Réunion

Godin et le désastre de Dallas.
En 1854, les fouriéristes français jettent leurs dernières forces dans un essai au Texas, près du village de Dallas. Godin perd dans l'aventure de Réunion une partie de sa fortune et décide de se vouer à l'édification du Familistère.

Dallas vu des bords de la Trinity River · © photographie David Brauss, 2010

Victor Considerant, longtemps réticent à l’expérimentation mais privé après la révolution de 1848 des moyens de la propagande idéologique dans son exil bruxellois, finit par se persuader qu’un essai pratique du phalanstère pouvait réanimer l’École sociétaire. Après avoir songé à établir un phalanstère en Suisse, Considerant est convaincu par le fouriériste américain Albert Brisbane que les États-Unis sont le terrain favorable à une réalisation sociétaire. Le mouvement fouriériste américain, animé par Horace Greeley, fondateur du journal New York Tribune (1841), et Albert Brisbane, auteur de Social Destiny of man (1840) et cofondateur du journal The Phalanx (1843), a été très actif dans les années 1840 au nord-est du pays. Une vingtaine d’expérimentations associationnistes voient le jour, principalement des communautés chrétiennes acclimatant la théorie fouriériste. Ces associations se fédèrent en 1844 et dépêchent la même année leur représentant, Albert Brisbane, auprès des phalanstériens de Paris. Le moment n'est pas favorable pour intéresser aux essais pratiques des Américains une École sociétaire absorbée par la publication de La Démocratie pacifique. Mais l’échec des socialistes français en 1848, donne à Brisbane l’opportunité d’exciter l’intérêt de Considerant quand il lui rend visite à Bruxelles en mai 1852. Ils embarquent à destination de New York en novembre 1852 pour un voyage de reconnaissance des conditions d’une réalisation phalanstérienne européo-américaine aux États-Unis.

Considerant séjourne plusieurs semaines dans la principale colonie fouriériste américaine, la North American Phalanx fondée en 1843 au sud de New York. Considerant et Brisbane conviennent de rechercher des terres à acquérir pour créer un milieu ouvert à toutes les idées progressistes. De mai à juillet 1853, les deux amis explorent le nord du Texas autour de Forth Worth. L’État nouvellement confédéré encourage la colonisation sur d’immenses terres disponibles encore bon marché. Considerant fait aux phalanstériens de France une description enthousiaste des richesses naturelles, du climat et de la salubrité des hautes terres du Texas. Il leur propose un plan de colonisation à grande échelle. Considerant est de retour à Bruxelles en août 1853. L’accueil fait en France à sa proposition rencontre un succès inespéré. Le prudent Jean-Baptiste André Godin est lui-même un fervent partisan du projet dont il cherche à hâter la réalisation. Le 26 septembre 1854, Considerant présente les statuts de la Société de colonisation européo-américaine au Texas. La gérance de la société en commandite par actions est constituée à l’origine d’Allyre Bureau, de Ferdinand Guillon et de Jean-Baptiste André Godin. Elle a pour raison sociale : Bureau, Guillon, Godin et Cie. La société a son siège à Bruxelles ; elle est dotée d’une agence centrale à Paris et d’une agence exécutive au Texas. Victor Considerant est désigné agent exécutif de la société dont il est le fondateur.

La société de colonisation du Texas doit, selon le plan de Considerant, acquérir un vaste territoire de la taille d’un État qu’elle compte viabiliser pour les activités agricoles ou industrielles créées par les colons à titre individuel ou librement organisées en sociétés indépendantes de la société générale. Cette dernière tire ses ressources des plus-values réalisées sur la vente de terrains. Le capital initial est fixé à cent mille dollars ; Godin souscit effectivement pour vingt mille dollars (100 000 francs) ; Brisbane promet le même montant. Le 3 octobre 1854, François Cantagrel part en avant-garde pour les États-Unis, bientôt suivi par Considerant. Ce dernier semble réussir le pari de mobiliser les sympathisants d’un socialisme expérimental : à la fin de 1854, la gérance de la société dénombre 2 500 à 3 000 postulants au départ et annonce que le total des souscriptions s’élève à 1 291 446 francs. Les gérants constatent toutefois que les candidats à l’émigration sont principalement des partisans de la cause phalanstérienne. L’idée libérale de fonder au Texas un champ d’expérimentation des diverses doctrines sociales n’aura pas de réalisation immédiate. Une convention provisoire est ainsi établie pour organiser les colons en commune sociétaire aux frais de la société générale.

