New Llano

Les écrans noirs de New Llano.
Les coopérateurs du désert californien fondent en 1917 un nouveau village en Louisiane. New Llano vit de la charité de ses amis, mais son théâtre-cinéma de 300 places manifeste la richesse de la vie culturelle communautaire.

Vue de New Llano, Louisiana · illustration de Llano Colonist, 25 avril 1936 (détail) · © State Library of Louisiana

La colonie de Llano del Rio est fondée par des socialistes californiens en mai 1914 dans le désert des Mojaves, au nord-est de Los Angeles. Elle compte jusqu'à 1 500 colons. En raison du manque d'eau, son président Job Harriman envisage au début de 1917 le transfert de la colonie. Au mois d'août 1917, l'assemblée générale des membres de Llano del Rio approuve sa proposition d'acquérir des terres dans le comté de Vernon, à l'ouest de la Louisiane, à 4 000 km de là : 6 500 hectares, dont l'exploitation forestière a cessé d'être rentable pour la Gulf-Anderson Lumber Company.

Le rapport de la commission d'enquête est enthousiaste. Il balaye les préventions des Californiens sur le climat et l'état sanitaire de la Louisiane, redoutée pour son humidité, ses marais, ses moustiques et ses alligators. Les enquêteurs insistent sur l'abondance des ressources en eau, sur les facilités de transport et surtout sur les installations abandonnées par les forestiers : 27 édifices solides, un hôtel de 18 chambres, environ 100 cabanes, un magasin, un bâtiment de bureaux et de grands hangars. L'assemblée veut croire que le projet ouvre une nouvelle ère de prospérité. Harriman emprunte 5 000 $ pour le premier paiement et en octobre 1917, au moment de l'entrée des États-Unis dans la guerre, les colons – en majorité pacifistes – commencent à déménager avec le matériel de Llano del Rio. Un grand nombre se ravise toutefois : seuls 300 des 1 000 colons présents à la fin de 1917 dans le désert Mojave ont rejoint « New Llano » en janvier 1918. Vingt familles du Texas, attirées par l'aventure et sans motivation idéologique, viennent s'ajouter aux Californiens.
La situation de New Llano en 1918 - 1919 n'est pas fameuse. La production agricole est nettement insuffisante et la vente de bois de chauffage, de pain et d'articles en cuir ne suffit pas à couvrir les frais de subsistance des membres et encore moins les traites d'acquisition du domaine. Par contre, les partisans auxquels ils font des appels se montrent généreux. La colonie vit de la charité.

Il existe une division entre les anciens membres de Llano del Rio et les Texans qui, dépités, refusent de travailler. Beaucoup de Californiens repartent alors chez eux. Il ne reste que 15 familles à New Llano à la fin de 1919. Un peu d'espoir renaît avec l'élection à la vice-présidence de George Pickett, l'inventif et respecté directeur de l'éducation de Llano del Rio. En l'absence du président Harriman reparti en Californie pour la liquidation de la première colonie, Pickett doit faire face à une dette de 600 000 $. Il organise une campagne de collecte de fonds et relance l'économie de New Llano : création d'une scierie et d'une briqueterie en 1921, ouverture d'une ferme laitière en 1921. Même l'agriculture connaît quelques succès après l'acquisition en 1922 d'une rizière située à 110 km au sud. La vie sociale est ranimée. L'école ouvre à nouveau. Les colons construisent une grande salle de danse. La publication d'un nouvel hebdomadaire, The Llano Colonist, attire de nouveaux socialistes. La colonie compte 165 membres à la fin de 1921.

Le président Harriman revient à New Llano à la fin de 1922. Il s'efforce de renouer avec une gestion démocratique de la colonie, négligée par Pickett au profit de l'efficacité des décisions d'un petit groupe de dirigeants. Cette opposition de styles de gouvernance divise la colonie. Les fidèles de Pickett essaient de discréditer la politique d'Harriman, en particulier l'hébergement de deux institutions indépendantes au sein de la colonie : le journal socialiste American Vanguard et le collège coopératif pour travailleurs, le Commonwealth College, créé par William E. Zeuch de l'Université d'Illinois. Cette division conduit finalement au schisme. Pickett et les siens remportent les élections de 1924 avec une majorité de 60 % des voix. En vertu d'accords antérieurs, la minorité ne peut rester à New Llano. Harriman retourne en Californie où il meurt en 1925.

