs, etc. Mais le système des unités rencontre l'opposition des travailleurs salariés et pâtit de la négligence de certains responsables d'unités défaillantes. Par ailleurs l'économie de Sunrise souffre de l'absentéisme important des colons, spécialement ceux venus de Détroit qui retournent chez eux en séjours prolongés : l'idée de pénaliser chaque jour d'absence par une amende correspondant au salaire d'un journalier est rejetée comme une coercition inacceptable par les anarchistes.

Ces difficultés d'organisation collective suscitent les critiques internes : la communauté est responsable de la perte de l'individualité, de la responsabilité, de l'intimité et de l'initiative. En septembre 1934, un groupe forme le projet d'une division de la propriété en parcelles privées éventuellement unies au sein d'une coopérative. L'idéal anarchiste de Sunrise est encore assez vivace pour que la proposition, qui revient à faire de la commune un simple village, soit rejetée.

L'administration Roosevelt va précipiter la disparition de Sunrise. Au cours de l'hiver 1935 - 1936, plusieurs dizaines de familles sont parties, en particulier à la faveur d'une embellie économique dans la région de Détroit. Au printemps 1936, Sunrise fait encore appel au gouvernement pour obtenir un nouveau prêt. L'administration de la recolonisation rurale (The Rural and Resttlement Administration, future Farm Security Administration) fait alors la proposition de racheter le domaine et la dette de Sunrise, d'indemniser ceux qui souhaitent retourner en ville et de maintenir sur la ferme d'État ceux qui souhaitent poursuivre une exploitation agricole, seuls ou à plusieurs. Malgré l'opposition des anarchistes fondateurs, la proposition séduit les colons. En avril, 60 familles ont déjà quitté Sunrise. Le 15 du même mois, l'assemblée générale se prononce pour la vente. Au cours de l'année, Sunrise se vide progressivement de ses habitants. Joseph Cohen et les anarchistes fondateurs doivent comparaître à un procès intenté par d'anciens membres qui souhaitent la banqueroute de la communauté pour en retirer quelque gain. Ils sont accusés de malversations et d'activité subversive contre le gouvernement. Le juge chargé de l'affaire abandonne les charges et rédige un plaidoyer qui sonne comme une victoire morale pour Cohen et ses camarades. Le juge voudrait les voir réussir ailleurs ce qu'ils n'ont pu accomplir dans le Michigan. Avec Joseph Cohen, 25 familles de Sunrise décident de tenter l'aventure sous le soleil de Virginie, où elles acquièrent une ferme en juillet 1937.

Témoignages

Joseph Cohen, le leader des anarchistes de Sunrise, revient sur la nécessité paradoxale pour la colonie d'employer des travailleurs salariés afin d'assurer les récoltes de leur vaste domaine :

« Nous sommes venus ici pour faire notre propre travail et pour vivre de nos propres efforts, sans exploiter personne [...]. Le louage du travail dans une ferme comme la nôtre suscite du ressentiment parmi les membres [...]. Même s'il est vrai que nous donnons à nos saisonniers beaucoup plus que nous ne prenons pour nous-mêmes et qu'en conséquence nous ne tirons aucun bénéfice de leur travail pour le moment, nous ne pouvons nier en même temps que nous nous plaçons nous-mêmes dans la position d'employeurs qui essayent d'obtenir de leurs salariés autant qu'ils le peuvent [...]. La deuxième cause de ressentiment est mercantile : nous ne pouvons simplement nous permettre de dépenser de l'argent pour le travail salarié. Chaque dollar [...] est pris à l'argent malheureusement nécessaire pour réparer nos maisons et pour d'autres besoins urgents [...]. Il y a encore un élément – très déplaisant celui-là – dans toute cette situation. Nos gens ne s'impliquent pas dans le travail avec le même zèle et la même volonté. Certains se tuent au travail tandis que d'autres font seulement passer le temps. Il y en a qui passent leurs heures de travail en discussions qui portent aussi bien sur les problèmes de l'univers en général que sur ceux de notre communauté en particulier. C'est extrêmement agaçant et exaspérant pour ceux qui prennent plus que leur part dans l'effort pour faire avancer les choses. »

