Sojourner Truth : femme, Noire et associée.
Les communautés proclament l’égalité des droits mais restent fermées aux Noirs. Vers 1840, les abolitionnistes de Northampton font exception.
Comme sa célèbre voisine Brook Farm, l'association de Northampton trouve son origine dans la dépression qui suit la panique boursière de 1837 et dans le mouvement réformateur des intellectuels chrétiens radicaux. Le 14 septembre 1841, un petit groupe d'hommes du Massachusetts et du Connecticut rachètent pour 20 000 $ à une entreprise en faillite, la Northampton Silk Company, une manufacture de soie avec un domaine de 190 hectares situé à 4 km à l'ouest de Northampton, sur la rivière Mill, au lieu-dit Broughton Meadows (aujourd'hui sur la commune de Florence). Sur le site industriel s'élèvent six maisons d'habitation, une usine en briques de trois étages presque neuve et plusieurs ateliers équipés : une teinturerie, une scierie, une fabrique de bardeaux, un atelier de charpente. La propriété comprend également vingt hectares de bois de pins situés à quelques kilomètres de là.
Le 15 février 1842, ils publient le projet de constitution de la communauté qu'ils souhaitent établir sur la propriété : The Northampton Association of Education and Industry. Les onze fondateurs sont des abolitionnistes radicaux et quelques industriels et fermiers de Northampton ou du Connecticut : William Adam, David Mack, George Benson, Samuel Hill, Joseph Conant sont les plus influents. Le 8 avril 1842, ils se réunissent dans la propriété pour adopter les statuts et le règlement de la communauté. À partir d'une critique morale et sociale très sévère de la société capitaliste contemporaine sont énoncés les droits fondamentaux des individus : droit de jouir des fruits de son travail ; droit à l'accès au savoir ; liberté d'opinion et de religion ; égalité des droits sans distinction de sexe, de couleur, de classe ou de croyance.
The Northampton Association of Education and Industry comprend d'une part une société par actions et d'autre part une communauté industrielle. Le capital et le travail coopèrent en restant indépendants l'un de l'autre. Les actionnaires élisent parmi eux le président, le trésorier et le secrétaire de l'association. Ces derniers forment avec quatre membres de la communauté industrielle le conseil d'admission des nouveaux membres qui doivent être élus à l'unanimité. Le conseil de direction de la société par actions comprend le président, le trésorier et le secrétaire de l'association et quatre autres membres. Le capital de la société, d'une valeur de 100 000 $, est divisé en actions de 100 $. L'intérêt des actions ne peut dépasser 6 %. Chaque action donne droit à une voix en assemblée pour les actionnaires de plus de 16 ans, mais personne ne peut cumuler plus de dix voix. Les actionnaires peuvent, sans obligation, séjourner dans l'association et prendre part à ses travaux. Les travailleurs sans capital peuvent acquérir des actions en échange des bénéfices dégagés par leur travail. Le capital est mis par la société à disposition de la communauté industrielle.
Les membres de chaque département de la communauté industrielle élisent parmi eux un directeur. Les directeurs forment avec le président, le trésorier et le secrétaire de l'association un conseil indépendant du conseil des actionnaires. Il organise le travail, fixe les rémunérations en valorisant les travaux les plus nécessaires et les plus ingrats, veille à l'approvisionnement de la colonie et à l'écoulement de ses productions. Les membres de l'association doivent résider sur le domaine et bénéficient de la gratuité des services domestiques : l'éducation, les soins, la nourricerie, les bains ou les salles publiques. Les personnes en incapacité de travailler sont secourues par la communauté. Les enfants participent aux travaux de la communauté et perçoivent la rémunération correspondant à leur travail. L'association ouvre un compte individuel d'intérêts et de dépenses pour chaque membre de plus de 5 ans, de façon que le profit de son travail vienne compenser les dépenses de son entretien. Les bénéfices, s'il y en a après déduction des salaires, des intérêts du capital et des charges, sont répartis sur un mode fouriériste : 50 % au travail, 25 % au talent, 25 % au capital. En cas de différend au sein de la communauté, un conseil d'arbitrage est élu par les partis opposés. Les membres faisant appel aux tribunaux extérieurs sont susceptibles d'être exclus.
