New Harmony

150 000 $ de communisme à Harmony.
New Harmony est en 1824 la première communauté laïque des États-Unis. Mais c’est d’une communauté religieuse qu’elle tient son domaine. Et c’est un article d’importation. Robert Owen, l’industriel de New Lanark (Écosse), qui engage sa fortune pour faire l’éclatante démonstration de son système.

Une rue de New Harmony · photographie Don Blair, 1900 · Blair Collection, David L. Rice Library · © University of Southern Indiana

New Harmony est la première expérience communautaire non religieuse des États-Unis, mais c'est à une communauté religieuse qu'elle doit son existence. En 1803, le prêcheur George Rapp, fondateur d'une secte chrétienne importante en Allemagne et victime de persécutions, trouve refuge aux États-Unis, en Pennsylvanie puis sur les rives du Wabash en Indiana, où les rappites créent un village qu'ils baptisent Harmony. La communauté prospère et compte jusqu'à un millier de membres. En 1824, le voisinage inamical et la malaria décident les rappites à une nouvelle migration. La vente du domaine sur le Wabash est confiée à un de leurs voisins, l'anglais Richard Flower. L'agent des rappites se rend en Grande-Bretagne, rencontre Robert Owen à New Lanark et persuade ce dernier d'acheter le village d'Harmony pour la somme considérable de 150 000 $.

Depuis une dizaine d'années l'industriel réformateur britannique fait la propagande d'un modèle social fondé sur des communautés coopératives autonomes de 1 000 à 2 000 travailleurs chacune. Sa critique de la religion et de la propriété privée froisse la société anglaise. Owen voit dans la proposition des Rappites une occasion magnifique de réaliser une première commune. Il fait le voyage jusqu'à Harmony en décembre 1824 pour conclure l'achat de l'immense domaine, sans négliger au passage de faire la publicité de sa « Nouvelle vision de la société » auprès des élites de Nouvelle Angleterre. Harmony comprend 12 000 hectares en tout, 243 hectares de terres cultivées par des métayers, 7 hectares de vignes, des vergers, des moulins, des ateliers et un village avec son quadrillage de rues rectilignes, une place et des édifices publics en briques comme des écoles et des églises. Le village reçoit le nom de New Harmony. L'expérience communiste d'Owen, mais aussi ses libéralités, attirent immédiatement une population importante sur les rives du Wabash. Six semaines après le départ des rappites, 800 personnes occupent New Harmony.

Le 27 avril 1825, Owen institue un gouvernement provisoire  chargé de mener pendant une durée de trois ans la transition vers une organisation pleinement communiste de la colonie. Il confie au « comité préliminaire » le soin d'appliquer la première constitution de la « société préliminaire de New Harmony » et retourne en Europe. La communauté fait ses débuts aux frais du réformateur britannique. Seules les productions de savon et de colle semblent bénéficiaires. Une pharmacie dispense gratuitement les médicaments, les magasins subviennent aux besoins des habitants. Les distractions sont multiples. L'orchestre de la société anime un bal chaque jeudi soir dans l'ancienne église rappite et le vendredi soir, il y donne un concert. On assiste de temps en temps sur la place publique aux manœuvres des cinq compagnies militaires – d'infanterie, d'artillerie, de carabiniers, de fusiliers et de vétérans.

Owen revient en octobre 1825 accompagné de son fils Robert Dale et de l’éducatrice Marie-Louise Duclos-Fretageot, fondatrice d’une école à Philadelphie. C’est elle qui persuade le scientifique et philanthrope William Maclure de rejoindre New Harmony. En janvier 1826, Maclure descend la rivière Ohio sur le Philanthropist pour reprendre la direction de l’école qui accueille alors 130 élèves et aider au financement de la colonie. À bord du « Bateau de la connaissance » a embarqué un aréopage impressionnant de scientifiques, d'artistes et d'éducateurs enrôlés par Owen et Maclure, lui-même brillant géologue (« père de la géologie américaine »). Parmi les passagers du Philanthropist, figurent le naturaliste, conchiologue et entomologiste américain Thomas Say (« père de l'entomologie américaine »), le géologue Gerard Troost, premier président de l’Académie des sciences naturelles de Philadelphie, le naturaliste et dessinateur Charles-Alexandre Lesueur, futur conservateur du Muséum d’histoire naturelle du Havre, Marie-Louise-Duclos-Fretageot et William Phiquepal d'Arusmont, émules de Pestalozzi (rejoints plus tard par Joseph Neef, auteur de la première méthode éducative écrite aux États-Unis, Sketch of A Plan and Method of Education, 1808), Robert Dale Owen, fils aîné de Robert Owen, géologue et éducateur, ou encore l'architecte anglais Stedman Whitwell. Éducation, science, technologie et vie communautaire : le « Boat of Knowledge » donne du crédit à l'idéal owénien du « Nouveau monde moral ».

