Silkville

Le phalanstère de la soie.
La coopérative de Silkville est fondée en 1869 par un Français avec l’aide des réformateurs américains : le fouriérisme y reste cependant intentionnel.

Pendant la moisson à Silkville, Kansas · photographie anonyme, 1870 - 1890 · Kansas State Historical Society

Un Français, Ernest Valeton de Boissière, est à l'origine de Silkville (« cité de la soie ») au Kansas. Diplômé de l'École polytechnique, cet ingénieur issu d'une famille d'importants négociants bordelais, fait fortune dans les années 1840 en transformant les marais salants du domaine paternel de Certes à Audenge (Gironde) en bassins piscicoles. En 1848, il se présente sans succès à la députation sous l'étiquette de fouriériste. Après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, le républicain Boissière part aux États-Unis. Il s'établit à la Nouvelle-Orléans, où il réussit comme armateur dans les transports maritimes, tout en séjournant régulièrement en France pour poursuivre le développement du domaine d'Audenge. Il soutient en 1854 le projet du polytechnicien Victor Considerant de fonder une colonie fouriériste au Texas (Réunion). Boissière se lie avec les personnalités du fouriérisme américain déclinant : Albert Brisbane, le vulgarisateur de la doctrine sociétaire aux États-Unis, Elijah P. Grant, ancien directeur de l'Ohio Phalanx, et Charles Sears, dirigeant de la North American Phalanx dont le Français est un des actionnaires.

À la fin des années 1860, et malgré l'échec des tentatives phalanstériennes précédentes, Boissière, Brisbane et Grant sont toujours animés par l'expérimentation sociétaire. Ils achètent ensemble au début de 1869 un terrain de presque 1 500 hectares au Kansas, dans le comté de Franklin, et publient les Articles of Association of the Kansas Cooperative Farm. Les apports respectifs des membres fondateurs sont de 5 000 $ pour Brisbane, 1 200 $ pour Grant et 22 000 $ pour Boissière. L'entreprenant ingénieur estime que le climat du Kansas est favorable à la culture du mûrier et à l'élevage du ver à soie. Très rapidement, Brisbane est écarté de la direction et Grant quitte le site : Boissière prend seul la direction de l'expérience.

À la façon de Jean-Baptiste André Godin, auquel il rend visite au Familistère de Guise en 1869, Boissière souhaite établir progressivement une coopérative caractérisée par la distribution équitable des profits, le mutualisme, l’éducation intégrale et l’union des intérêts. En investisseur préoccupé de la viabilité du projet, il gère la ferme comme une entreprise profitable : elle demeure une société capitaliste rendue attractive par l’organisation coopérative du travail et les facilités apportées à ceux qui s’y établissent : une quarantaine d’immigrants français, des familles américaines et des agriculteurs locaux. Le prospectus édité par Boissière en 1873 vante avec emphase le travail attrayant ou l’habitat unitaire pour attirer des coopérateurs. La profession de foi socialiste présente toutefois des aspects conservateurs ou pragmatiques susceptibles de décourager les oisifs et les démunis : la rémunération proportionnelle à la productivité pour les nouveaux arrivants, le versement d’une somme de 100 $ à l’installation, le paiement d’un loyer deux mois à l’avance… Malgré son fouriérisme proclamé, Silkville demeure dans les faits une société dont les membres sont les employés de Boissière, bienveillant patron.

En une décennie, Kansas Cooperative Farm devient le premier centre de sériculture aux États-Unis. La ferme s’engage dans le tissage de la soie sur de nouveaux métiers à tisser ramenés de France par Boissière. À l'Exposition Centenaire de Philadephie en 1876, Silkville obtient une récompense pour ses essais d'élevage des vers à soie et la qualité de ses cocons rivalisant avec les cocons japonais. Sous la direction de Charles Sears, appelé par Boissière dans le Kansas, la ferme prospère. La production de vin, de fruits, de beurre et de fromage permettent de diversifier l'activité industrielle de Silkville, une nécessité économique mais aussi une condition pour l'alternat des tâches dans l'organisation fouriériste du travail. La communauté achève en 1874 la construction d’un « phalanstère » en pierre, une maison à trois étages comprenant 60 pièces, un réfectoire, une salle de réunion, une grande bibliothèque. Le « château » de Silkville, susceptible de loger en un ménage combiné une centaine de personnes, n'a cependant jamais été entièrement occupé. Grâce aux revenus de son domaine d'Audenge, Boissière fait aussi édifier une importante fromagerie, un chai, une grande étable.

