Home Colony

Home : un nid de vipères anarchistes ?
Depuis l’assassinat du président des États-Unis en septembre 1901, les individualistes de la baie de Joe sont persécutés par les autorités. Home est devenu un symbole de l’anarchisme américain.

Home Colony · photographie anonyme, vers 1900 · University of Washington Libraries, Special Collection Division

La colonie de Home est fondée après la dissolution de la petite coopérative industrielle de Glennis à Eatonville dans le comté de Pierce (État de Washington). Avec vingt dollars en poche, trois membres de Glennis décident en 1895 de fonder une nouvelle communauté dans un endroit isolé de la région. George H. Allen, Oliver A. Verity, et B. F. Odell construisent un canot pour explorer les bras du Puget Sound au nord du comté ; ils débarquent dans la crique de Von Geldern (connue comme la « baie de Joe ») où ils achètent une dizaine d'hectares en versant un premier acompte de vingt dollars.

En février 1896, les familles des trois explorateurs s'installent sur le site. Ils divisent la propriété en lots identiques d'une superficie légèrement inférieure à un hectare et s'attribuent chacun un lot en front de mer sur lequel ils construisent les premières maisons avec du bois acheté à crédit. L'expérience coopérative de Glennis avait révélé des tensions entre l'organisation collective et la liberté individuelle des membres. Aussi, le trio des pionniers définissent leur colonie comme une communauté d'individus indépendants et tolérants. Ils renoncent à établir un quelconque règlement. L'association qu'ils créent en 1898 sous le nom de Mutual Home Association, n'est qu'une simple société foncière dont le seul objet est « d'aider ses membres à acquérir et construire un foyer pour eux-mêmes et de contribuer à établir de meilleures conditions sociales et morales d'existence » (Le Warne 1975, p. 171-172).

L'Association ne fixe pas de critères sociaux ou idéologiques d'admission ; elle cède à ses membres les lots de son domaine au prix coûtant. Elle en conserve cependant les titres de propriété. En 1901, Mutual Home Association possède 87 hectares de terres. L'Association a de fait la responsabilité de l'urbanisme de « Home City » : le regroupement des lots en blocs desservis par des rues plantées d'arbres fruitiers et la création d'une voie le long de la crique laissant le libre accès à la mer. Home se défend d'être une colonie coopérative. La construction de logements ou le développement économique relèvent de la seule initiative individuelle. Beaucoup de Homistes travaillent à l'extérieur et ne séjournent pas en permanence dans la colonie. Mais une coopération volontaire ponctuelle n'est pas exclue : c'est ainsi que sont construits et gérés un débarcadère, un lieu de réunion appelé Liberty Hall (où se tient aussi l'école) et un magasin d'approvisionnement.

Home compte 51 habitants et 15 maisons à la fin de 1898 et 120 habitants en 1905. En 1910, 213 personnes, dont 75 enfants, habitent la colonie dans 68 maisons. Les fondateurs veulent attirer des individus ouverts aux idées nouvelles. En juin 1897, Verity édite une feuille éphémère New Era puis avec d'autres Homistes publie à partir de mai 1898 l'hebdomadaire Discontent: The Mother of Progress (« La grogne : la mère du progrès »). Le journal n'est pas un organe officiel de Home mais la défense par Discontent d'une alliance de l'anarchie et du communisme établit sa réputation de colonie libertaire. La baie de Joe attire des anarchistes, des communistes, des végétariens, des libres-penseurs, des nudistes et d'autres hétérodoxes. Un certain nombre de Homistes ont vécu dans d'autres colonies socialistes de Puget Sound ou d'ailleurs - Puget Sound Cooperative Colony, Equality, Burley, Ruskin (Tennessee), Topolobampo (Mexique). Des émigrés européens, parmi lesquels des juifs russes, se retrouvent sur les rives de la baie de Joe.

