Sointula

Harmonie finnoise au Canada.
Des mineurs finlandais exploités en Colombie britannique font appel en 1900 à l’impétueux Matti Kurikka pour créer un refuge social et national sur l’île de Sointula, « lieu d’harmonie » en finnois.

L'orchestre et le chœur de Sointula · photographie anonyme, 1903 · collection Institut finlandais de l'immigration

L’émigration finlandaise en Amérique du Nord s’intensifie dans les années 1880 - 1900, à cause de la dégradation de l'économie puis de l'accélération de la russification du pays sous le règne de Nicolas II. Des milliers de migrants choisissent le Canada pour trouver de l’emploi dans les mines de charbon de la côte ouest de la Colombie britannique. Mais le travail est pénible et dangereux et les compagnies minières jouent de la concurrence des ouvriers chinois, japonais ou indiens pour maintenir de bas salaires. Leurs mauvaises conditions de vie, le peu de considération dont ces anciens ruraux sont victimes, ajouté à la nostalgie de leur pays natal font naître chez les mineurs finnois une aspiration à un nouvel ordre social. Un groupe de mineurs de Nanaimo, sur Vancouver Island, fondent une société de tempérance (les mineurs finlandais avaient une réputation de grands buveurs), une bibliothèque et une fanfare. Parmi eux se trouvent quelques nouveaux émigrants, anciens compagnons de Matti Kurikka, le leader socialiste finlandais qu'ils ont suivi pour une expérience utopique en Australie et auquel ils sont restés fidèles. Ils introduisent les textes de Kurikka dans le groupe des mineurs de Nanaimo qui se montrent réceptifs à son discours imprégné de socialisme utopique et de nationalisme finlandais.

De 1897 à 1899, Matti Kurikka dirige le principal organe du mouvement ouvrier à Helsinki, Le Travailleur, malgré l'opposition des socialistes marxistes. Ce lecteur de Saint-Simon, d'Owen et de Fourier, né en 1863 dans une famille bourgeoise, partage l'humanitarisme anticlérical de Léon Tolstoï et sa conception de la divinité de la nature ; il reste étranger à l'idée de lutte des classes. En 1899, Kurikka démissionne de son journal et entraîne une centaine de compatriotes à fonder dans le Queensland une colonie socialiste qu'il appelle « Kalevan Kansa » – le peuple de Kansa, le nom mythologique du peuple finlandais. Dans cette communauté, « nous construirons une vie de liberté, élevée et spirituelle, loin des prêtres qui ont perverti la morale du Christianisme, loin des églises qui ont détruit la paix, loin de tous les maux du monde extérieur » (Wilson 1973-1974, p. 54). Les espoirs de Kurikka sont vite déçus. Le gouvernement travailliste du Queensland cherche à attirer des Européens pour coloniser son territoire, mais il se défie de Kurikka qu'il voit comme un nouveau William Lane, journaliste, leader du mouvement ouvrier australien et prophète inconstant et déchu de la Nouvelle Australie au Paraguay. Kurikka et ses compagnons sans ressources errent pendant une année dans le Queensland, où ils sont exploités par des employeurs qui profitent de leur méconnaissance de l'anglais. Après avoir vécu quelques mois dans un camp de tentes à Chillagoa, ils renoncent à obtenir des terres du gouvernement et à s'installer dans cette Australie capitaliste.

Le 8 avril 1900, le groupe des mineurs finnois de Nanaimo envoie une lettre en Australie à l'adresse de Matti Kurikka, le priant de les rejoindre pour organiser une communauté selon ses vues. Kurikka accepte la proposition en leur demandant de financer son voyage jusqu'au Canada : « je veux avec vous semer les grains du progrès qui feront lever une moisson abondante pour la joie de l'humanité et la gloire de la Finlande » (Kolehmainen 1941). Aussitôt débarqué à Nanaimo en août 1900, Matti Kurikka prononce dans la région des conférences sociales avec une assurance, une simplicité en même temps qu'une largeur de vue qui gagnent la confiance de son public. Il forme une société par actions intitulée Kalevan Kansan Colonization Company dont il prend la présidence. La société compte des actionnaires résidents et d'autres non-résidents. Sont considérés comme résidents ceux qui travaillent au moins 150 jours par an pour la colonie. Les résidents perçoivent un salaire identique. Ils ont le droit de disposer pour leur usage personnel d'une parcelle de quatre hectares. Résidents comme non-résidents disposent d'une seule voix aux assemblées quel que soit le nombre de leurs actions. L'assemblée générale élit un président et douze directeurs qui forment le conseil de la colonie, renouvelable au tiers chaque année. Les « articles de l'association » ne précisent pas l'objet économique ou la finalité sociale de la société ; ils n'édictent pas de règles de vie communautaire sinon la prohibition de l'alcool.