(Joseph Cohen, « Notes and Comments », Sunrise News, 14 juillet 1934, cité dans Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 321 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Louis Genin est né à New York en 1910 d'un père émigré de Russie. Adolescent, il dévore les mémoires du journaliste communiste Lincoln Steffens et suit le procès de Sacco et Vanzetti. Pendant ses études d'ingénierie et d'économie à l'université du Michigan, dont il sort diplômé en 1930, il se familiarise avec les publications anarchistes de la bibliothèque. De retour à New York, il fréquente les milieux anarchistes et rencontre Minnie Bluestein qui a séjourné dans la communauté éducative de Modern School à Stelton comme Joseph Cohen, le fondateur de Sunrise.

« Je suis arrivé à Sunrise avec Minnie en juin 1933, à peu près au tout début. Je pensais que l'expérimentation pouvait marcher. J'avais été à l'école dans le Michigan et j'avais eu une expérience de la ferme pendant mes études en participant aux récoltes pour gagner un peu d'agent. Minnie enseignait, et nous pensions que ce serait une expérience formidable. Et c'est vrai qu'elle a été instructive !
[...] Joseph Cohen n'avait rien d'un pragmatique et il était entouré de gens aussi peu pragmatiques comme Simon Farber et Mendel Bluestein, des hommes bien intentionnés, mais sans connaissances pratiques et sans expérience pour réussir. Une part importante du travail était accomplie par les travailleurs salariés ou par les jeunes. Nous sommes restés là-bas environ deux ans et demi puisque nous sommes partis à la fin de 1935. La plupart des gens âgés ne travaillaient pas beaucoup. Ils ne pouvaient faire marcher les machines. Nous, nous pouvions, et nous nous sommes occupés de la distillerie de menthe en travaillant tard le soir pendant que les vieux bavardaient. On ne sélectionnait pas les membres. Le plus grand nombre était sans travail, avec peu d'argent, et trouvaient à Sunrise un endroit où vivre, beaucoup à manger et une école pour leurs enfants. Nous avions un excellent docteur, le docteur Schiffrin, qui travaillait habituellement avec nous dans la scierie à couper des arbres et à d'autres taches quand il ne s'occupait pas de ses patients. Deux des travailleurs les plus endurants étaient Italiens, Angelo Di Vitto et Paul Boattin, qui est devenu par la suite un communiste ultra dans les usines automobiles Ford. Angelo était très gentil et très dévoué. Il croyait pour de vrai ! Pour lui, l'anarchisme et la colonie étaient une religion. Notre vie sociale était agréable ; nous avions construit une scène et nous avions un groupe dramatique qui représentait des pièces en un acte. Nous avions aussi une chorale, des concerts et d'autres de divertissements de ce genre.
Quand nous sommes rentrés à New York, je me suis éloigné du mouvement anarchiste. Il n'y avait plus beaucoup de mouvements actifs à cette époque. Depuis que l'ère Roosevelt avait commencé, beaucoup de choses changeaient dans le mouvement radical américain. Il s'est éloigné à toute vapeur des sociaux-démocrates. Et l'anarchisme, pour moi, n'était plus un mouvement actif mais seulement une tradition. »

(Louis Genin, interview du 15 avril 1975, cité dans Avrich (Paul), Anarchist Voices: an Oral History of Anarchism in America, 2005, p. 442-443 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Cohen (Joseph J.), In Quest for Heaven, The Story of the Sunrise Co-operaive Farm Community, 1957.

Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 315-331.

Herrick (William), Jumping the Line: The Adventures and Misadventures of an American Radical, p. 55-74.

Sutton (Robert P.), Communal Utopias and the American Experience: Secular Communities, 1824 - 2000, 2004, p. 122-127.

Avrich (Paul), Anarchists Voices: an Oral History of Anarchism in America, 2005, p. 298, 300.



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