Little Landers Colony

Un idéal de Lilliputiens.
Le programme de la colonie des « Little Landers » de San Diego se résume en 1908 à une petite maison et une micro ferme : idéal de petits propriétaires suburbains et de retour à la terre des travailleurs de l’industrie.

Little Landers Colony à San Diego, Californie · photographie Ralph P. Stineman, vers 1915 (détail) · © San Diego History Center

Le 28 juillet 1908, William Smythe débute au théâtre Garrick de San Diego une série de conférences sur le projet d'une colonie arcadienne susceptible d'accueillir des migrants au sud de la ville, à San Ysidro, situé sur la frontière avec le Mexique. Smythe est journaliste, fondateur dans les années 1890 du National Irrigation Congress, leader du National Reclamation Movement qui pousse le gouvernement fédéral à s'engager dans des projets d'irrigation et de mise en valeur (reclamation) de terres arides dans l'Ouest (Reclamation Act de 1902). Smythe mène pour le National Irrigation Congress plusieurs expériences de colonies rurales avant de s'installer à San Diego en 1901 où il milite pour l'expansion de la ville dans son territoire sur le modèle des cités-jardins de l'anglais Ebenezer Howard.

« A little land and a living » (« Une petite terre et une vie ») : pour toucher son auditoire, Smythe fait un slogan du titre de l'ouvrage publié en 1908 par Bolton Hall, disciple de Tolstoï et de Henry George, théoricien du mouvement du retour à la terre et fondateur en 1910 de la communauté de Free Acres (New Jersey). L'entreprenant journaliste est inspiré par les expériences de micro culture et par Liberty Hide Bailey, éditeur du magazine Country Life in America. Smythe décrit avec éloquence des colonies de travailleurs urbains installées sur des domaines de petites parcelles agricoles d'un acre chacune (un carré de 63 m de côté environ), converties à la culture ou à l'élevage intensifs. Un programme qui s'apparente à celui des chartistes anglais 60 ans plus tôt (O'Connorville, 1846) ou à celui de Mayland Colony (1896), toujours en Angleterre. Avec les conseils d'experts agricoles et par le moyen d'une organisation coopérative, les Little Landers accèdent à l'indépendance économique ; la proximité de la ville leur permet d'écouler leurs productions par la vente directe aux consommateurs ; la partie résidentielle de la colonie, séparée des terrains agricoles, est dotée des équipements d'une grande ville moderne. L'ambition de Smythe s'accorde avec la volonté de l'administration de la ville de San Diego d'orienter l'important flux d'immigrants de l'Est vers le développement des ressources agricoles de son territoire.

Dans l'incertitude de la période qui suit la Panique de 1907, les paroles de Smythe sont accueillies avec un certain enthousiasme : « La terre est un employeur qui vous permet de fixer vous-même votre salaire et de garder pour vous tout ce que vous produisez. Elle est le seul ami qui se tiendra à vos côtés sous le soleil ou dans l'ombre, que vous soyez en bonne santé ou malade, dans votre jeunesse ou dans votre vieillesse. Parmi tous vos espoirs de grandeur industrielle, le sol est la seule réalité. Et dans les périodes difficiles, chacun le voit, on s'aperçoit que l'homme qui possède le sol, qui cultive le sol, qui vit par le sol est le seul homme indépendant » (Lee 1975). Smythe oppose l'abrutissante routine subie par les travailleurs industriels des villes à l'intelligence en éveil des Little Landers pour améliorer l'exploitation intensive du sol. Il prédit que San Diego deviendra la « capitale d'un empire de Little Landers » (Lee 1975).

Les statuts de Little Landers Corporation sont déposés le 1er août 1908. La société est dotée d'un capital de 100 000 $ auquel contribuent les hommes d'affaires de San Diego. Son président William Smythe fait valoir que l'entreprise n'a pas de caractère philanthropique et qu'elle constitue un bon investissement. Selon la presse, plusieurs centaines de familles s'inscrivent comme candidates à la colonisation.