Au cours de 1855, la société de colonisation acquiert une ferme de 18 hectares à Houston au sud du Texas pour servir de pépinières aux plants apportés d’Europe et un « pied à terre » de 1 000 hectares au sud du village de Dallas, propriété que les pionniers baptisent Réunion. Ils s'installent dans des cabanes de rondins au bord de la Trinity River, achètent quelques paires de bœufs et embauchent des travailleurs de Dallas pour abattre des cèdres sur la propriété et commencer la construction d'un grand bâtiment communautaire et de plusieurs dortoirs. Cent trente colons se trouvent à Réunion en juillet 1855, surtout des Français mais aussi des Suisses, des Belges et quelques Américains. Après seulement quelques mois d’existence, la situation matérielle et morale de la colonie est mauvaise. Depuis le voyage exploratoire de Considerant en 1854, une partie importante des terres disponibles a été mise en réserve par l’État du Texas pour les compagnies de chemin de fer qui se sont engagées à créer une nouvelle ligne traversant le centre de l’État ; la spéculation fait augmenter la valeur des terres situées hors de la réserve. L’extension du domaine de Réunion pour réaliser le plan de colonisation de 1854 est compromise. Considerant échoue à intéresser les capitaux américains. La grande difficulté des communications au Texas rend les approvisionnements très onéreux et n’offre pas l’espoir de bénéfices sur les produits fabriqués à Réunion. Dallas ne compte que 500 habitants et ne constitue donc pas un débouché.

La colonie en est réduite à une vie pastorale à laquelle peu de migrants sont préparés et que la rigueur du climat rend difficilement supportable. Les journées de travail sont longues pour éviter la chaleur excessive de la journée. Les crotales pullulent dans les champs. La nourriture est réduite même si le produit de la chasse et l'achat de cochons et de vaches lui a donné un peu de variété. La sécheresse de l'été 1855 affaiblit encore la colonie. Ses sources se tarissent. Faute de pouvoir faire boire les attelages en chemin, les transports de marchandises se font rares. Plusieurs colons meurent à cette période. Le manque de contrôle de l’immigration pionnière avec son lot de colons inaptes ou dépourvus de motivation sociale, ainsi que le désarroi de Considerant génèrent des tensions sérieuses au sein de la colonie. En août 1855, elle est réorganisée en une société de propriétaires-actionnaires valorisant la responsabilité individuelle pour sauver le domaine de Réunion de la faillite complète.

Malgré la situation, les départs d’Europe se succèdent imprudemment : on compte environ 300 colons à Réunion au printemps 1856. Les nouveaux arrivants sont pour beaucoup des ouvriers spécialisés qui espèrent un meilleur emploi que celui que peut leur offrir Réunion. Deux partis s’opposent : ceux qui désirent avec Considerant la réalisation du plan de colonisation primitif - la viabilisation de terres et leur revente à d’autres colons - et ceux qui désirent conduire une expérience sociétaire à Réunion. De nouvelles constructions ont été achevées : des ateliers, une boulangerie, un fumoir et un magasin. Mais lorsqu'au mois de mai un terrible gel détruit les cultures, la colonie perd espoir. La communauté est parfaitement désorganisée, l'oisiveté règne. À l’automne 1856, Considerant décide d’abandonner Réunion pour recommencer l’essai de colonisation au sud-ouest du Texas, non loin de San Antonio, où il acquiert 13 000 hectares au nom de la Société dans le Cañon d’Uvalde.