Jusque 1901, Home vit dans l'indifférence de son voisinage. Les fondateurs et les rédacteurs se disent anarchistes, ils ont accroché sur les murs de l'école les portraits de Kropotkine ou Bakounine avec ceux de Marx et de Lassalle, ils commémorent l'exécution des émeutiers de Haymarket ou tournent en ridicule les fêtes patriotiques et religieuses. Certains défendent le principe de l'amour libre, mais l'anarchie signifie avant tout pour eux l'affirmation de la liberté des individus face aux gouvernements. Avec l'assassinat le 6 septembre 1901 du président McKinley par un anarchiste, la colonie devient immédiatement suspecte et l'objet de tous les fantasmes. Le soir même de l'attentat, un groupe de républicains locaux projette d'exterminer les « vipères » de Home. Parce que Discontent a publié des articles critiques sur l'institution du mariage, Home est dénoncée comme une colonie licencieuse. En 1902, les autorités de l'État prennent prétexte d'une loi de 1873 sur les publications obscènes pour traîner en procès les Homistes éditeurs du Discontent ou la féministe Loïs Waisbrooker. Le bureau de poste de la colonie est supprimé. Discontent est suspendu en 1902. Ce harcèlement vaut à Home la sympathie de nombreux intellectuels anarchistes qui, comme Emma Goldman, viennent visiter, séjourner ou donner des conférences. La colonie sert aussi de refuge pour les complices des auteurs de l'explosion qui frappe les locaux du Los Angeles Times pendant la grève de 1910. Home est placée sous la surveillance de la police jusqu'à l'arrestation des fugitifs dénoncés par un habitant. Durant toutes ces années, Home apparaît comme un forum permanent où s'expriment avec la plus grande liberté les idées parmi les plus avancées du temps.

En 1909, les statuts de la Mutual Home Association, qui compte alors 200 membres, vont être modifiés. Les colons peuvent désormais détenir personnellement les titres de propriété des lots cédés par l'Association. Home a changé. Une affaire de baignade sert de révélateur à cette évolution. En 1911, des nageurs nudistes sont arrêtés par la police. Jay Fox, un ancien du Haymarket de Chicago en 1886 établi à Home, est emprisonné quelques semaines pour avoir pris leur défense dans son journal The Agitator. Selon Jay Fox, les nageurs arrêtés en 1911 ont été dénoncés par des membres de la colonie qu'il décrit profondément divisée entre « nudes » et « prudes ». Vraisemblablement, l'idéalisme et la tolérance des fondateurs se heurtent au pragmatisme et au conservatisme des nouveaux colons. La période de la première guerre mondiale et ses manifestations d'unité de la nation accélèrent certainement la normalisation de Home Colony en communauté rurale traditionnelle. L'expulsion en 1918 d'anarchistes étrangers résidents à Home laisse la colonie sans réaction. La Mutual Home Association est dissoute en 1919 à la suite de conflits internes. Home compte alors près de 300 habitants. Une partie des anciens anarchistes continue à vivre dans la baie de Joe.

Témoignages

Oliver A. Verity est l'un des trois pionniers de la colonie ; il est aussi l'un des fondateurs de Mutual Home Association et un des rédacteurs du journal Discontent. Dans un article intitulé « Chez nous » publié par le journal le 1er juin 1898, il décrit l'idéal de la coopération anarchiste :

« En ce qui concerne notre travail, certains travaillent ensemble tandis que d'autres travaillent chez eux à embellir leur propre milieu. La liberté demande à ce qu'il en soit ainsi, car à chaque fois que l'individualité de quelqu'un est étouffée par l'ordre de plusieurs, le progrès et le développement de ce quelqu'un sont perdus pour le monde. Quand des idées ou un plan d'action ne sont pas agréés par tous, la minorité est libre de s'unir autour d'un autre plan, ce qu'elle ne manquera pas de faire. Ainsi, il peut y avoir (et cela arrivera sans aucun doute) plus d'un groupe, mais on verra aisément que chaque groupe concevra un système d'échange de produits qui sera juste pour tous. Donc, en ce qui nous concerne, nos idées donnent à tous la liberté, et les gens peuvent vivre selon leur choix en communauté ou de façon indépendante. »

(Oliver A. Verity, « Our Home », Discontent, 1er juin 1898 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Jay Fox a 16 ans lorsqu'il participe aux émeutes du Haymarket en mai 1886 à Chicago. Devenu un leader anarchiste important, Jay Fox s'installe en 1909 à Home Colony. Il y édite un journal, L'Agitateur, dans lequel il publie le 11 juillet 1911 un éditorial consacré au procès des baigneurs nus de la colonie dénoncés par des membres de Home. L'article lui vaudra d'être lui-même emprisonné.