Le « peuple de Kaleva » se met à la recherche d'un domaine agricole bon marché, isolé sans être éloigné des marchés utiles à l'économie de la colonie. Le choix se porte sur Malcolm Island, sur la côte ouest du Canada, à 300 km au nord de Vancouver. L'île se trouve sur des routes de navigation sur Queen Charlotte Sound et les terres sont jugées fertiles par les Finlandais. Les migrants entrent en négociation avec le gouvernement de Colombie britannique. Matti Kurikka fait bientôt preuve d'impatience et projette de partir diriger un journal en Oregon. Ses compagnons ne peuvent le retenir à Nanaimo qu'avec l'engagement de publier un journal : ils collectent des fonds pour acheter une presse et le premier numéro de Temps paraît sous la direction de l'impétueux Kurikka le 17 mai 1901. L'écrivain utilise le journal comme une nouvelle tribune pour exposer son anticléricalisme, sa conception de la nature humaine – bonne par nature mais pervertie par l'alcoolisme, les églises et la société – et son nationalisme. Kurikka voit la colonie de Malcolm Island comme le refuge des travailleurs socialistes finnois résistants à l'impérialisme russe ; il attribue aux Finlandais de Colombie britannique le rôle messianique d'ouvrir la voie de la liberté aux travailleurs du monde entier et imagine que l'établissement de Malcolm Island sera imité par de nombreuses communautés. L'édition du journal accapare Kurikka. Il fait appel pour le seconder à son ami le socialiste August Bernhard Mäkelä qui lui a succédé à la tête du Travailleur d'Helsinki. Plus pragmatique que Kurikka, Mäkelä embrasse cependant l'utopie de Kalevan Kansa et rejoint Nanaimo.

Le 27 novembre 1901, le gouvernement cède finalement aux Finnois 8 000 hectares de Malcolm Island aux conditions suivantes : installer 350 colons sur le domaine (1 colon pour 35 hectares), valoriser les terres de 5 $ par hectare, construire les ponts, les routes et les édifices nécessaires au développement de la colonie, devenir sujets britanniques et scolariser les enfants dans les écoles publiques de langue anglaise. La colonie est exempte de taxes pendant sept ans, au terme desquels elle jouira de la pleine propriété des terres si les conditions sont satisfaites. Cinq pionniers débarquent sur Malcolm Island le 15 décembre 1901 et rebaptisent l'île « Sointula » (lieu d'harmonie en finnois). La colonie réunit quatorze personnes à la fin de l'hiver et compte au début de l'été 1902 127 membres qui logent sous des tentes et dans des cabanes de rondins. Le site de la « ville » d'Harmonie est choisi à la pointe de la grande baie en face de Vancouver Island. L'organisation est communautaire. Les repas sont pris en commun dans une grande construction servant de réfectoire et d'entrepôt. Un second bâtiment communautaire à deux étages est édifié à la fin de 1902 pour offrir un peu de confort à une partie des résidents. Au rez-de-chaussée, de chaque côté d'un couloir central, se trouvent les bureaux de la colonie et du journal, l'appartement de Kurikka, un four et des logements, au premier étage des logements répartis de chaque côté d'un couloir comme au rez-de-chaussée, et au deuxième étage une grande salle d'assemblée utilisée aussi comme atelier de confection. Le temps de travail est modulé selon la pénibilité ou la dangerosité de la tâche mais tous les travailleurs (hommes et femmes) reçoivent en principe même salaire (en réalité, les finances de Sointula ne permettront jamais de verser les salaires aux travailleurs ou les dividendes aux actionnaires). En 1903, la compagnie de Kalevan Kansa édifie un bâtiment dédié aux soins et à l'éducation des enfants que Kurikka souhaiterait voir confiés à la communauté plutôt qu'aux mères. Celles-ci résistent et les services ne parviendront pas à fonctionner.

Dès le début, la communauté manque cruellement d'argent. Malgré les appels de Kurikka, les Finlandais de Vancouver Island attendent de voir comment les choses vont tourner, ils se contentent de verser les 50 $ d'admission (s'ils en ont les moyens) sans souscrire aux 200 $ d'actions requis des membres actionnaires de la compagnie. Les premières installations sont financées à crédit. La colonie manque aussi d'hommes expérimentés dans le bûcheronnage et dans la pêche du saumon, activités dont elle espère tirer des revenus. L'agriculture ne se développe pas – seule la culture de pommes de terres est mentionnée – parce que les terres doivent d'abord être déboisées. Les finances sont insuffisantes pour établir une conserverie de poissons dont la pêche, faute de filets, est uniquement à usage domestique. Les coûts de transport sont trop élevés pour que la vente de troncs d'arbres soit rentable. La production de bois de construction semble plus favorable mais la scierie ne peut être équipée que de vieilles machines. L'éloignement des marchés est un handicap pour l'écoulement des productions des ateliers de cordonnerie ou de confection, de la briqueterie ou de la forge qui ont été aménagés sur Malcolm Island.