Épuisé par les dissensions, Cantagrel rentre à Bruxelles à la fin de 1856. Dès le mois de septembre suivant, l’échec de l’entreprise est constaté par l’agence centrale de la Société de colonisation. Un des gérants, Allyre Bureau, est envoyé au Texas pour procéder à la liquidation du domaine de Réunion. Lorsqu’il arrive à la colonie en janvier 1857, il trouve une communauté minée par les querelles individuelles, en particulier à propos de la répartition due aux travailleurs associés de la société. Pour réduire a minima les charges pesant sur elle, la Société de colonisation, cède ou loue les terres, immeubles et instruments de travail aux colons à titre privé, les laissant libres de tenter un essai sociétaire et seuls responsables de leur organisation. Le 1er septembre 1858, Considerant se trouve à Paris pour justifier son action et tenter de persuader les actionnaires de la Société de colonisation de reprendre le plan de colonisation dans le Cañon d’Uvalde. Il ne convainc pas, repart aux États-Unis et démissionne de son poste d’agent exécutif de la société. Peu de temps après, en juin 1859, la Société déclare renoncer à toute entreprise de colonisation et restreindre son action à celle d’un propriétaire de terres à vendre. En avril 1861, elle transfère son siège social au Texas ; la gérance disparaît. La guerre de Sécession (1861 - 1865) retarde les opérations de liquidation de tous ses actifs aux États-Unis. Il faut attendre 1875 pour que soit dissoute la Société de colonisation européo-américaine du Texas fondée en 1854. La plupart des émigrants de Réunion rentrent en Europe ; une partie d’entre eux meurent au Texas ; quelques-uns s’établissent à Dallas où ils contribuent au développement industriel et commercial de la ville. La grande partie du capital de 1 500 000 francs est perdue pour les actionnaires sans avancée pour la cause phalanstérienne.

Godin est un actionnaire important de la Société de colonisation du Texas et l’un de ses trois gérants de 1854 à 1861. En 1854 - 1855, il participe activement depuis Paris à l’organisation matérielle de la colonie. Il propose que la Société de colonisation surmonte la difficulté de la réserve des terres au bénéfice des sociétés de chemins de fer en passant un accord avec l’une d’elles ou en se faisant elle-même promotrice de chemins de fer pour être l’une des sociétés bénéficiaires ; il souhaite que l’émigration soit contrôlée en fonction des capacités des individus et des besoins de la colonie ; il s’occupe des expéditions de plants, met au point une machine à fabriquer des briques ou encore donne la recette d’un nouveau béton propre à élever rapidement des constructions solides. Jusqu’à l’automne 1855, et malgré les craintes que lui inspire le silence de Considerant depuis son arrivée à Réunion, Godin est bien décidé à rejoindre le Texas pour mettre son expérience d’industriel au service de la colonisation. Il écrit le 1er novembre 1855 : « Si je ne consultais que mes intérêts personnels, je dirais que ma présence en Europe est plus nécessaire qu’en Amérique. Mais à notre entreprise de colonisation, se rattachent des noms aimés, un passé considérable d’idées, d’aspirations et d’espérances. Un avortement de cette entreprise ne paraîtrait rien moins qu’une abdication de notre mission sociale […]. Je m’occupe donc à organiser ici mes propres affaires de façon à ce qu’elles marchent sans moi, et que je puisse ensuite me rendre au Texas » (Moret 1897-1910, vol. 1, p. 537-538).

