Modern Times

Temps modernes.
Tracée en 1851 par Josiah Warren, Modern Times n'est pas gouvernée : vivre ensemble est une affaire individuelle. Affublée d'une réputation sulfureuse, la ville anarchiste de Long Island est rebaptisée Brentwood.

Josiah Warren · photographie Frank Rowell, Boston, sans date (détail) · Labadie Collection, University of Michigan

Après avoir quitté Utopia (Ohio), l'anarchiste Josiah Warren part en 1848 pour Boston. Il fait la rencontre de Stephen Andrews, un intellectuel réformateur de New York avec lequel il forme le projet d'une nouvelle colonie individualiste sur Long Island. Le territoire est relié à New York par le chemin de fer, situation jugée favorable pour un établissement débutant, mais les terrains restent accessibles parce qu'ils sont généralement considérés comme étant de médiocre qualité pour l'agriculture. Au début de 1851, Warren fait l'acquisition de 300 hectares à 60 kilomètres de New York, un domaine desservi par une station du chemin de fer.

Le plan de la ville nouvelle pour 1 000 habitants forme un quadrillage de 49 îlots constitué par sept rues orientées du nord au sud et sept avenues d'est en ouest. Chaque îlot est divisé en quatre parcelles d'une soixantaine de mètres de côté, terrains à bâtir et à aménager en jardins. L'urbanisme de Modern Times subsiste en grande partie aujourd'hui dans la ville de Brentwood. Comme à Utopia, les parcelles doivent être vendues sans bénéfice aux futurs colons. Les acquisitions sont limitées à trois parcelles pour favoriser la diversité du peuplement ; 90 hectares de terres sont réservés aux agriculteurs en dehors de l'agglomération. Comme à Utopia, les nouveaux colons doivent être acceptés par l'un des dix premiers résidents, mais la mesure, contraire au principe de liberté des individus, tombe progressivement en désuétude.

En septembre 1852, les 26 hommes et femmes adultes de Modern Times publient une circulaire qui proclame leur individualisme et l'absence d'organisation communautaire mais aussi la nécessité pour les résidents postulants d'être pénétrés des principes de la coopération anarchiste du Commerce équitable de Josiah Warren (1846) : la souveraineté de chaque individu (Sovereignty of every Individual) et le coût du travail comme limite des prix (Cost the Limit of Price). En 1853, les terrains ont été défrichés, les terres agricoles fertilisées, les cabanes sont remplacées par des cottages bien construits et des alignements d'arbres fruitiers sont plantés le long des rues. L'inventif Warren a mis au point une fabrication de briques avec un mélange de gravier et de chaux séché au soleil, avec lesquelles il a édifié un bâtiment comprenant un magasin et des ateliers au rez-de-chaussée et une école d'apprentissage à l'étage. Le système d'échange du travail (Labor exchange), les billets de travail (Labor notes) et le magasin équitable de Warren (Time store) soutiennent l'activité.

Cependant, malgré la publicité faite à New York par Stephen Andrews, Modern Times ne compte que 60 habitants et ne parvient pas à l'autosuffisance économique. Certains doivent travailler à New York pour pouvoir vivre et des produits doivent être importés de la ville. L'absence de police des mœurs attire sur Long Island des personnages peu conventionnels : des femmes habillées en hommes, des nudistes, des anorexiques. Les excentricités réelles ou supposées de ses habitants font au village anarchiste une réputation scandaleuse dans l'Amérique puritaine. Le séjour en 1853-1855 du docteur Thomas Nichols, un fouriériste spiritualiste, propagandiste des droits de la femme et de l'abolition du mariage, va durablement attacher à Modern Times l'étiquette d'une cité de l'amour libre. L'influence de Nichols et de sa femme Mary est sensible au sein de la colonie. Des membres de la chrétienne Hopedale Community d'Adin Baillou (Massachusetts), motivés par l'expérience de nouvelles relations entre hommes et femmes, rejoignent ainsi Modern Times. Stephen Andrews se fait le chantre de l'amour libre dans la presse new-yorkaise. Josiah Warren proteste contre cette confusion des réformes du travail et du mariage ; il fait valoir que l'orthodoxie ou la dissidence des mœurs est l'affaire de chaque individu. Mais les vives controverses internes et externes perdurent et sont un frein au développement de la colonie.

