Nashoba

Ne suis-je pas un homme et un frère ?
Miss Frances Wright a calculé qu’en 85 ans les deux millions d’esclaves du Sud pourraient s'émanciper pacifiquement dans des villages coopératifs comme celui de Nashoba.

Am I not a man and a brother? · New York, 1837 · Library of Congress, Washington D.C.

Le communisme de Robert Owen inspire l'expérience d'égalité raciale conduite à Nashoba (Tennessee). Frances Wright, la fondatrice de Nashoba, est une pionnière de l'antiesclavagisme et du mouvement du droit des femmes. Cette jeune Écossaise issue d'une famille de riches commerçants, parcourt une première fois l'est des États-Unis en 1818 - 1820 avec sa sœur Camilla dans le but d'observer le fonctionnement de la nouvelle démocratie. La publication de son journal de voyage la fait remarquer par les intellectuels réformateurs européens et américains comme le philosophe Jeremy Bentham ou le général La Fayette. Elle séjourne trois ans en France chez ce dernier et en 1824, les sœurs Wright accompagnent le héros de la guerre d'indépendance américaine dans sa tournée triomphale aux États-Unis.

Frances Wright se préoccupe de la question de l'esclavage au pays de la liberté, contradiction qui l'a frappée au cours de son premier séjour. Elle s'intéresse au processus de libération des esclaves pour la colonisation d'Haïti organisée par le gouvernement de l'île. Elle visite les états du sud où elle rencontre les planteurs. Certains entreprennent de libérer leurs esclaves dont le nombre considérable (deux millions environ) fait craindre une révolte. Frances Wright se rend aussi en Indiana où elle visite la communauté religieuse rappite d'Harmony dont elle admire le système coopératif et avec laquelle elle reste liée. Elle y revient au printemps 1825, rencontre le Britannique Robert Owen, fondateur de New Harmony, et adhère à son projet de commune égalitaire. Frances Wright imagine que la communauté dont Owen fait l'essai pour les travailleurs blancs du nord, peut servir à l'émancipation des esclaves du Sud. Avec l'Anglais George Flower, un pionnier propriétaire de Prairie Albion en Illinois, abolitionniste proche de Robert Owen, elle fait le projet d'une communauté où les esclaves travailleraient jusqu'à ce qu'ils puissent vivre comme citoyens libres. L'idée de ces communes d'émancipation reçoit le soutien de Frederick Rapp, du général La Fayette et des anciens présidents Thomas Jefferson et James Madison.

Le 1er octobre 1825, la jeune femme âgée alors de 30 ans publie dans New Harmony Gazette « Un plan pour l'abolition progressive de l'esclavage aux États-Unis sans danger de perte pour les citoyens du Sud ». L'article propose à l'État fédéral d'attribuer des terres dans le Sud pour y fonder des villages de cent esclaves achetés ou donnés par des planteurs. Ils obtiendraient leur émancipation grâce au produit de leur travail et seraient préparés à la liberté par l'éducation et les relations sociales développées au sein des villages avec la population blanche. Pour Frances Wright, la liberté est indissociable de la citoyenneté. À l'issue d'une période de cinq ans, les Noirs pourraient continuer à travailler au village ou être envoyés dans des pays ouverts à la colonisation comme Haïti. Les colonies seraient administrées par des philanthropes blancs. Frances Wright calcule qu'en commençant avec cent individus, il faudrait 85 ans pour libérer pacifiquement et sans dommages économiques l'ensemble des esclaves des États-Unis.

En novembre 1825, Frances Wright prend possession d'un domaine de 120 hectares à 22 km de Memphis, qu'elle nomme Nashoba, le nom indien de la Wolf River qui passe à cet endroit. Elle acquiert par la suite 810 hectares supplémentaires. Au début de 1826, elle est rejointe par plusieurs partisans, dont sa sœur Camilla, George Flower et sa famille, et un médecin écossais de Memphis, James Richardson. Robert Dale Owen, le fils de Robert Owen, s'installe à Nashoba quelques temps après. L'appel de Frances Wright aux travailleurs libres trouve peu d'écho. Une douzaine seulement de femmes ou d'hommes blancs vivront à Nashoba. À ses débuts, la communauté compte quinze esclaves, cinq hommes et trois femmes achetés par Frances Wright, plus une femme et six enfants donnés par un propriétaire de Caroline du Sud. Frances Wright espère d'autres donations mais au total seuls 31 esclaves passeront par Nashoba. Le financement de l'expérience est principalement assuré par la jeune femme : en avril 1826, elle a dépensé 10 000 $, un tiers de ce qu'elle possède. En décembre 1826, Frances Wright confie la propriété de Nashoba à un conseil de dix personnes formé notamment du général Lafayette, de Robert Owen et de son fils Robert Dale, de William Maclure, de George Flower, de James Richardson et de Camilla Wright. Victime de la malaria, Frances Wright part se soigner en Europe en 1827.