L’école compte bientôt jusqu’à 400 enfants, garçons et filles séparés. L’enseignement se répartit en six départements : agriculture, industrie, littérature, sciences, éducation, économie domestique, économie générale et commerce. Maclure pousuivra l'entreprise éducative à New Harmony après le départ d'Owen avec une « School of Industry ».
En février 1826, la société adopte une deuxième constitution intitulée « The New Harmony Community of Equality » qui met prématurément un terme à la période de transition et instaure un régime de véritable communisme. Quelques membres de la société préliminaire refusent d'adhérer à la nouvelle société et fondent une communauté sœur à quelques kilomètres de là. Le nouveau conseil exécutif de New Harmony s'avoue rapidement en incapacité de diriger la communauté et après quelques semaines d'exercice, ses six membres demandent à Robert Owen d'accepter de prendre la direction des affaires.

En mars 1826, la troisième constitution de New Harmony donne à son fondateur le pouvoir des décisions. Cependant les difficultés de la communauté sont nombreuses. Les membres de la colonie n’ont pas été choisis en fonction de la manière dont ils peuvent contribuer aux tâches collectives. De plus, la communauté consomme plus qu’elle ne produit et se retrouve en pénurie de vivres et de logements. Elle se dissout progressivement à partir de l’été 1826. New Harmony est divisé en structures isolées (sociétés éducative, agricole et pastorale, mécanique et manufacturière) qui échangent grâce à des « labor notes » (des chèques-travail) mais qui sont constamment en conflit. Des dissensions éclatent entre Owen et Maclure et s’amplifient lorsque Rapp vient en mai 1827 récupérer les sommes qui lui sont encore dues. En mars 1827, dans The New Harmony Gazette, Robert Dale et William Owen admettent l’échec de la communauté. Le 1er juin suivant, Robert Owen quitte définitivement New Harmony, laissant sur place ses quatre fils.

Malgré la brièveté de l'expérience, sa réputation est grande. De New York, de Pennsylvanie ou d'Ohio, les adeptes de la nouvelle vision de la société viennent chercher en Indiana l'inspiration pour leurs projets de communisme pratique. New Harmony est le modèle d'une vingtaine de communautés coopératives créées aux États-Unis et en Grande-Bretagne au cours des vingt années suivantes.

Témoignages

Marie Fretageot est une disciple française du pédagogue Pestalozzi. Elle émigre en 1821 à Philadelphie. L'œuvre de Robert Owen est connue aux États-Unis longtemps avant la venue de l'industriel en Amérique et fait naître de grands espoirs dans les milieux réformistes de Nouvelle-Angleterre :

« La multitude des pauvres s'accroît chaque jour. Et nous constatons que les moyens employés pour prévenir leur misère sont très mauvais même si la générosité les inspire, parce que cela les oblige à vivre dans une parfaite oisiveté et dans une espèce d'esclavage tout comme c'est le cas en Europe. Le meilleur moyen pour éviter un tel résultat est de faire pour eux ce qu'Owen a fait. Mais la difficulté, qui n'est pas de peu d'importance, c'est que l'homme choisi pour ce projet devra être aidé par un petit nombre de gens dont le bon sens et l'harmonie parfaite pourront lui donner la capacité de suivre le plan sans être obligé de s'adresser à ceux dont la bourse est surtout pleine de préjugés.
Vous n'avez pas une bonne idée de la façon dont les gens ici sont loin d'être sensés. Chaque secte s'efforce de dominer les autres. Leur conversation est tellement absurde, tellement écœurante, ils ignorent tellement ce qu'est le vrai bonheur, que chacun court après un fantôme, exactement comme le chien de la fable qui laisse tomber le morceau de viande qu'il a dans la gueule pour courir après l'ombre qui lui est apparue dans l'eau. Je constate que dans toutes leurs sociétés, ils agissent toujours avec ostentation, par vanité, en résumé par ignorance [...]. »

(Marie Fretageot, lettre à William Maclure, Philadelphie, 16 mars 1822, dans Bestor (Arthur), « Correspondence of William Maclure and Marie Duclos Fretageot, 1820 - 1833 », Indiana Historical Society Publications, vol. 15, 1948, p. 304.)