L'annonce publique du site choisi est faite le 15 décembre 1908. Plus de 220 hectares de terres fertiles sont acquis pour un coût de 15 000 $ par la Little Landers Corporation au sud de San Diego dans la vallée de la rivière Tia Juana. Le domaine est baptisé San Ysidro, du nom du ranch établi à cette place à l'origine. Les rues et les parcs du village sont tracés à la charrue ; les parcelles à bâtir (15 m par 37 m) et les terrains agricoles de la surface d'un acre sont clôturés. Le 11 janvier 1909 est le « Distribution Day », le jour de la distribution des terres aux premiers colons : les parcelles à bâtir sont vendues 250 $ tandis que les terrains agricoles sont cédés à un prix compris entre 350 et 500 $ selon leur situation et la qualité du sol. Au printemps, une vingtaine de familles de San Diego sont installées à San Ysidro. Quelques maisons sont achevées, de grandes tentes servent de dortoirs, l'édifice communautaire Redwood Hall est projeté. L'école, l'église et la bibliothèque de Little Landers Colony sont ouverts au cours de l'été.

Smythe, qui emménage à San Ysidro le 4 juillet 1909, met ses talents de publicitaire au service du recrutement de Little Landers : au siège de Little Landers Company à San Diego, le terrain de la maison Hubbell est transformé en un jardin-témoin de la culture intensive de San Ysidro et la grande salle du rez-de-chaussée sert de salle de projection de vues stéréoscopiques et de salle de conférence ; un bureau est ouvert à Los Angeles. Smythe élabore un emblème qu'il voudrait voir porté sur des pin's par les sympathisants des Little Landers dans tout le pays. Il en fait le drapeau de la communauté de San Ysidro : une étoile blanche sur un fond bleu, représentant l'étoile de l'espoir signalant le refuge de l'autosuffisance. Le 28 juillet 1909, dans une nouvelle conférence avec projection de photographies au théâtre Garrick, intitulée « une nation de Little Landers », Smythe décrit aux habitants de San Diego les progrès de la colonie, annonce son développement avec la nouvelle voie de chemin de fer qui traversera bientôt à San Ysidro la frontière avec le Mexique, et expose un plan de création de colonies de Little Landers dans l'ensemble des États-Unis. Au mois d'août suivant, Smythe accueille à San Ysidro une délégation des principaux banquiers de San Diego qui louent les efforts des colons pour développer l'agriculture dans l'arrière-pays de la ville.

Malgré les succès d'audience, et bien que les travaux de la commission de Theodore Roosevelt sur l'amélioration de la vie à la campagne aient attiré l'attention de l'opinion américaine, l'année 1910 est une année blanche pour Little Landers Colony. Seules 38 familles vivent à San Ysidro à l'automne 1910. Little Landers Company manque de capital pour mettre en œuvre ses promesses d'aménagement urbain ou d'irrigation des terres. Les colons ont souvent consacré leurs économies à la construction de leur maison et manquent d'expérience en agriculture ; ils reprochent à la compagnie de ne pas s'occuper des problèmes concrets de la colonie, au premier rang desquels la déficiente pompe à essence dévolue à l'alimentation en eau. Une nouvelle société est créée en remplacement de Little Landers Company : Little Landers Incorporated transfère la gestion de la compagnie aux sociétaires résidents de San Ysidro et ouvre la possibilité de former un district légal d'irrigation financé par des bons d'État. George P. Hall, un des fondateurs de Little Landers Colony, devient président de la nouvelle organisation, tandis que Smithe en est le vice-président. Selon la constitution de la société, toute personne âgée de 21 ans appartenant à une famille de propriétaires de San Ysidro peut devenir membre de l'association Little Landers. À ce titre, elle est en droit d'assister aux réunions du comité économique chaque lundi soir, de contribuer à l'élection des administrateurs et de participer aux assemblées générales annuelles de janvier. La démocratie des Little Landers comprend les droits d'initiative populaire et de « rappel des élus » ; elle est cependant viciée par la révision raciste de leur constitution en 1914, qui interdit l'admission dans l'association des Noirs et des Asiatiques, à l'image d'autres communautés du Sud à la même période (Ruskin Commonwealth en Géorgie ou Fairhope en Alabama par exemple). La nouvelle charte de la colonie n'oblige plus les membres à acquérir à la fois un terrain cultivable d'un acre et une parcelle à bâtir dans le village : il est possible d'acquérir autant de terrains d'un acre que l'on peut cultiver soi-même sans recours au travail salarié ; des parcelles du village sont ainsi libres pour de simples résidents.