En 1854, Modern Times réunit 37 familles, toujours dépendantes de l'économie du monde extérieur. L'été est marqué par l'ouverture d'une salle de restaurant qui innove en proposant des menus individualisés. Au printemps de 1857, plusieurs familles du phalanstère de Brook Farm près de Boston émigrent sur Long Island. Ces fouriéristes dissidents compteront parmi les résidents les plus tenaces de Modern Times. Le premier d'entre eux, Charles Codman vit jusque 1911 à Modern Times. Un autre, le charpentier William Dame édifie la maison octogonale préservée aujourd'hui. Avec ce renfort, la cité comprend environ 120 habitants qui habitent une cinquantaine de cottages proprets. Warren quitte en 1863 Modern Times, dont le nom est changé l'année suivante en Brentwood, probablement pour redorer son blason terni par les suspicions de libertinage. La cité continue à fonctionner dans l'esprit de la souveraineté de l'individu après la guerre civile (1861 - 1865), mais dans une économie normalisée. Dès 1900, seuls quelques vestiges de Modern Times subsistent à Brentwood.

Témoignages

Moncure Daniel Conway (1832 - 1907), est un pasteur unitarien abolitionniste. Il visite Modern Times au cours de l'été 1858 :

« Le fondement commercial de ce village était que le coût était la limite du prix, et que le temps était la mesure de la valeur. Cette mesure était indexée sur du maïs. Un autre principe était que le travail le plus désagréable devait recevoir la rémunération la plus élevée.
Le fondement social du village était exprimé par le terme « souveraineté individuelle ». Le principe qu'il ne devait y avoir absolument aucune entrave à la liberté personnelle était poussé si loin que [Stuart] Mill et Herbert Spencer en auraient été ravis. Cette souveraineté individuelle était stimulée. Rien n'était plus discrédité que l'uniformité ; rien n'était plus applaudi que la variété, il n'y avait pas de faute plus vénielle que l'excentricité.
Les modalités du mariage étaient laissées entièrement à l'appréciation des individus hommes et femmes. Ils pouvaient se marier officiellement ou autrement, vivre dans la même maison ou dans des maisons séparées, faire ou non connaître leur relation. La relation pouvait être dissoute selon leur bon vouloir sans autre procès. Certains usages se sont répandus du fait de l'absence de lois sur le mariage. Le respect de la vie privée était général ; il n'était pas poli de demander qui était le père d'un nouveau-né ou qui était le mari ou la femme de telle personne. Ceux qui entretenaient une relation de mari ou d'épouse portaient au doigt un anneau rouge ; la personne était considérée comme mariée tant que ce signe était visible. Lorsqu'il avait disparu, c'est que le mariage était fini.
Le village comprenait environ 50 maisons individuelles, soignées et gaies avec leurs couleurs blanche et verte, presque toutes avec un jardin bien entretenu. Lorsqu'ils se sont tous rassemblés dans leur petit temple, les hommes m'ont déçu par le manque d'individualité de leur habillement, mais les femmes montraient une diversité de tenues agréable [...].
Après mon sermon, qui portait sur l'Esprit de l'époque, on annonça qu'il y aurait dans l'après-midi une réunion pour discuter.
La conversation de l'après-midi traita de questions d'éducation, de loi, de politique, de sexe, de commerce, de mariage. Elle laissa s'exprimer des talents de toutes sortes, et illustra aussi d'une façon remarquable le principe de l'individualité sans susciter en quoi que ce soit une dispute ou un mot blessant. À cette exception près, aucun d'eux n'était conformiste, chacun ayant son opinion propre, exprimée avec tant de franchise que derrière chacune s'ouvrait une perspective d'expériences inconnues. »

(Conway (Moncure Daniel), Autobiography, 1904, p. 235-237 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Warren (Josiah), Practical Details in Equitable Commerce, 1852.

Martin (James J.), Men Against the State. The Expositors of Individualist Anarchism in America, 1827 - 1908, 1953, p. 64-87.

Wunderlich (Roger), Low Living and High Thinking at Modern Times, 1992.



voir