Le 23 novembre suivant, Godin annonce au conseil d’administration de la Société des propriétaires de Réunion qu’il se propose d’être le gérant délégué par la Société de colonisation au Texas pour mettre de l’ordre dans les affaires de la colonie : « J’ai donc l’intention d’aller au Texas dans le double but : 1° De décider du sort à faire à la Société de colonisation. 2° De coopérer dans les limites de ce qu’il me sera possible au développement et à la prospérité de votre association ». Suivent des demandes précises d’information et une série de recommandations et conseils sur la méthode pratique de colonisation. Godin conclut avec enthousiasme : « C’est avec l’espoir de serrer vos mains dans une étreinte de conciliation générale que j’irai au Texas, procéder avec vous à un travail d’organisation qui apparaîtra, un jour, avec l’aide de Dieu, comme l’avènement de la rédemption sociale. Ainsi soit-il ! » (Moret 1897-1910, vol. 1, p. 539-547). Au début de 1856, le désir de Godin semble moins ardent ; il pose comme conditions à son installation à Réunion en tant qu’industriel le respect de sa liberté d’entreprendre et la sympathie des colons à son égard. En janvier 1856, il cherche encore quelqu’un pour le remplacer pendant son absence à la direction des usines de Guise et Bruxelles. Mais en mars suivant, Godin renonce à se rendre au Texas : il juge que la réserve des terres pour les sociétés de chemin de fer rend impossible une extension suffisante du domaine de Réunion pour les besoins industriels et agricoles d’une colonie importante ; les nouvelles parvenues du Texas sur la longue sécheresse de 1855 et les froids rigoureux de l’hiver 1855 - 1856 contredisent les appréciations de Considerant sur la douceur du climat texan ; en outre, Godin est malade depuis plusieurs mois : « Aujourd’hui nos prétendues terres disparaissent de même que sont disparues les prétendues conditions climatiques favorables. Nous ne pouvons plus engager personne à se rendre au Texas » (Moret 1897-1910, vol. 1, p. 571-572). Godin est désenchanté du Texas, tente sans succès de démissionner de la gérance, et plaide désormais la vente de Réunion et la liquidation de la Société de colonisation pour préserver ce qu’il reste des intérêts des actionnaires. Il va se consacrer désormais à l'édification du Familistère de Guise.

Témoignages

La chanson Les Émigrants est composée par un pionnier sur le chemin du Texas ou à la colonie de La Réunion vers 1856 :

« Les Émigrants

Où vont les pauvres hirondelles ?
Frères, il est, dit-on, là-bas
Un air plus léger pour leurs ailes,
Un sol plus fécond pour nos bras.

Hélas, nous quittons une terre
Où l’on ne sait pas pardonner,
Où l’on demande à la colère
Ce que l’amour peut seul donner.

Où vont les pauvres hirondelles ?
Frères, il est, dit-on, là-bas
Un air plus léger pour leurs ailes,
Un sol plus fécond pour nos bras.

Non, plus de sang, plus de misère,
Nous sommes les gais travailleurs.
Du glaive qui frappait nos frères
Nous formerons des socs vainqueurs

Où vont les pauvres hirondelles ?
Frères, il est, dit-on, là-bas
Un air plus léger pour leurs ailes,
Un sol plus fécond pour nos bras.

Nous sommes la cohorte sainte
Des ouvriers de l'avenir.
Nous allons préparer l'enceinte
Où nous devons tous nous unir.

Où vont les pauvres hirondelles ?
Frères, il est, dit-on, là-bas
Un air plus léger pour leurs ailes,
Un sol plus fécond pour nos bras.

Oh, Liberté, sois notre guide.
Fraternité, sois notre sœur.
Vivant en paix sous votre égide,
Nous bénirons le créateur.

Où vont les pauvres hirondelles ?
Frères, il est, dit-on, là-bas
Un air plus léger pour leurs ailes,
Un sol plus fécond pour nos bras. »

(Paroles d'un chant composé vers 1856 dont la partition est conservée dans les archives du colon François Santerre à la Dallas Public Library ; document aimablement communiqué par Alan Govenar.)


