Kaweah Cooperative Colony

Le Commonwealth de la forêt des Géants.
La Sierra Nevada, la forêt des Géants et le séquoia « Karl Marx » forment l’horizon de cette colonie coopérative fondée en 1886 par des leaders du mouvement ouvrier de San Francisco.

Coopérateurs de Kaweah devant le sequoia Karl Marx · photographie C.C. Curtis, 1887 · Yale Collection of Western Americana, Beinecke Rare Book and Manuscript Library

La communauté de Kaweah est fondée par un jeune Californien, Burnette G. Haskell (1857 – 1907). Après des études de droit et une brève expérience de travailleur manuel à Chicago, il devient une figure active du mouvement ouvrier en Californie au début des années 1880 avec le journal The Truth de San Francisco acquis par un riche oncle. Haskell ouvre le journal à un large éventail d’idées socialistes et anarchistes et publie des articles de Henry George et Herbert Spencer ou de Karl Marx, Ferdinand Lasalle, Kropotkine et Bakounine. En 1883, il fonde une Association internationale des travailleurs de San Francisco, s’engage dans l’action syndicale et projette un moment de commettre des attentats anarchistes visant les édifices publics de la ville. Haskell et ses camarades doutent rapidement de leur capacité à obtenir des réformes pour transformer le capitalisme.

L’idée de conduire une expérience sociale alternative leur est inspirée par la lecture de The Co-Operative Commonwealth (1884) de Laurence Gronlund. Ce socialiste américain d’origine danoise, qui séjourne au Familistère de Guise en 1885, tente d’adapter le socialisme d’État, « le socialisme germanique », à la culture américaine de la libre entreprise individuelle. En novembre 1884, Haskell et 68 associés, pour beaucoup membres de l’Association internationale des travailleurs, créent la « Land Purchase and Colonisation Association ».

L’un des associés prospecte au cours de l’été 1885 dans la Sierra Nevada et découvre un site d’une grande beauté, à 400 km au sud-est de San Francisco, au pied de la forêt des Géants où poussent d’immenses séquoias, au bord de la rivière Kaweah. Au mois d’octobre suivant, profitant du Timber and Stone Act de 1878 qui permet à l’État fédéral de céder à bas prix des petites parties du domaine forestier à des personnes individuelles, 55 membres de l’association se portent candidats à l’acquisition de parcelles contiguës du massif de la forêt des Géants. Soupçonnant un détournement de la loi, l’administration autorise provisoirement la colonisation sans conclure les ventes.

Le territoire constitué par l’Association s’étend sur une superficie de 26 km². Les pionniers de la Kaweah Cooperative Colony s’établissent dans la vallée en 1886 dans un campement de tentes qu’ils baptisent Arcadia. Leur priorité est l’accès à la forêt et le transport des bois de la scierie de montagne jusqu’à la vallée. Pendant quatre ans, la construction de cette route absorbe l’énergie des colons qui disposent de moyens rudimentaires : la Colony Mill Road parcourt 29 km sur un terrain très escarpé. Elle est le grand œuvre qui démontre la supériorité de la coopération sur le système concurrentiel : « La tour Eiffel a 300 mètres de hauteur, la cathédrale de Cologne en a 250, la grande pyramide seulement 150, mais notre route s'élève maintenant à une altitude de presque 900 m. Nous avons atteint la forêt, et la colonie de Kaweah n'est plus, sur le plan matériel, une expérimentation » (The Commonwealth, novembre 1889, p. 169). Au fur et à mesure de l’avancée des travaux, les camps de tentes des colons se succèdent le long de la route.

La colonie compte jusqu’à 300 membres résidents, mais sa population se limite la plupart du temps à 60 ou 70 personnes, dont une vingtaine employées à la construction de la route. Ce sont principalement des ouvriers, souvent syndiqués, de San Francisco et des environs, quelques entrepreneurs et quelques artistes, musiciens ou écrivains. Ils ont en commun le rejet de la société capitaliste mais représentent des sensibilités et des opinions très diverses : « Nous formions vraiment un ensemble hétéroclite, dit un ancien colon, un ramassis de fanatiques de toutes sortes de croyances et de rien du tout, allant de façon improbable des adeptes de la nourriture crue jusqu’aux spiritualistes, aux swedenborgiens…, aux athées bien sûr, avec une pincée d’orthodoxes », « des hurluberlus de la réforme vestimentaire, ajoute Haskell, des fanatiques de l’orthographe phonétique, des puristes du vocabulaire et des végétariens » (Hine 1996, p. 84).

Une participation de 500 $ est requise pour devenir membre de la colonie : 100 $ doivent être versés en liquide et le reste peut être fourni en biens ou en travail. Il existe des membres non résidents, des sympathisants et mécènes de la colonie, en Californie mais aussi à Chicago, Denver ou New York. Les membres résidents sont des travailleurs salariés de la coopérative. Le salaire horaire est le même pour tous les travaux. Il est prévu de verser des dividendes identiques aux coopérateurs sur les bénéfices de la colonie. Le système économique de Kaweah repose sur le chèque-temps, une idée empruntée à Laurence Gronlund. La monnaie est abolie au sein de la communauté : les échanges s’effectuent par le moyen de chèques dont la valeur est comptée en minutes de travail. Une minute équivaut à 0,5 pence et 200 minutes à un dollar. La colonie édite des chèques de 10 à 20 000 minutes. Pour Haskell, le chèque-temps, avec lequel le travail devient la seule mesure des richesses, est le « levier d’Archimède social » (The Commonwealth, novembre 1889, p. 120). L’organisation administrative et politique de la colonie est aussi empruntée à Gronlund. Elle comprend des divisons, des départements, des bureaux et des sections multiples. L’administration est placée sous la direction d’un superintendant et du bureau des administrateurs. Les membres de la communauté bénéficient tous d’une voix à l’assemblée générale des associés qui se réunit le premier dimanche de chaque mois.

