Ruskin Cooperative Association

Ruskin et la crise du capitalisme.
La Panique de 1893 a jeté sur la route du Tennessee des travailleurs américains qui ne voient pas de salut dans la société capitaliste. Ils ne veulent plus se concurrencer dans le monde, mais désormais coopérer hors de lui.

La conserverie dans la grotte de Ruskin · photographie anonyme, 1896 · courtesy of Tennessee State Library and Archives

La colonie socialiste de Ruskin est le projet d'un homme de presse et la réussite d'un groupe d'artisans. Julius A. Wayland est issu d'une famille middle class d'Indiana. Pourvu seulement de l'instruction élémentaire, Wayland s'inscrit au Populist Party au début des années 1890 et s'engage en tant que journaliste dans la critique de la société capitaliste américaine. Il devient un socialiste influent avec la publication de Coming Nation qui compte 14 000 abonnés en 1894, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie. Ses articles s'inspirent de la critique sociale de l'écrivain anglais John Ruskin pour dénoncer la concentration des richesses et s'élever contre l'individualisme et le matérialisme de la société. Il milite dans les colonnes de Coming Nation en faveur d'un renouveau coopératif. Comme les fondateurs de Kaweah ou de Fairhope, Wayland est fortement influencé par la lecture du Looking Backward, 2000-1887 d'Edward Bellamy (1888) et du Co-operative Commonwealth de Laurence Gronlund (1884). Il forme le projet d'un « village coopératif » agricole, démocratique et égalitaire dont les membres seraient des sociétaires ayant souscrit à une (et une seule) action de 500 $. Wayland pense aussi que la multiplication des abonnés de Coming Nation offrira des revenus suffisants pour assurer la prospérité de la colonie. Le recutement de 200 nouveaux abonnés donne droit à la qualité de membre de la société coopérative.

En juillet 1894, le journal annonce qu'une région rurale du Tennessee, à l'ouest de Nashville, à proximité du chemin de fer et d'un bureau de poste accueillera le village. Au mois d'août suivant, Wayland, sa famille et une trentaine de pionniers, poussés à l'aventure par la crise de 1893, occupent un domaine de 400 hectares de collines boisées. La charte de la Cooperative Society of Ruskin est adoptée. Le capital de la société s'élève à 17 000 $. Wayland est élu président du conseil exécutif par les sociétaires. Pour être admis dans la colonie, il faut détenir une action de 500 $ (qui ne produit pas de dividendes) et posséder un métier utile, critères auquel est ajouté ensuite un examen de socialisme et de coopération. Ces critères d'admission, dont l'application n'a pas été rigoureuse, doivent garantir la cohésion de la communauté.

Les contradictions et les facteurs de division au sein de Ruskin existent cependant dès son origine. La tolérance religieuse est de règle mais Ruskin ne compte ni catholiques ni juifs. Le Commonwealth du sud est aussi fermé aux Noirs. L'égalité des droits des deux sexes subit en pratique le poids des traditions. Deux systèmes économiques et politiques coexistent : celui de la coopérative et celui de la société par actions. La propriété capitaliste est introduite au sein de la communauté par Wayland lui-même à son seul avantage.

Lorsque la colonie s'installe à Tennessee City, Wayland transfère à Ruskin son imprimerie et son journal. Il obtient du conseil de la société d'en conserver la propriété et d'en faire location, au mépris des principes coopératifs. Ce privilège provoque des oppositions qui éclatent au printemps 1895 lorsque Wayland veut imposer l'achat par la communauté d'un nouveau et dispendieux matériel d'imprimerie. Il est contraint à la démission et doit quitter Ruskin en juillet avec toutefois une confortable indemnité compensant la cession du journal et de l'imprimerie à la colonie dont c'est la première ressource.

Le départ du fondateur ne désorganise pas Ruskin. En 1895, le manque d'eau potable oblige la colonie, forte alors d'une centaine de personnes, à déménager quelques kilomètres dans une ferme au bord de Yellow Creek. Deux autres fermes sont achetées l'année suivante, qui portent la superficie totale de l'ancien et du nouveau domaine à 730 hectares. La population de Ruskin comprend 250 habitants au début de 1896 : 40 % sont des artisans, 30 % des paysans et le reste des ouvriers non qualifiés, quelques enseignants et deux docteurs. Ils viennent de 32 états de l'Union et de 6 pays non américains. Beaucoup ne sont que de passage.