Après sa victoire, George Pickett devient un personnage controversé au sein de la colonie. Tout en reconnaissant qu'ils n'assument pas leurs responsabilités (« Let George get on with the job » est proverbial à New Llano), une partie des membres l'accusent d'autoritarisme. Son influence est d'autant plus profonde qu'il possède des talents d'organisateurs supérieurs à ceux de Harryman. Picket introduit des changements dans la communauté. Il organise des « réunions psychologiques », introduit la semaine de travail de 48 heures. Les familles sont autorisées à prendre leur repas chez elles et non au réfectoire qui n'est plus fréquenté que par les célibataires. L'usage de la propriété privée au sein de la colonie est toléré pour rénover son logement, se meubler ou s'habiller.

Pour les observateurs, la vie culturelle et intellectuelle de la colonie – en Louisiane comme en Californie – est sans doute l'aspect le plus remarquable  de l'expérience communautaire. Les coopérateurs construisent à New Llano un théâtre de 300 places avec un projecteur de cinéma – une rareté hors des grandes villes. La bibliothèque riche de 5 000 livres est considérée comme tout à fait remarquable. Pickett, qui a été autrefois professeur de danse, veille à la qualité des spectacles donnés par les danseurs de New Llano aux curieux des alentours. Il reforme la « Kid Colony » qu'il avait ouverte à Llano del Rio. Cette crèche et cette école d'instruction élémentaire et d'apprentissage sont pour Pickett une école d'éducation communautaire préparatoire à la vie en coopération. Il ne semble pas que ses anciens élèves aient été durablement influencés par cet enseignement.

Depuis la fin des années 1920, l'unité idéologique socialiste de la communauté s'étiole. Les membres du parti socialiste ne sont plus la majorité. Pickett s'attache à développer des relations avec les communautés de toute obédience idéologique à l'échelle nationale et internationale, jusqu'aux kibboutzim de Palestine avec lesquels il correspond. Il veut faire valoir dans le monde entier New Llano comme la communauté coopérative modèle. La réputation de la colonie est étendue. Au moment de la grande récession, un nombre important de socialistes espèrent trouver à New Llano une alternative au capitalisme chancelant. La population croît subitement de 200 à 500 habitants en 1930.

Mais l'alternative coopérative n'est économiquement guère reluisante. Son agriculture ne lui offre pas l'autosuffisance. Pickett a surtout développé l'industrie. La plus grande activité de la colonie est une fabrique de glace alimentaire créée en 1925. New Llano a toujours vécu de la charité de ses prêteurs et donateurs. Avec la Dépression, leur aide se raréfie tandis que la rentabilité des industries s'effondre, autant par l'effet de la crise que par une diminution de la productivité des travailleurs. Des restrictions de nourriture ou de vêtement sont imposées aux membres de la colonie. Et en 1932, comme en Californie quelques années plus tôt, se forme une opposition baptisée Ligue du bien-être qui conteste l'autoritarisme de Pickett, demande le rétablissement d'un gouvernement démocratique de la colonie et prétend créer un syndicat pour défendre les droits des membres. Les dissidents minoritaires sont expulsés.

De 1933 à 1935, Pickett s'absente le plus souvent à Washington où il s'emploie en vain à convaincre le Congrès de lancer un mouvement de colonisation rurale sur le modèle de Llano (avec lui à sa tête). À son retour, il s'aperçoit que son influence sur les membres de la colonie a faibli. Le 1er mai 1935, le pamphlet « Déclaration de liberté de Llano » sonne la révolte. Pickett et ses partisans sont évincés aux élections du 4 mai suivant. Pendant un an, l'ancien président mène la contre attaque malgré l'ordre d'expulsion donné par la nouvelle majorité. Sous la menace de liquidation de la colonie demandée par d'anciens membres souhaitant le remboursement de leurs actions, les adversaires font cause commune. Les derniers efforts désespérés de Pickett pour sauver la colonie n'évitent pas la dissolution en 1939. Pickett ne quitte pas Llano et finit ses jours dans une cabane de la colonie en 1962.