Pour que l'État de Californie reconnaisse San Ysidro en tant que district d'irrigation, Smythe utilise son carnet d'adresses. Il écrit en 1911 au gouverneur Hiram Johnson en lui demandant que son administration veuille bien examiner rapidement le dossier : « Ce district est très petit, mais très précieux. C'est le domaine de la colonie des Little Landers qui sont en train de faire une démonstration de la vie rurale la plus élevée qui ait été entreprise dans le monde. Ils sont menacés par un danger seulement, le manque de ressources en eau » (Lee 1975). Il faut pourtant de longs mois à l'administration de Californie pour approuver en septembre 1912 l'emprunt de 25 000 $ nécessaire au financement du système d'irrigation de San Ysidro, emprunt que la colonie des Little Landers approuve au mois de décembre suivant. La commission de Californie estime à 100 $ l'acre la plus-value des 485 acres de terres irrigables de San Ysidro (vendus entre 300 et 500 $ l'acre en 1909). Une banque de San Diego, la Citizens Saving Bank, souscrit à la totalité des bons de l'emprunt ; son président Isaac Irwin croit à l'intérêt de Little Landers Colony pour le développement des ressources de San Diego.

L'avenir de la colonie semble assuré. Smythe prédit qu'il y aura 1 000 Little Landers à San Ysidro en 1915 pour l'ouverture de l'Exposition Californie-Pacifique de San Diego. En 1912, 47 nouvelles maisons sont construites dans le village : 116 familles et 300 personnes environ vivent à San Ysidro. Un parc est créé autour du principal édifice communautaire, Redwood Hill, dans lequel les Little Landers érigent un monument au général Ulysses S. Grant, dont le fils est un citoyen actif de San Diego. La publicité faite pour le recrutement de migrants des villes de l'est du pays vante la qualité du climat de la Californie et met l'accent sur le caractère conservateur de Little Landers Colony : elle n'a pas l'intention d'être innovante en ce qui concerne l'organisation sociale ou la propriété. « L'individualisme social » est le principe de la vie dans la communauté, les familles sont pleinement propriétaires des terres qu'elles ont acquises, et la coopération commerciale n'a pas de caractère obligatoire. Sont bienvenues au « refuge » de San Ysidro non les familles pauvres, celles du « peuple des abysses » des villes de l'Est, mais celles qui possèdent déjà un capital pour vivre en indépendance. Beaucoup de Little Landers sont dans les faits des habitants des villes, âgés, disposant d'un capital, qui ont vécu à la campagne dans leur jeunesse ou dont l'attachement sentimental à la nature les conduit à se retirer à San Ysidro parce qu'ils prennent leur retraite, qu'ils ont des problèmes de santé ou connaissent des difficultés économiques. Ils ne s'attendent pas à gagner leur vie sur leur ferme d'un acre mais d'en tirer des revenus complémentaires.

L'année 1913 est celle de l'apogée de la colonie. Smythe considère qu'elle est sortie de la période expérimentale. La micro agriculture très diversifiée des Little Landers leur procure des bénéfices satisfaisants. Sur leur ferme d'un acre, ils produisent des légumes, des fruits de multiples espèces, élèvent des poules, des dindes, des lapins et même des chèvres. Les produits étaient à l'origine écoulés à San Diego par le moyen d'une charrette à cheval faisant du porte à porte dans les rues de la ville. En 1912 s'ouvre le nouveau marché de San Diego. Les Little Landers créent une société coopérative regroupant Little Landers Market, trois stands de vente loués dans le nouveau marché, et le magasin coopératif de San Ysidro où les colons achètent les marchandises au prix de gros. La commercialisation des produits de qualités différentes entraînent des difficultés. Les cultivateurs des terres du plateau de San Ysidro, moins fertiles que celles situées dans la vallée de la rivière Tia Juana, se plaignent que leurs bénéfices soient réduits et se désengagent de Little Landers Market qui doit fermer en 1915. Si le projet de Little Landers Colony ne poursuit selon lui aucune chimère sociale, Smythe est toujours décidé à accomplir son rêve de multiplier les colonies Little Landers à travers tout le pays. Deux colonies sont fondées à Tujunga près de Los Angeles (Terrenitos, 1913, 500 colons) et à l'est de la baie de San Francisco (Hayward Heath, 1914, 60 familles).