Les Ruskinites vivent dans de petites maisons individuelles (70 en 1898), mais l'organisation du village est collective. Les travaux domestiques, agricoles ou industriels sont au seul bénéfice de la société. La production appartient à la société mais le logement, la subsistance, l'entretien, l'éducation et la santé sont pris en charge par l'association. Les travailleurs, employés 9 heures par jour, ne reçoivent pas de salaire en espèces mais comme à Kaweah en chèques-temps échangeables contre des biens ou des services. Les femmes, surtout employées aux travaux domestiques, sont rémunérées comme les hommes. Un grand édifice communautaire de deux étages, le Commonwealth Hall, est élevé pour abriter l'imprimerie, les bureaux du journal, le réfectoire, la bibliothèque, une librairie, un théâtre de 700 places et des chambres pour les hôtes. Des services domestiques collectifs s'organisent : une crèche, une école, une buanderie équipée d'une machine à vapeur, un magasin général, une boulangerie, un café, une conserverie dans la « Ruskin Cave ». Les repas sont pris en commun. Une escouade de 25 personnes travaille quotidiennement à la cuisine. La colonie entretient un potager et un verger ; elle élève des vaches, des porcs et de la volaille. Ruskin écoule le bois de sa scierie par chemin de fer. Elle vend sur les marchés et par correspondance des bretelles et des ceintures en cuir, du café de céréales, des herbes médicinales et du chewing-gum ou encore des photographies exécutées par le photographe de la colonie. La publicité de la production communautaire est faite par Coming Nation. Comme l'espérait Wayland, l'hebdomadaire est un très grand succès : les abonnés sont au nombre de 60 000 et le bénéfice est de 500 $ par mois. Malgré une productivité réduite de l'agriculture et de l'industrie, la situation financière est bonne. Bien que socialiste, Ruskin gagne une respectabilité auprès du voisinage. L'école obtient un statut légal et bénéficie de professeurs salariés par le comté de Dickson. Tous les 4 juillet, Ruskin organise pour la fête nationale un grand pique-nique gratuit qui rassemble 2 000 convives.

La colonie atteint son apogée en 1897. Les tensions qui parcourent Ruskin apparaissent bientôt au grand jour. Les différences se sont creusées entre les membres fondateurs - actionnaires, donc électeurs et élus - et les nouveaux arrivants souvent admis sans détenir d'action. À cette hiérarchie statutaire s'ajoute une distinction culturelle. Les actionnaires sont majoritairement issus des classes moyennes urbaines et ont embrassé l'idéal coopératif en venant à Ruskin. Les nouveaux Ruskinites proviennent souvent de familles modestes des zones rurales et ont une connaissance plus sommaire du socialisme de Bellamy et de Gronlund. La colonie a aussi admis (sans examen de socialisme coopératif approfondi semble-t-il) bon nombre d'anarchistes qui se manifestent dans une querelle sur l'amour libre. Ces nouveaux venus et leurs femmes (les femmes des anciens colons avaient obtenu des dispenses pour participer aux assemblées sans posséder d'action) doivent constater que les travailleurs non actionnaires, ceux qui assument les travaux pénibles, sont considérés comme des coopérateurs de second rang. Ils constituent pourtant une majorité dans la colonie.

En janvier 1898, un référendum soumis à l'ensemble des colons dégage une majorité pour l'admission en tant que sociétaires de toutes les femmes de Ruskin, qu'elles possèdent ou non une action de 500 $. Les anciens Ruskinites ne maîtrisent plus la situation. Pour récupérer la valeur de leurs actions – ce que refuse la majorité qui interprète les 500 $ comme un droit d'entrée – ils obtiennent du tribunal du comté la dissolution de la société coopérative et la vente de tous ses biens. L'opération qui s'achève à la fin de 1899 fixe la valeur de chaque action à 36 $, une somme très inférieure à ce qu'espéraient les 138 actionnaires qui pour la plupart ont déjà quitté le Tennessee. Certains colons partent pour Fairhope, la « Single Tax Colony » d'Alabama ; quelques-uns se joignent aux socialistes de la Cooperative Brotherhood de Burley dans l'État de Washington. Une quarantaine de familles de la majorité décide de faire revivre Ruskin en Géorgie où une petite communauté coopérative, la Duke Colony, les appelle en renfort.