L'assemblée constituante du 15 avril 1842 élit Joseph Conant président, Samuel Hill trésorier et William Adam secrétaire. Les départements industriels sont organisés : exploitation forestière, agriculture, mécanique, fabrique de soie, éducation. Au mois de mai, le bâtiment de briques est investi : on y trouve la buanderie au rez-de-chaussée et dans les étages des dortoirs et des chambres à coucher, la cuisine, la salle à manger, le magasin de la communauté et plusieurs salles occupées par les ateliers de la soierie.
Les admissions se succèdent rapidement. Un métier utile, un capital, peu d'enfants, des relations de voisinage ou de parenté avec des familles de l'association et des sympathies abolitionnistes sont les meilleurs atouts pour être accepté. À la fin d'avril, 59 personnes vivent dans la communauté. Ils sont 83 à la fin de 1842. La population est jeune, formée principalement de familles venant de Nouvelle Angleterre. Les chefs de famille sont pour moitié des propriétaires, des industriels et des salariés ou exercent des professions libérales, et pour moitié des artisans ou des fermiers durement affectés par la crise. Engagés dans le système capitaliste ou réfractaires à celui-ci, les uns et les autres recherchent dans la coopération à la fois une sécurité économique, une vie plus égalitaire et parfois une calme retraite. Si la plupart des communautés réformatrices américaines proclament l'égalité des droits, elles restent fermées aux Noirs. L'association de Northampton est une exception qui confirme la règle : quatre Noirs y séjournent durablement. L'ancienne esclave Sojourner Truth, bientôt figure célèbre de l'abolitionnisme, et qui dirige la buanderie de la communauté, affirme qu'elle n'a jamais connu un tel endroit « où tout est caractérisé par une égalité de sentiments, une liberté de pensée et de parole, et une largesse d'esprit ». La communauté protège aussi des esclaves en fuite et reçoit la visite de leaders anti-esclavagistes. Les femmes prennent part aux débats et aux votes de la communauté ; leur rémunération est identique à celle des hommes. La diversité des confessions chrétiennes est parfaitement tolérée à Northampton.
L'association débat sans cesse des modalités de l'expérimentation. Le régime du salariat et la prééminence du capital au sein de l'association sont contestés. Joseph Conant, pour qui l'association et le système capitaliste des affaires ne sont pas incompatibles, démissionne avec deux autres membres actionnaires à la fin de 1842 pour créer une fabrique de soie tout près de là. Au début de 1843, une démocratisation plus poussée du régime de l'association est adoptée par l'assemblée générale des membres sans l'assentiment des actionnaires : la séparation de la société par actions et de la communauté industrielle est abandonnée, les actionnaires ne disposent plus que d'une seule voix comme les membres travailleurs, les directeurs sont élus en assemblée générale et l'admission de nouveaux membres est soumise à l'approbation de la communauté entière (une période probatoire est instaurée au printemps suivant). Les amendements à la constitution renforcent également le caractère communautaire de l'association : la durée minimale de souscription au capital est fixée à 4 ans ; nul ne peut commercer à l'extérieur à titre personnel ; la communauté fournit à ses membres le logement, le mobilier indispensable, le combustible pour se chauffer et l'huile pour s'éclairer ainsi que les vêtements ; il est enfin prévu d'affecter trois-quarts des bénéfices nets annuels à un fonds commun et de distribuer en parts égales à chacun des membres le quart restant. Le travail est désormais organisé en onze départements : agriculture, exploitation forestière, manufacture de soie, coutellerie, travaux mécaniques (menuiserie, fabrication de chaussures), sériculture, travaux domestiques, approvisionnement, comptabilité, éducation et secrétariat de l'association. Les membres adultes doivent 10 heures de travail par jour et 60 heures par semaine. Le travail n'est plus payé à l'heure et l'échelle des rémunérations tient compte de l'âge et non de la qualification, de la pénibilité ou du sexe. C'est une manière d'abandonner le salariat de la société concurrentielle. La division du travail entre hommes et femmes reste cependant traditionnelle.