L'optimisme de 1913 se heurte vite à une série de problèmes inquiétants. Le système d'irrigation s'avère défectueux : les canalisations s'oxydent en raison de l'acidité des sols de San Ysidro. Les soubresauts de la révolution mexicain de 1910, avec la reprise de combats en 1914 juste de l'autre côté de la frontière, sont une menace sérieuse pour les Little Landers, au nombre de 500 en 1915. Surtout, le principe même de la colonie, « A little land and a living », est sévèrement contesté par la presse de l'Est et aussi par l'administration de l'État de Californie, qui voyait pourtant quelques années auparavant le système des micro fermes comme un bon moyen pour lutter contre la spéculation foncière. On reproche principalement à la ferme d'un acre de ne pouvoir faire vivre une famille. San Ysidro, qui avait bénéficié des habiles campagnes d'opinion organisées par Smithe, doit maintenant subir les effets d'une très mauvaise publicité.
La subite crue de la rivière Tia Juana en janvier 1916 dévaste la colonie de San Ysidro : 25 maisons, le système d'irrigation et l'ensemble des récoltes sont détruits. La solidarité des habitants de San Diego, le soutien apporté par Isaac Irwin – il prêche immédiatement pour l'extension de San Ysidro – et l'abnégation de Smyhe et des Little Landers sont remarquées. La communauté survit à l'inondation mais pas à la transformation du pays pendant la première guerre mondiale. Le mouvement du retour à la terre ne suscite plus l'enthousiasme. Little Landers Incorporated se trouve en 1917 dans l'impossibilité de payer les taxes dues à l'État et son assemblée gouvernante disparaît. En 1918, Little Landers Colony a cessé d'exister. Smythe a quitté définitivement la Californie pour New York. Au cours des années 1920, le domaine agricole de San Ysidro est condamné par l'urbanisation rapide sous la poussée de l'émigration mexicaine. Little Landers Colony est aujourd'hui un des principaux centres d'entrée des mexicains aux États-Unis dont l'immense frontière avec son voisin du sud est hérissée d'un mur de défense.

Témoignages

LA LANTERNE MAGIQUE DE LILLIPUT

Projecteur de plaques photographiques Balopticon modèle B
Métal, cuir, divers · États-Unis, Bausch & Lomb à Rochester, New York, modèle de 1911


Le 28 juillet 1908, dans le tout nouveau théâtre Garrick de San Diego, à un public ébranlé par la panique bancaire de 1907, William Smythe tient à peu près ce langage : « La terre est [...] le seul ami qui se tiendra à vos côtés sous le soleil ou dans l'ombre, que vous soyez en bonne santé ou malade, dans votre jeunesse ou dans votre vieillesse.[...] Et dans les périodes difficiles, chacun le voit, on s'aperçoit que l'homme qui possède le sol, qui cultive le sol, qui vit par le sol est le seul homme indépendant. » (Lawrence B. Lee, « The Little Landers Colony of San Ysidro », The Journal of San Diego History, hiver 1975, volume 21, n° 1.)
Le public est touché par l’éloquence du journaliste mais aussi séduit par les images qu’il projette : des fermettes qui, côte à côte, formeront bientôt une colonie coopérative de microcultivateurs aux portes de la ville. Confiant dans les vertus de la propagande par la lanterne magique, Smythe aménage en 1909 une salle de projection au siège de la société de Little Landers à San Diego.


Fermette de Little Landers Colony
Photographie Ralph P. Stineman, 1910 - 1915 · © San Diego History Center



Sources et références

Lee (Lawrence B.), « The Little Landers Colony of San Ysidro », The Journal of San Diego History, hiver 1975, volume 21, n° 1, [En ligne], URL : http://www.sandiegohistory.org/journal/75winter/littlelanders.htm, consulté en octobre 2012.

 



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