D'origine écossaise, William Maclure est un riche commerçant de Philadelphie émigré aux États-Unis vers 1800 qui cesse plus tard son activité professionnelle pour se consacrer à l'éducation. Il étudie la pédagogie du suisse Pestalozzi, comme son amie Marie Fretageot qui l'incite à rejoindre New Harmony. Son sens des affaires lui fait juger sévèrement les errements économiques de la communauté qu'il soutient financièrement :

« Je suis vraiment frappé par la façon dont les espoirs et les prévisions des amis du système [owéniste] dans ce pays ont dégringolé des sommets où les portaient leur imagination, oublieux qu'ils étaient que pour ainsi dire un siècle s'était écoulé entre la peinture de ces caprices et le présent. Ils sont tombés dans la réalité d'une telle hauteur que le choc a paralysé pour le moment tout redressement, bien que l'état de la société, le prix de la terre et du travail sont tels que 20 000 $ judicieusement investis feraient davantage progresser le système dans ce pays en bonne santé que toutes les dépenses communautaires consenties à Harmony ne pourront le faire (et probablement ne le feront) avec les matériaux qui sont à sa disposition. De bonnes terres à prairie et à bois s'achètent à un dollar l'acre, et 1 000 dollars suffiraient aux constructions, de telle manière que des communautés pourraient s'établir avec 2 000 dollars, chacune donnant plus d'assurance d'être payé en retour que n'importe quelle entreprise tentée par Owen à Harmony, exceptées les écoles. Car la nécessité d'édifier des constructions donnent non seulement aux communautés l'habitude du travail, mais les rend aussi attentives à ce qu'elles font. Si les habitants d'Harmony avaient produit tout ce que M. Owen a acquis pour la communauté, ils n'attendraient pas et même ne provoqueraient pas sa faillite. Nous sommes tous des égoïstes attachés, comme M. Owen, à ce qui nous appartient. Il n'y a rien de mal à cela sauf à se tromper de chemin et marcher en crabes à reculons comme le font toujours les égoïstes à courte vue [...]. »


(William Maclure, lettre à Marie Fretageot, Sprinfield, Ohio, 21 juillet 1826, dans Bestor (Arthur), « Correspondence of William Maclure and Marie Duclos Fretageot, 1820 - 1833 », Indiana Historical Society Publications, vol. 15, 1948, p. 343.)


CONCHYLIOLOGIE DU NOUVEAU MONDE MORAL

Spécimens de coquillages de l’Ohio, du Mississippi et des côtes de Floride,
décrits par Thomas Say ou dessinés par Lucy Say


Dans une aile de Harmony Hall, sous la bibliothèque, sont réunies les collections utiles à l’éducation de la jeunesse du Nouveau monde moral de Robert Owen : « de conchyliologie, d’ichtyologie, de zoologie, d’ornithologie, de géologie, de minéralogie et d’autres branches des sciences naturelles » (The Disseminator of Useful Knowledge, 13 février 1828).
La collection de coquillages est formée par le grand naturaliste américain Thomas Say, arrivé à New Harmony en 1826 avec un aréopage de savants et d’artistes à bord du « Bateau de la Connaissance ». À côté des spécimens des rivières du Middle West, délicatement dessinés par sa femme Lucy pour la fameuse American Conchology imprimée à New Harmony en 1830, la collection comprenait des coquillages des côtes américaines (également dessinés par Lucy) d’autres de différentes régions du monde envoyés par les correspondants du savant communiste.


L'ancienne église des Rappites à New Harmony, convertie en « Harmony Hall » dédié à la libre pensée
Photographie Don Blair, vers 1900 · Blair Collection, David L. Rice Library © University of Southern Indiana



Sources et références

Brown (Paul), Twelve Months in New Harmony, Presenting a Faithful Account of the Principal Occurrences Which Have Taken Place There Within That Period; Interspersed With Remarks, 1827.

Noyes (John Humphrey), History of American Socialisms, 1870, p. 30-58.

Pears (Thomas Clinton) éd., New Harmony, An Adventure in Happiness. Papers of Thomas and Sarah Pears, 1933.

Harrison (John Fletcher Clews), Quest for the new moral world: Robert Owen and the Owenities in Britain and America, 1969.

Bestor (Arthur), Backwoods Utopias. The Sectarian Origins and the Owenite Phase in Communitarian Socialism in America: 1663 - 1829, 1970.

Sutton (Robert P.), Communal Utopias and the American Experience. Secular Communities, 1824 - 2000, 2004, p. 1-19.