Le phalanstérien Auguste Savardan est le médecin de la colonie de Réunion. Arrivé au Texas en juin 1855, il s'oppose bientôt à Victor Considerant à qui il reproche son goût de l'intrigue en plus de son incapacité à la direction pratique de la colonie. En avril 1856, une rumeur prêtant à Victor Considerant l'intention de vendre les terrains de l'association et de dissoudre la société motive une protestation du docteur :

« L'association de Réunion a pour but la formation d'un grand établissement agricole, commercial et industriel, base d'une première commune sociétaire.
Son personnel se compose de travailleurs volontairement sociétaires et volontairement non salariés, quoi qu'on en ait dit à la gérance ou quoique son imagination, en voie d'erreur, lui ait fait avec persistance affirmer le contraire.
La société de Réunion, pour atteindre son but, cultive aujourd'hui 430 acres [174 hectares] de terre, dont elle a défriché elle-même et fencé [anglicisme formé sur fence, clôture] les deux cinquièmes, et elle continue sans relâche ses travaux de première ordre.
Elle a acquis, pendant votre absence, un beau troupeau de 400 bêtes à cornes, qui donne, presque sans frais, aux colons, une abondante provision de lait, nourriture indispensable ici, première ressource de tous les settlers [colons], et dont nous avions, sans raison, si malheureusement manqué depuis notre arrivée.
Elle a acquis des porcs, des moutons, des volailles, et elle dispose ainsi de ressources alimentaires variées qui lui coûtent moitié moins cher que pendant l'année précédente, et qui lui promettent pour l'avenir d'importantes ressources commerciales.
Elle a construit des fences (clôtures) et un puits pour la réunion de ses bestiaux, un puits et un bâtiment pour la manutention des graisses et la confection des chandelles et du savon, un hangar pour la buanderie, un bâtiment pour les bureaux, une cuisine, une boulangerie, un magasin d'épiceries, un rucher, un poulailler, une chambre à fumer les viandes (smoke-house), une forge et enfin un cottage pour le logement de l'agent exécutif [Victor Considerant].
Elle a commencé la construction de deux petites maisons, l'une en bois et l'autre en pisé, chacune de huit pièces, pouvant être partagées entre plusieurs ménages.
Elle a fait l'acquisition de machines à faucher, à moissonner, à battre et à décortiquer.
Elle a ajouté, près de ses habitations, deux demi-sections à son territoire central, qui n'est que bien juste encore suffisant à son développement normal.
Elle a subi, avec soumission qui aurait dû lui être comptée, de grosses dépenses (3 ou 4 000 dollars), exécutées sous le patronage de l'agence exécutive, pour l'établissement d'un grand jardin dont les conditions de situation et d'exécution, généralement blâmées par des hommes compétents, ont presque complètement justifié ce blâme.
Elle a entrepris, sans autre dépense qu'une centaine de dollars, et par d'autres mains plus désintéressées, un travail de même nature qui excite un véritable intérêt dans la colonie, qui attire même d'assez loin, les visites des voisins, mais qui a le malheur de déplaire à l'agence exécutive.
Elle a créé, aussi contre l'avis de cette dernière, un store ou bazar qui donne déjà lieu à un mouvement de fonds d'au moins 300 dollars par mois, provenant de l'extérieur, avec 20 à 30 pour 100 de bénéfice net.
Elle avait préparé, pour être ouverts au 1er avril, un restaurant et une monnaie intérieure destinés à faire cesser un régime alimentaire communiste, mauvais au point de vue hygiénique et plus mauvais encore au point de vue moral.
[...] Outre toutes ces choses, la société de Réunion aurait voulu utiliser ses moulins, ses appareils de scierie, créer la tannerie, la savonnerie, la confection des chandelles, la distillerie, la fromagerie, le roulage, et irriguer la vallée au milieu de laquelle coule le West-Fork [affluent de Trinity River].
Tous ces établissements auraient exigé une avance de quelques milliers de dollars, à laquelle l'agence exécutive s'est obstinément refusée, et qui aurait cependant et rapidement donné d'importants produits. Voilà donc ce que la société de Réunion a fait et ce qu'elle aurait voulu et pu faire dans les neuf mois qui viennent de s'écouler, malgré les difficultés inévitables au commencement de toutes choses.
Où sont les motifs de sa dissolution ? »

(Savardan (Auguste), Un naufrage au Texas, 1858, p. 178-180.)