En son absence, l'hostilité des Américains à l'égard de l'expérience de Nashoba, y compris celle des abolitionnistes, éclate avec violence lorsque James Richardson annonce publiquement en juillet 1827 qu'il vit avec une métisse. De retour aux États-Unis en décembre 1827, Frances Wright, va défendre une position radicale contre l'institution du mariage et contre les religions, et se déclarer favorable à la liberté des relations sexuelles, à la mixité raciale et à un contrôle des naissances. Elle emboîte le pas de Robert Owen qui radicalise son discours dans sa « Declaration of Mental Independance » du 4 juillet 1826. La « grande prêtresse de l'Infidélité » comme la surnomment de nombreux prêcheurs, publie des articles et donne des conférences sur ces sujets d'émancipation sociale et morale à Cincinnati, Boston, Philadelphie, New York ou New Harmony. Elle veut désormais faire de Nashoba un laboratoire de l'égalité des sexes et des races. Frances Wright souhaite que le village soit organisé en communauté égalitaire dont la propriété soit collective et le travail commun.

Une distinction entre les races subsiste cependant. Les Noirs travaillent à la plantation tandis que les Blancs s'occupent de l'éducation (commune aux enfants blancs et noirs), des soins, du jardinage, du commerce. La réalité quotidienne de Nashoba contraste avec le discours de Frances Wright. Les esclaves n'y semblent pas vivre en toute liberté et subissent des privations et des châtiments exercés par les résidents libres de Nashoba. Les esclaves prennent part à des votes sur l'organisation du travail, mais les décisions prises par les administrateurs ont peu d'effet sur la population blanche qui ne participe pas aux opérations agricoles et industrielles. Une école commune aux enfants noirs et blancs est organisée sous la direction de Camilla Wright et Charlotte Larrieu, une mulâtre libre de La Nouvelle Orléans. Conformément à l'idéal owénien, les enfants doivent être soustraits à l'influence de leurs parents pour recevoir une éducation libre et égalitaire, mais c'est surtout sur les esclaves que pèse cette exigence. Les repas pris en commun s'imposent particulièrement aux esclaves.

Les progrès matériels de la colonie restent extrêmement modestes : en avril 1827, 40 hectares ont été défrichés et trois cabanes de rondins ont été construites. Les conditions sanitaires et matérielles d'existence sont précaires. Robert Dale Owen constate qu'à cette date, Nashoba n'existe plus en tant que communauté, chacun agissant pour lui-même. La mauvaise qualité des terres et le manque de compétences agricoles et industrielles de Frances Wright et des administrateurs ont été de graves handicaps pour la survie de la communauté. En mars 1828, les administrateurs constatent l'imperfection de la coopération au sein de la communauté, due à un mauvais recrutement et à la disparité des conditions, certains travaillant, d'autres non. Comme aux débuts de New Harmony, la réalisation d'une communauté véritablement coopérative est différée ; Nashoba n'est plus qu'une « Preliminary Social Community ».

Frances Wright met peu après un terme à l'expérience pour se consacrer à la propagande, notamment à travers le journal de New Harmony, New Harmony Gazette, dont elle poursuivra l'édition à New York avec Robert Dale Owen sous le titre The Free Enquirer. Elle obtient en 1829 l'accord de Jean-Pierre Boyer, le président d'Haïti, pour offrir un asile aux esclaves de Nashoba. En janvier 1830, Frances Wright fait avec eux le voyage jusqu' à l'île. Si l'expérimentation est un échec, les idées de liberté développées par Frances Wright pour la justifier et la défendre auront une audience importante dans l'Amérique contemporaine. Les terres qui constituaient le domaine de Nashoba ont été acquises en 1928 par le comté de Shelby pour créer une ferme pénitentiaire modèle, Shelby County Penal Farm en activité jusqu'en 1964. Shelby Farms est devenu aujourd'hui un parc naturel public.

Témoignages

ENTRE NOIRS ET BLANCS

Manille, monnaie du commerce des esclaves en Afrique de l'Ouest
Cuivre · Angleterre, XVIIIe siècle


Deux millions d'esclaves noirs travaillent dans les plantations de coton du sud des États-Unis en 1825. Une jeune abolitionniste écossaise, Frances Wright, voudrait initier un processus fédéral d'émancipation par l'expérience d'une commune de l'égalité raciale.


Un champ de coton en Géorgie
Photographie Truman Ward Ingersoll, 1897 · Library of Congress, Washington D.C.



Sources et références

Noyes (John Humphrey), History of American Socialisms, 1870, p. 66-72.

Bestor (Arthur), Backwoods Utopias. The Sectarian Origins and the Owenite Phase in Communitarian Socialism in America: 1663 - 1829, 1970, p. 218-226.

Sutton (Robert P.), Communal Utopias and the American Experience: Secular Communities, 1824 - 2000, 2004, p. 17-18.

Stowitzky (Renée M.), Searching for Freedom through Utopia: Revisiting Frances Wright's Nashoba, Thesis submitted to the Faculty of the Department of History of Vanderbilt University, 2004.



voir