Au mois d'avril 1843, l'association compte 102 membres : 30 hommes, 26 femmes et 46 enfants de moins de 18 ans. Le manque de logements lui interdit d'accueillir tous les candidats. Près de 80 personnes logent dans les chambres de la manufacture de soie, les autres occupent les sept maisons individuelles que possède l'association. La population atteint tout de même 120 membres au printemps 1844. De 1842 jusque 1846, 240 hommes, femmes et enfants séjournent à Northampton. La vie dans la communauté est rustique. La simplicité des installations et des manières est censée manifester l'égalité sociale et l'exigence morale de la communauté. Elle se dote tout de même d'une bibliothèque et installe des bains. Les dimanches après-midi sont consacrés aux « réunions libres » où chacun peut librement exprimer son opinion. Les mariages et les funérailles sont de très modestes et brèves cérémonies. L'éducation, mixte, de la cinquantaine d'enfants de l'association est partagée entre l'étude et le travail. L'alternance favorise le développement intellectuel et physique des élèves mais contribue aussi à l'activité économique de la communauté. Sous la direction de William Adam, qui a exercé à Harvard, l'enseignement pratique tient une place importante à côté des études traditionnelles : exercices physiques, couture, botanique, géographie appliquée... Le cursus ne fait pas de place à l'éducation religieuse. L'autonomie des élèves est encouragée et l'autodiscipline est privilégiée, les châtiments sont abolis. L'école accueille quelques élèves de l'extérieur pour 100 $ par an. Mais l'absence d'installations scolaires (les cours ont lieu chez William Adam et dans la manufacture) et la nécessité toujours plus pressante d'employer les élèves dans la manufacture empêchent l'école de Northampton d'avoir l'éclat de celle de Brook Farm.
L'association ne connaît pas de schisme mais elle est parcourue par des tensions. L'affaiblissement des actionnaires et la suppression du salariat, l'opposition à une culture et une éducation libérales, la limitation des initiatives individuelles sont les causes du départ de William Adam en 1844. Les membres de la communauté sont plus radicaux que leurs leaders qui ne parviennent jamais à s'imposer. La tentative à la fin de 1843 de rapprochement avec Hopedale, Brook Farm et le fouriérisme, manœuvre des fondateurs pour remettre de l'ordre dans la communauté, ne suscite qu'indifférence parmi les membres. Les difficultés financières jettent finalement le doute dans les esprits sur la valeur de l'expérience communautaire. La faiblesse du capital (très loin des 30 000 $ jugés nécessaires à l'origine) et par conséquence un investissement réduit dans la manufacture de soie lui interdisant d'être rentable, de minces ressources annexes (l'industrie du bois) ne permettent pas à l'association d'honorer ses dettes (40 000 $ au début de 1845). Au cours de l'été 1845, David Mack ne croit plus que la communauté soit la voie de la réforme sociale et quitte Northampton. George Benson n'espère plus réformer l'association. Il s'accorde avec les membres pour diviser la propriété : Benson obtient 36 hectares et l'usine (qu'il transforme en manufacture de coton) tandis que la communauté conserve 150 hectares et le reste des installations. L'association qui ne compte plus qu'une quarantaine de membres à la fin de 1845, survit grâce à l'industrie du bois, à sa forge et à sa ferme, et à une nouvelle manufacture de soie dont la production est toutefois insuffisante. En vendant des parties du domaine, le trésorier Samuel Hill, l'un des derniers fondateurs encore présents, préserve la communauté de la faillite, qui cesse cependant d'exister en tant que telle en novembre 1846. Beaucoup d'anciens membres restent engagés dans les mouvements réformateurs. Certains poursuivent l'aventure communautaire à Brook Farm ou Hopedale. D'autres restent à Northampton après la dissolution de la communauté. Plusieurs, dont Sojourner Truth, s'installent dans des maisons bâties sur l'ancien domaine, et continuent à former une « communauté de voisinage ». D'anciens membres comme Ruggle ou Mack introduisent l'hydrothérapie à Northampton. Les fondateurs de l'association créent des établissements industriels qui sont à l'origine du développement de Northampton, rebaptisée Florence en 1852 en référence à l'industrie de la soie. Samuel Hill fonde la Nonotuck Silk Company, bientôt premier employeur de Florence, et dont le succès lui permet de mener des actions philanthropiques d'envergure dans la ville.
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