Le phalanstérien Auguste Savardan est le médecin de la colonie de Réunion. Il arrive au Texas en juin 1855 et en part au mois d'août 1857. Aussitôt revenu en France, il publie un livre sur l'échec de l'expérience, Un naufrage au Texas (1858) :

« Pendant dix mois et demi, le régime alimentaire de la colonie avait été soumis au mode communiste.
Quatre grandes tables étaient dressées autour de la salle à manger. Chacune d'elles était servie d'un grand plat de potage et d'un grand plat de viande qui circulaient à la ronde ; mais malheur aux derniers arrivants ou à ceux qui recevaient le plat les derniers. Très souvent, le plat était vide, et il n'était pas toujours facile d'obtenir des suppléments, surtout si l'on n'avait pas les bonnes grâces du maître d'hôtel.
Les consommateurs étaient divisés en quatre catégories : les hommes, payant par jour 22 sous ; les femmes, 18 sous ; les enfants de six à douze ans, 12 sous, et  les enfants au-dessus de six ans, 6 sous.
Une table communiste est donc évidemment une institution aristocratique dans laquelle, et pour chacune des catégories, la noblesse est représentée par les gros mangeurs. Cette noblesse a pour titres la puissance des estomacs, la force des mâchoires et la promptitude des mouvements qui établissent, en fait, son droit de dîme et de redîme sur le peuple représenté là par les constitutions matérielles les moins énergiques et les caractères les plus timides.
Nous réclamions donc, en faveur de ce peuple, la suppression de la gamelle et son remplacement par le restaurant à portion.
Au restaurant, la noblesse peut très bien continuer de mériter et conserver tous ses titres, mais non ses privilèges. Elle peut, librement mais plus dignement, satisfaire ses grandes aptitudes, mais en participant aux dépenses dans la proportion des quantités qu'elle va consommer. »

(Savardan (Auguste), Un naufrage au Texas, 1858, p. 191.)


DÉSACCORDÉON

Accordéon diatonique
Bois, nacre, cuir et métal · Pajot jeune à Jenzat (Allier),
manufacture Dedenis à Brive-la-Gaillarde, début du XXe siècle


Le premier piano apporté de France en 1856 par Allyre Bureau, directeur de la colonie de La Réunion, fut, dit-on, le premier à Dallas. La musique anime la communauté fouriériste en exil. Elle la rassemble mais peut aussi l'exaspérer :
« La gérance avait fait un traité particulier avec un jardinier nommé M. Guillier, qui avait quitté la pépinière de Milianah en Algérie, pour venir diriger celle de notre société en Amérique. M. Guillier s'était d'abord arrêté, pendant quelques semaines, à notre pépinière d'Houston dont la direction lui était spécialement confiée et d'où, craignant la fièvre jaune, il était parti dans le courant du mois de mai 1856, pour venir à La Réunion. Il y arriva au commencement de juin et il y resta jusqu'au mois de mars 1857, huit à neuf mois, pendant lesquels son unique et continuelle occupation fut de jouer d'un accordéon qui ne tarda pas à devenir l'objet des malédictions de toute la colonie. » (Auguste Savardan, Un naufrage au Texas, 1858, p. 247.)


Reunion Tower à Dallas, Texas
Photographie Carol M. Highsmith, 1980 - 2006 · Library of Congress, Washington D.C.



Sources et références

Considerant (Victor), Au Texas, 1854.

Savardan (Auguste), Un naufrage au Texas..., 1858.

Moret (Marie), Documents pour une biographie complète de Jean-Baptiste André Godin, vol. 1, 1897, p. 179-655.

Desroche (Henri), La Société festive : du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, 1975.

Guarneri (Carl J.), Utopian Alternative: Fourierism in Nineteenth Century America, 1991.

« Autour de la colonie de Réunion, Texas », Cahiers Charles Fourier, n° 4, 1993.

Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, CD-Rom 1997.

Beecher (Jonathan), Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, 2001 (édition française, 2013).

Pratt (James), « Réunion, terre d’utopie pour les femmes ? Rêves d’idéal et vie quotidienne », Cahiers Charles Fourier, n° 13, décembre 2002.



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