Absorbée par la construction de la route, la communauté peine à s’organiser. Des rares cabanes de rondins, un bâtiment communautaire pour les réunions et les repas, et quelques ateliers – scierie, moulin, forge, menuiserie, cordonnerie, maroquinerie – sont édifiés. Une ferme avec vignes, vergers et potagers alimente en produits frais le magasin de la colonie où l’on trouve aussi le poisson de la rivière. Les colons fondent un jardin d’enfants et une école primaire à l’organisation très libérale. Les enfants appellent leurs maîtres par leurs prénoms ; ils peuvent porter leurs différends avec eux devant l’assemblée générale. La colonie délivre aussi des cours pour adultes et constitue une collection d’appareils d’éducation physique. La presse d’imprimerie de Haskell est transportée de San Francisco à Kaweah. La communauté édite une revue mensuelle, The Commonwealth, organe de propagande pour susciter des contributions financières et journal d’éducation des coopérateurs au mouvement social contemporain. En mars 1890, The Commonwealth publie un article sur le Familistère de Guise. Le journal se fait largement l’écho des discussions sur le Nationalisme (mouvement pour la nationalisation des moyens de production et de distribution) d’Edward Bellamy dont le célèbre roman utopique Looking backward, 2000 – 1887 (1888) est inspiré par The Co-operative Commonwealth de Laurence Gronlund. Kaweah passe pour une colonie « bellamiste ».

Les plaisirs de la communauté sont simples mais très variés : concerts par la société de musique et la chorale, lectures publiques, promenades en montagne jusqu’au « Karl Marx Tree », le vénérable sequoia gigantea de la forêt des Géants, baignades et promenades en barque. La vie à Kaweah est décrite par les visiteurs comme un « pique-nique continuel » (Oved 1993, p. 239). Ils soulignent aussi combien les colons aiment passionnément les discussions et les disputes à tout propos et à tout moment. La communauté est inégalement laborieuse et peu harmonieuse. Les débats sur le statut légal de la coopérative, sur son gouvernement démocratique, sur la nourriture ou les vêtements provoquent des départs et la formation de sectes au sein de la colonie. L’inexpérience des administrateurs contribue à l’essoufflement de la colonie.

La création du Sequoia National Park en 1890 qui inclut une partie des terres colonisées, va provoquer la dissolution de la coopérative déjà fragilisée par les dissensions internes et acculée à la banqueroute. Dépourvue de titres de propriété, son installation est jugée illégale. La Kaweah Coopérative Colony est officiellement dissoute en janvier 1892. Quelques anciens membres de la colonie choisissent de rester sur le site en travaillant pour le parc. Les touristes peuvent toujours emprunter la Colony Mill Road pour aller admirer le Sherman Tree, nom par lequel on désigne aujourd’hui le séquoia Karl Marx.

Témoignages

KARL MARX ET LES CASSEURS DE PIERRE

Outils de carrier : poinçon, burin en étoile et spatule
Acier · États-Unis, début du XXe siècle (marques Hargrave pour le poinçon et Dasco pour le burin)


La construction d'une route à travers la Sierra Nevada jusqu'à la forêt de séquoias géants – le plus impressionnant d'entre eux est baptisé Karl Marx – absorbe pendant quatre ans l'énergie et les esprits des pionniers de Kaweah. Ouverte avec des moyens rudimentaires, Colony Mill Road parcourt 29 km à flanc de montagne pour atteindre la scierie d'altitude. La route est le grand œuvre communautaire qui démontre la supériorité de la coopération sur le système concurrentiel : « La tour Eiffel a 300 mètres de hauteur, la cathédrale de Cologne en a 250, la grande pyramide seulement 150, mais notre route s'élève maintenant à une altitude de presque 900 mètres. Nous avons atteint la forêt, et la colonie de Kaweah n'est plus, sur le plan matériel, une expérimentation. » (Burnette G. Haskell, « A Visit to Kaweah », The Commonwealth, novembre 1889, p. 169.)


Construction de la Colony Mill Road à Kaweah
Photographie C. C. Curtis, 1886 - 1890 · Yale Collection of Western Americana, Beinecke Rare Book and Manuscript Library



Sources et références

The Commonwealth, San Francisco, novembre 1889.

Hine (Robert V.), California's Utopian Colonies, 1966, p. 78-100.

O'Connel (Jay), Co-operative Dreams: A History of the Kaweah Colony, 1999.

Oved (Yaacov), Two Hundred Years of American Communes, 1993, p. 233-246.

Burge (T. L.), Eldredge (W.), Tweed (W. C.), « The Kaweah Colony, Utopia and Sequoia National Park », Cultural Resource Management, n° 9, 2001.

Sutton (Robert P.), Communal Utopias and the American Experience: Secular Communities, 1824 - 2000, 2004, p. 79-81.



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