« Les Nus et les Prudes [The Nudes and the Prudes].
[...] L'esprit vulgaire voit son propre reflet dans tout ce qu'il voit. La pollution ne peut se préserver de la pollution et l'esprit pollué qui voit son propre reflet dans le corps nu d'un semblable, qui se lève à l'aube pour se repaître du vulgaire festin et qui en appelle ensuite à la loi pour punir les innocentes victimes dont les corps sans taches excitent ses instincts sauvages, cet esprit pollué n'est pas digne d'un peuple civilisé, et devrait être écarté.
Ces réflexions se fondent sur un malheureux événement qui a eu lieu récemment à Home.
Home est une communauté d'esprits libres venus dans les parages pour échapper à l'atmosphère polluée de la société conventionnelle et prêtrisée [priest-ridden]. Une des libertés goûtées par les Homistes, c'est le privilège de se baigner suivant leur choix en habit de soirée ou seulement avec les vêtements que la nature leur a donnés. Nul ne venait rôder pour voir quel costume était porté ou qui venait prendre les eaux purifiantes de la baie. Vraiment, cela ne regardait personne. Tous étaient suffisamment purs d'esprit pour ne voir aucune vulgarité, aucune suggestion de quoi que ce soit d'indécent dans la pensée ou la vue d'un chef-d'œuvre naturel à découvert.
Mais finalement quelques prudes sont entrés dans la communauté et ont commencé à réprimer la liberté des gens avec la manière brutale et inamicale du monde extérieur. Quatre personnes ont été arrêtées pour « exposition indécente ». Une femme, mère de deux petits enfants, a été envoyée en cellule. Le seul homme arrêté aura droit aussi à la prison. Et les auteurs de cette vile action s'étonnent d'être boycottés.
Les gens ont été soulevés par une juste indignation. Leur liberté a été attaquée. Le premier pas a été franchi dans la soumission de la communauté à toutes les persécutions extérieures. Si nous n'avions pas résisté, la progression des prudes aurait été facile.
Mais les imbéciles qui sont venus parmi nous uniquement parce qu'ils pouvaient avoir un intérêt dans notre coopération et qu'ils pouvaient acheter des produits meilleur marché ici que n'importe où ont compris qu'ils étaient tombés dans un nid de guêpes.
Deux des magasins refusent de les servir et les membres ne croisent pas leur chemin [...] Il n'y a aucune raison pouvant justifier qu'un libertaire évite de prendre part à cet effort pour défendre la liberté de Home. Il n'y a pas de moyen terme. Ceux qui renoncent à aider la défense aident le camp d'en face. Ceux qui veulent la liberté et refusent de se battre pour elle sont des parasites et ne méritent pas la liberté. Ceux qui sont indifférents à l'invasion, qui peuvent voir une femme innocente arrachée à ses enfants et expédiée en cellule sans être poussés à intervenir, ne peuvent être comptés parmi les rebelles à l'autorité. Leur place est avec l'ennemi. »

(Jay Fox, « The Nudes and The Prudes », The Agitator, 11 juillet 1911 ; traduction de l'anglais de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Verity (Oliver A.), « Our Home », Discontent, 1er juin 1898, [En ligne], URL : http://depts.washington.edu/labhist/laborpress/Discontent.htm, consulté en août 2011.

Fox (Jay), « The Nudes and The Prudes », The Agitator, 11 juillet 1911, [En ligne], URL : http://depts.washington.edu/labhist/laborpress/Agitator.htm#fox, consulté en août 2011.

Le Warne (Charles Pierce), Utopias on Puget Sound, 1885 - 1915, 1975, p. 168-226.



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