Témoignages

Né au Québec, le sculpteur Isaac Broome est un artiste et un professeur dont la réputation est grande aux États-Unis dans les années 1880. C'est un homme cultivé, qui a voyagé à Rome et à Paris. Il arrive à Ruskin en mars 1896 où il donne des cours d'art aux enfants de la colonie et participe au projet avorté du College of New Economy. Broome est désenchanté par son expérience à Ruskin, au milieu d'une population qu'il juge fruste. Il en fait une description ironique en 1902 dans The Last Days of The Ruskin Cooperative Association :

« La salle à manger de Ruskin est ordinaire. C'est la grande arène où vous pouvez voir d'un coup d'oeil les bonnes ou les mauvaises manières des gens. Le premier mouvement qu'ils font est suffisant. La façon dont ils tirent leur chaise, la façon dont ils la repoussent ou la claquent contre le sol. Trois cents de ces claquements simultanés ou enchaînés rapidement procurent aux sens un plaisir considérable. De plus, il y a des bébés au berceau dont les mères doivent servir les tables. Ils n'ont pas l'habitude de se tenir calmes et ils élèvent une vigoureuse protestation contre le fait d'être couchés seuls. À cela on peut ajouter les forts éclats de voix de la plupart et le cliquetis des assiettes, les enfants martelant la table avec leur cuillère (et souvent les plateaux pour s'amuser), et vous pouvez imaginer l'enfer des repas dans la salle à manger communautaire de la colonie de Ruskin.
[...] Avec cette organisation communautaire de la salle à manger nous devons vivre sur un pied d'égalité avec les gens des arrière-cours des taudis des villes américaines et européennes. [...] Le « Magasin d'antiquités » de la Grande-Bretagne a contribué généreusement à la diversité des caractères réunis à Ruskin, et mis à part Quilps, Sammy et Sally Brass [des personnages du roman de Charles Dickens Le Magasin d'antiquités], elle a fourni les deux êtres pires que des animaux qui sont assis à ma table. Le mari a été quelque chose comme un aide à bord d'un navire. [...] Tout ce qui est amené sur la table est accaparé par ces gens toujours sur le qui-vive, calculateurs et agiles. La nourriture est apportée en grosse quantité comme à une table de famille. Ils vident les plats et ils enfourchent et ramassent la nourriture même si elle pue. Avant que le plat fasse le tour de la table, il ne reste habituellement aux autres que les os et le gras de la viande. C'est la Liberté, l'Égalité, la Fraternité, Dieu Tout-Puissant avec moi et le diable avec les autres socialistes. Cet usage est répandu dans toute la salle à manger. Bien sûr, des gens larges d'esprit et généreux ne s'arrêtent pas à ces petites choses. Comme le Christ, ils se disent : d'accord, qu'ils le prennent. S'ils veulent faire les porcs, laissons-les faire. Comme sont belle cette doctrine et cette discipline quand vous les pratiquez 8 000 ou 10 000 fois. Mais si vous devez le faire perpétuellement et que vous abandonnez tout espoir de jamais retrouver quelque chose à manger du vivant de ces accapareurs, alors, dans le doux et angélique paradis du cœur, commence à monter un désir brûlant d'en finir avec eux. Et si une bombe de dynamite pouvait les envoyer dans « L'heureux terrain de chasse » [le paradis des Amérindiens], vous dépenseriez joyeusement le dernier sou que vous possédez dans ce monde pour acquérir la bombe. Nous nous appelons Frère et Sœur. »

(Broome (Isaac), The Last Days of The Ruskin Cooperative Association, 1902, p. 79-81 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Broome (Isaac), The Last Days of the Ruskin Coperative Association, 1902.

Fogarty (Robert S.), Dictionnary of American Communalism and Utopian History, 1980, p. 161-162 et 217.

Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 247-255.

Brundage (W. Fitzhugh), A Socialist Utopia in the New South. The Ruskin Colonies in Tennessee and Georgia, 1894 - 1901, 1996.

Sutton (Robert P.), Communal Utopias and the American Experience: Secular Communities, 1824 - 2000, 2004, p. 90-97.