En janvier 1903, Sointula subit une rude épreuve. L'incendie du grand bâtiment d'habitation de la colonie cause la mort de onze personnes – trois hommes et huit enfants. Les pertes matérielles sont importantes. Le découragement ne l'emporte cependant pas. Au début de l'année, la colonie s'est installée dans ses nouveaux quartiers sur la baie. Elle a construit un embarcadère qui lui permet de recevoir directement le courrier et les marchandises, a jeté les fondations d'une nouvelle scierie et a commencé la fabrication de briques. Les colons ont formé un orchestre et un chœur, et jouissent d'une petite bibliothèque. À la fin de 1903, la population de Sointula atteint 238 habitants : 100 hommes, 50 femmes et 88 enfants. Les adultes sont jeunes, âgés pour la plupart de 20 à 30 ans. Si la colonie augmente en nombre, le renouvellement est important : 117 habitants vivent sur l'île depuis moins d'un an, 3 seulement y ont passé trois ans. Plus de 2 000 Finlandais auraient séjourné sur Malcolm Island de 1901 à 1905.

En 1904, reprenant confiance et mettant ses espoirs dans sa nouvelle scierie, la colonie passe contrat pour la construction de deux ponts en bois de plus de 50 m de long au-dessus des rivières Seymour et Capilano, à North Vancouver. Les conditions acceptées par Kurikka sont désastreuses pour Sointula. Les 3 000 $ du contrat ne suffisent même pas à couvrir les frais d'outillage et d'équipement. Le ressentiment des colons à l'égard de Kurikka est extrêmement vif. D'autant plus que le caractère et les idées de Kurikka n'ont jamais favorisé l'harmonie à Sointula. Dans les colonnes de Temps, il s'est fait le promoteur d'une religion naturelle (la théosophie), le pourfendeur de l'institution du mariage et l'avocat de l'amour libre. Les opinions très tranchées de l'éditorialiste sont depuis longtemps contestées au sein de la colonie et désapprouvées par son ami Mäkelä. À ceci s'ajoute le manque d'unité des Finlandais dont l'admission à Sointula a sans doute été trop peu sélective compte tenu du projet communautaire et des médiocres conditions d'existence sur l'île. Un schisme divise la colonie. En octobre 1904, Kurikka démissionne de la présidence et quitte Sointula suivi par la moitié de la population. Les dissidents fondent une éphémère communauté nommée Sammon Takojat. Mäkelä est élu à la présidence de Sointula par les membres restants de Malcolm Island. La saisie par des créditeurs d'un chargement de bois met un point final à l'activité de la Kalevan Kansa Colonization Company, dissoute le 27 mai 1905. Une partie des Finlandais, désillusionnés, quitte la Colombie britannique. D'autres restent sur place, acquièrent des terres et construisent une maison. Les anciens colons finlandais forment encore en 1914 la majeure partie des 250 habitants de Sointula (900 résidents aujourd'hui). Ils conservent des convictions socialistes, sont à l'origine de l'un des plus anciens magasins coopératifs de Colombie britannique, fondent une bibliothèque finno-canadienne, développent la pêche et créent une conserverie de poissons sur l'île.

Témoignages

MIGRATION DES FILS DE KALEVA

Appâts de pêche · Bois, plastique, métal · Finlande, Rapala, XXe siècle


La russification forcée de la Finlande à la fin du XIXe siècle et la dégradation de son économie poussent vers des exils lointains des milliers de travailleurs finnois et des socialistes aux revendications nationales. Le journaliste Matti Kurikka quitte Helsinki pour Brisbane en Australie. Il entraîne avec lui une centaine de compatriotes, unis pendant près d’un an dans une communauté pauvre et nomade à travers le Queensland.
Kurikka traverse ensuite le Pacifique pour répondre à l’appel de mineurs émigrés sur la côte ouest du Canada. À « Harmonie » – Malcolm Island rebaptisée en finnois Sointula – il fonde une communauté égalitaire de pêcheurs de saumons, d’agriculteurs et de bûcherons. C’est le refuge du « peuple de Kaleva », le nom archaïque des Finlandais dans l’épopée mythologique finnoise réécrite au XIXe siècle, qui débute avec le récit de la création du monde par Ilmatar, l’esprit des airs descendu du ciel dans la mer.


Hangar à bateaux à Sointula
(cc) Photographie Paul Hamilton, 2009



Sources et références

The Brisbane Courier, 10 octobre 1899 ; The Worker (Brisbane, Qld), 28 Juillet 1900.

Kolehmainen (John Ilmari), « Harmony Island: a Finnish Utopian Venture in Bristish Columbia », British Columbia Historical Quarterly, volume V, n° 2, 1941.

Wilson (J. Donald), « Matti Kurikka: Finnish-Canadian Intellectual », British Columbia Studies, n° 20, hiver 1973-1974, p. 50-65.

Salo (Allan Henry), The Kalevan Kansa Colonization Company, Limited: A Finnish-Canadian Millenarian Movement in British Columbia, thèse de l'Université de Colombie britannique, 1978.

Wilson (J. Donald) « Kurikka, Matti », Dictionnaire biographique du Canada, [En ligne], URL : http://www.biographi.ca/FR/009004-119.01-f.php?&id_nbr=7495, consulté en avril 2012.



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