Témoignages

Le socialiste Job Harriman, fondateur de New Llano, justifie ainsi la création de colonies coopératives :

« Socialiste depuis vingt-trois ans, partisan de la théorie du déterminisme économique et de la philosophie marxiste de la plus-value déterminée par la force de travail social nécessaire à produire les marchandises, et adepte de la conception matérialiste de la vie, j'ai imaginé que si l'on pouvait établir une colonie coopérative qui constituerait un milieu dans lequel chaque individu tirerait un bénéfice social identique, cela aurait, dans un délai relativement court, un effet harmonieux sur ce milieu, et que l'extrême égoïsme et l'extrême cupidité qui caractérisent le système capitaliste et les hommes aux intérêts conflictuels disparaîtraient [...].
Je pensais aussi que les relations sociales [...] étaient vitales, et que toute élévation sociale à notre portée devait être poursuivie pour affiner les conditions intellectuelles, culturelles et économiques de la colonie. L'objectif de tout ceci était de montrer qu'une communauté pouvait vivre ensemble en harmonie, pouvait produire ses propres moyens d'existence, diriger tous ses membres, maintenir un niveau de vie plus élevé  – et tout ceci uniquement par le travail. »

(Job Harriman, cité par Henrik F. Infield, Co-operative Communities at Work, 1947, p. 25-26 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Bob Brown séjourne à New Llano en 1933 :

« […] nulle part on ne peut voir un adulte américain en meilleure santé, aussi joyeux de son indépendance. Pipe Ted Landrum, âgé de soixante-dix ans, quitte le porche de la pension à 9 heures du soir pour prendre seul son poste de nuit à l'usine de glace. Il est plus gai qu'un jeune homme et siffle sur le chemin de son travail non rémunéré. C'est quelque chose à montrer à tout nouvel arrivant, qui ronchonne déjà sans arrêt. »

« Sous le porche de la pension, après le dîner, on peut entendre des discussions sur la science actuelle, Einstein, la révolution, la cosmogonie, la maçonnerie mystique [...] On entend, aussi, le récit d'histoires d'aventures du tour du monde par des conteurs pleins d'entrain. Parce que cette ville est aussi cosmopolite que Manhattan, avec ses Russes, ses Britanniques, ses Français et ses Ritals ; pas mal d'Allemands se saluant les uns les autres, "Wie gehts, Landsmann ?" Et avec eux, un nombre surprenant de gens dotés de plusieurs nationalités. »

(Bob Brown, cité par Henrik F. Infield, Co-operative Communities at Work, 1947, p. 28 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Henri Lasserre est un juriste et coopérateur suisse émigré au Canada en 1921. Il visite New Llano en 1926 et correspond avec les membres de la colonie. Il en fait une analyse :

« […] plutôt une étrange combinaison de capitalisme, de communisme et de philanthropie [...]. Capitalisme parce tout ce que les colons pourraient produire en surplus de leur consommation aurait pour effet l'augmentation de la valeur de la propriété qui appartient à la société par actions [...]. Communisme parce que tout colon a (ou plutôt est censé avoir) une part égale dans tous les biens et privilèges que la colonie est capable de leur offrir [...]. Philanthropie : Llano fait souvent appel à des aides financières en faisant valoir qu'elle est une institution d'éducation et plus ou moins de charité [...]. Le pire est que l'argent qu'elle reçoit en dons et contributions de toute nature et pour toutes les raisons bénéficiera finalement aux actionnaires de la société par actions [...] plutôt qu'à la colonie elle-même. »


(Henri Lasserre cité dans Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 303 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise).


DU CINÉMA POUR ENJOUER LE SOCIALISME

Projecteur de films 16 mm
Métal, bois · États-Unis, Bell & Howell Co. à Chicago, Illinois, 1927


La plupart des observateurs et des membres de New Llano s’accordent sur le fait que la vie sociale et culturelle de la colonie est d’une richesse sans comparaison avec sa situation économique précaire. « On me demande, dit un colon, un dollar par jour pour la pension, et le lit et la tambouille le valent à peine ; mais en revanche, ici, la vie sociale vaut dix dollars par jour pour n’importe qui. » (Cité par Henrik F. Infield, Co-operative Communities at Work, 1947, p. 34.)
Les séances de danse, les débats, l’importante bibliothèque et le théâtre offrent aux travailleurs de la communauté un large éventail de divertissements. La salle de spectacles de 300 places est équipée d’un projecteur de cinéma, une rareté dans l’Amérique rurale des années 1920-1930. L’intensité de la vie culturelle facilite l’accomplissement du socialisme.


Buster Keaton dans L’Opérateur (The Cameraman), un film d’Edward Sedgwick et Buster Keaton, 1928



Sources et références

Infield (Henrik F.), Co-operative Communities at Work, 1947, p. 25-40.

Oved (Yaacov), Two Hundred Years in American Communes, 1993, p. 285-296.