Malgré la dépression économique de 1873, le prospectus édité par Boissière obtient peu de succès. Une cinquantaine de personnes seulement louent des chambres au « château ». Le fouriérisme n'a plus le pouvoir de séduction qu'il a pu avoir dans les années 1840 auprès des travailleurs américains déçus du capitalisme. Dans les années 1880, et notamment après la mort de Charles Sears en 1883, Silkville décline. La production de soie ne résiste pas à la concurrence asiatique et française ; elle est arrêtée en 1886. Boissière, qui se retire à Audenge pour fonder une école industrielle, envisage de céder la ferme dont il confie la gestion au fils de Charles Sears. L’expérimentation de Silkville prend fin en 1892, lorsque Boissière fait don à la Old Fellow Lodge de la ferme du Kansas, d'une valeur de 125 000 $, pour y installer un orphelinat et une école.

Témoignages

Au début de 1873 Ernest Valenton de Boissière publie en anglais un prospectus décrivant Prairie Home ou Silkville, dans l'intention de recruter des travailleurs associés :

« Un domaine de plus de trois mille acres, a été acquis il y a environ quatre ans, appelé d'abord "Kansas Co-Operative Farm", mais depuis nommé "Silkville", du fait que le tissage de rubans en velours de soie est l'une de ses branches d'industrie et que l'on envisage de développer la sériculture, ce pour quoi dix mille mûriers poussent aujourd'hui avec vigueur ; maintenant que deux-cent cinquante acres ont été mis en culture et que des bâtiments provisoires ont été érigés sur les terres, il est utile d'informer ceux qui voudraient participer à l'entreprise associative pour laquelle a été réalisée l'acquisition, que les souscripteurs, à l'initiative du projet, sont prêts à accueillir à partir du printemps prochain des personnes susceptibles de devenir associés de l'entreprise.
Un aspect déterminant de l'entreprise est d'établir le "Ménage combiné" de Fourier, c'est-à-dire une grande habitation unique pour l'ensemble des associés. Son objectif principal est d'organiser le travail, source de toute richesse, premièrement sur la base de la rémunération proportionnelle à la production, et deuxièmement de manière à le rendre à la fois efficace et attrayant. Des garanties d'éducation et de subsistance pour tous, et d'assistance pour ceux qui en ont besoin, sont des conditions indispensables qui doivent être offertes dès que l'organisation sera suffisamment avancée pour les mettre en pratique.
Un bâtiment spacieux, suffisant pour loger quatre-vingt à cent personnes, sera construit la saison prochaine ; un contrat a déjà été conclu pour l'édification, en pierres, des murs et des divisions principales avant le 1er octobre. Mais les bâtiments déjà élevés fournissent des logements – moins séduisants mais tout à fait confortables sauf en cas de grand froid – pour un nombre au moins égal.
On ne s'attend pas, cependant, à ce que les opérations de l'année prochaine soient davantage que préparatoires ; elles seront probablement limitées à réunir quelques personnes pour former le noyau de l'institution qui se développera progressivement à l'avenir. Mais, dès le commencement, des moyens seront donnés à l'industrie sur le principe de la rémunération proportionnelle à la production ; en vertu de ce principe, ou d'une autre façon, chaque candidat sera tenu de subvenir par lui-même à ses besoins et à ceux des autres gens dont il demanderait l'admission en tant que membres de sa famille ou personnes à sa charge. »

(Nordhoff (Charles), The Communistic Societies of the United States from Personal Visit and Observations, 1875, p. 376 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Le quotidien populaire newyorkais The Sun est dirigé depuis 1868 par Charles Anderson Dana, ancien membre de Brook Farm et pendant une vingtaine d'année l'un des principaux collaborateurs du journal progressiste New York Tribune. The Sun fait en août 1873 paraître dans ses colonnes un entrefilet favorable à l'expérience de Silkville :

« M. E. de Boissière, un riche Français de la plus grande intelligence, a acquis en 1869 une propriété de trois mille acres de terres fertiles dans le comté de Franklin, au Kansas, pour y établir une manufacture de soie. Il a bâti une usine dans laquelle opèrent déjà plusieurs métiers à tisser pour la confection de passementerie et de ruban de velours de soie. L'un de ses métiers tisse simultanément vingt-huit pièces de ruban à double chaîne, tissé avec le poil ou la peluche entre les deux chaînes, les rubans étant séparés par une lame aiguisée qui oscille avec les mouvements du métier. La soie utilisée dans l'usine est importée de France, de Chine et du Japon, mais M. de Boissière a planté des mûriers sur de grandes surfaces et compte élever lui-même des vers à soie en grand nombre. Il a maintenant commencé la construction d'un bâtiment assez grand pour servir d'habitation à une centaine de travailleurs quand il sera achevé en octobre. Un aspect important de l'entreprise de M. de Boissière consiste à procurer à ses travailleurs les avantages résultant de l'association et de la coopération. La grande habitation en construction doit être un ménage combiné. À côté de la manufacture de soie, les travailleurs de son domaine pourront trouver un emploi dans la ferme et dans les diverses activités industrielles. De bons salaires pour tous les genres de travail leur seront payés, et la pension leur sera offerte pour à peine plus que le prix coûtant. M. de Boissière propose également de mettre à disposition de sa petite colonie des moyens d'éducation et de culture : il a déjà constitué une bonne bibliothèque à leur usage et il prévoit de décorer d'œuvres d'art les logements communs. Les associés seront incités à investir leurs économies dans l'achat d'actions du domaine, de façon à transformer l'entreprise en société coopérative. On peut penser que M. de Boissière est un enthousiaste, mais c'est aussi un homme d'affaires pratique qui a des moyens suffisants pour réaliser ses idées. Ceux qui participeront à son projet de coopérative en tireront très probablement un grand bénéfice. »

(The Sun, 14 août 1873 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


En mars 1874, Ernest Valeton de Boissière écrit à Charles Nordhoff, journaliste enquêtant sur les communautés américaines, pour lui communiquer des informations sur la situation de Silkville :

« La maçonnerie et la charpente du bâtiment unitaire sont achevées, mais il faut encore deux mois pour finir le plâtre et la peinture. Les colons ne se sont pas installés dans notre voisinage aussi rapidement que je l'espérais, aussi n'avons-nous pas de marché pour nos petites industries. Je n'inviterai pas des associés à venir avant d'avoir établi plus solidement nos affaires de soie et des autres industries. On ne sait pas encore dans le pays quelles récoltes peuvent être les plus rentables. Les fermiers essayent maintenant le ricin et le lin pour les graines, avec des espoirs de succès. On m'avait renseigné sur un moulin à huile, mais j'ai découvert que cela n'occupe que très peu d'opérateurs. Je pense maintenant à une usine pour transformer la fibre de lin en ficelles et cordes, en sacs ou en tapis.
Ayant vécu la vie de fermier, j'ai beaucoup de patience, et je préfère avancer sûrement que trop vite. Nous avons du bon charbon en abondance autour de nous, que nous vendons à quatorze cents par boisseau de quatre-vingt livres. On nous promettait une ligne de chemin de fer d'Ottawa à Burlington traversant nos terres, mais les temps difficiles [la crise bancaire de 1873]  ont empêché sa réalisation. Bien à vous, E. V. Boissière. »

(Nordhoff (Charles), The Communistic Societies of the United States from Personal Visit and Observations, 1875, p. 382 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)



SÉRICULTURE COMBINÉE

Écheveau de fil de soie · France, XXe siècle


Un fouriériste français exilé aux États-Unis fonde un phalanstère au Kansas pour développer l’industrie de la soie américaine. Ernest Valeton de Boissière plante des mûriers, importe des vers à soie, des métiers à tisser, attire des ouvriers français. Kansas Cooperative Farm gagne une réputation séricole sous le nom de Silkville, surtout après avoir reçu une distinction à l’Exposition Universelle de Philadelphie en 1874 « pour ses essais fructueux dans l’élevage des vers à soie et pour ses cocons de bonne qualité » qui rivalisent avec les cocons japonais.
« Il a bâti une usine dans laquelle opèrent déjà plusieurs métiers à tisser pour la confection de passementerie et de ruban de velours de soie. [...] La soie utilisée dans l’usine est importée de France, de Chine et du Japon, mais M. de Boissière a planté des mûriers sur de grandes surfaces et compte élever lui-même des vers à soie en grand nombre. Il a maintenant commencé la construction d’un bâtiment assez grand pour servir d’habitation à une centaine de travailleurs quand il sera achevé en octobre. » (The Sun, 14 août 1873.)


Un groupe d'ouvriers français dans une plantation de mûriers à Silkville
Photographie anonyme, vers 1880 · Kansas State Historical Society



Sources et références

Nordhoff (Charles), The Communistic Societies of the United States from Personal Visit and Observations, 1875, p. 375-382.

Collection Familistère de Guise : Le Livre des visiteurs, 1880 - 1971, f. 49.

Carpenter (Garrett R.), « Silkville: A Kansas Attempt int the History of Fourierist Utopias, 1869 - 1892 », The Emporia State Research Studies, vol. III, n° 2, décembre 1954.

Guarneri (Carl J.), The Utopian Alternative. Fourierism in Nineteenth-Century America, 1991.

Guarneri (Carl J.), « L’utopie et la "deuxième révolution américaine". Le mouvement fouriériste aux États-Unis, 1840 - 1860 », Cahiers Charles Fourier, n° 3, décembre 1992, p. 36-54.

Fogarty (Robert S.), All Things New: American Communes and Utopian Movements, 1860 - 1914, 2003, p. 59-66.



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