communauté icarienne de Nauvoo

Icarie chez les Mormons.
En débarquant à La Nouvelle Orléans à la fin de 1848, les communistes français pensaient créer ex nihilo leur Icarie au Texas. Ils ont finalement trouvé refuge au bord du Mississippi, dans l'ancien Temple des Mormons.

Nauvoo, Illinois · daguerréotype, 1846 · courtesy Latter-Day Saints Church Archives

« Allons en Icarie ! » : l’appel à réaliser l’association fraternelle égalitaire ou « vrai Christianisme » est lancé à Paris en 1847 par le communiste Étienne Cabet, avocat et journaliste qui avait publié en 1840 un récit dans la tradition utopiste : Voyages et Aventures de lord William Carisdall en Icarie. La fiction communiste tient son nom de son bâtisseur, le héros Icar qui a renversé la dictature. Encouragé par Robert Owen, le fondateur de New Harmony, Cabet situe Icarie au Texas, que le gouvernement américain a ouvert à la colonisation. Il obtient une concession sur les bords de la rivière Rouge.

L'avant-garde, composée de 69 « soldats de l'humanité », embarque au Havre le 3 février 1848. Ils parviennent avec grande difficulté jusqu'à la Terre promise où ils sont bientôt décimés par le paludisme. Les Icariens, comme après eux les fouriéristes de Réunion, découvrent que le Texas n'est pas le pays hospitalier qu'ils imaginaient. Les pionniers abandonnent cette Icarie hostile et retrouvent à La Nouvelle Orléans des groupes d'Icariens partis de France après l'échec de la Révolution de 1848. La situation désastreuse de la communauté provoque déjà des dissidences.

Étienne Cabet finit par rejoindre les migrants en janvier 1849. Une assemblée générale réunit les 485 communistes émigrés. Après deux jours de discussions, 280 colons (142 hommes, 74 femmes et 64 enfants), décident de poursuivre l'aventure en remontant le Mississippi pour établir la communauté à Nauvoo, l'opulente cité des Mormons abandonnée par eux depuis 1846. La communauté rachète à la secte les imposantes ruines de son temple et loue des habitations et 450 hectares de terres. Dans cette nouvelle Icarie, la vie semble facile : le climat est sain, les terres sont fertiles et défrichées, des maisons sont habitables. Le 21 février 1850 les colons adoptent une constitution démocratique. Le peuple icarien élit une assemblée populaire dotée du pouvoir législatif. Après une période de gérance individuelle exercée par Cabet, la communauté est gouvernée un président et cinq gérants élus pour un an. À chacun de ces derniers incombent des responsabilités particulières : finances et nourriture, logement et vêtement, éducation, santé et divertissements, industrie et agriculture, secrétariat et imprimerie. Le président, chargé de la surveillance et de la direction générale a des pouvoirs étendus ; la fonction est tracée sur mesure pour Etienne Cabet.

Dans l'esprit des Icariens, Nauvoo n'est toutefois qu'une installation provisoire. Le prix des terres est élevé ; de plus, la communauté n'est pas pleinement réalisée puisque les communistes vivent mélangés aux habitants de la ville. Selon Cabet, l'Icarie définitive doit se situer « au désert ». Les colons obtiennent en 1854 une concession de terres à Corning dans l'Iowa, où ils comptent créer la première ville icarienne. Une quinzaine de colons s'installent à Icaria.

« De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins » : la colonie de Nauvoo est une communauté de biens, de travail et de services. Le capital social d'Icarie est formé des apports de ses membres (remboursable à leur départ) et de l'ensemble des biens et produits de la communauté. La propriété privée, la monnaie et le salariat sont abolis. Les colons travaillent dix heures par jour au seul bénéfice de la communauté. Les femmes travaillent mais dans les « ateliers de femmes » à la lessive, à la couture ou au soin des nourrissons. Le travail est une fonction publique, contrôlée et organisée par les élus du peuple icarien. Un trousseau communautaire égalitaire est fourni aux arrivants. Les repas sont pris en commun dans la grande salle édifiée en 1850 sur l'esplanade du temple des Mormons pour servir de réfectoire, d'assemblée et de théâtre. Les logements sont par contre individuels. La cellule sociale icarienne reste la famille ; le mariage est une obligation et le divorce est autorisé. Femmes et hommes ont égalité de droits et de devoirs à l'exception des droits politiques réservés aux hommes. Les enfants des deux sexes sont scolarisés de 3 à 16 ans. L'école, construite avec les ruines du temple, est l'édifice le plus remarquable de la communauté mais elle ne dispose pas d'enseignants qualifiés. Icarie est dotée d’une bibliothèque. Elle imprime son journal en français, en anglais et en allemand (une quinzaine d'Allemands vivent à Nauvoo en 1851). L'admission dans la communauté est en principe (et fort peu en réalité) soumise à 48 conditions : savoir lire et écrire, connaître les œuvres de Cabet, céder ses biens à la communauté, exercer une industrie utile, s'abstenir de tabac et de liqueurs fortes, « ne rien cacher ni retenir », confier l'éducation de ses enfants à la communauté, ne pas être envieux, aimer l'ordre, se soumettre à la discipline... Comme celle d'une caserne, la vie communautaire est rythmée au son de la trompette.

La colonie icarienne est reconnue légalement en janvier 1851 par l'État de l'Illinois. 340 icariens vivent alors à Nauvoo, principalement des ouvriers de la petite industrie. Une partie d'entre eux demandent et obtiennent la nationalité américaine, comme Cabet qui peut proclamer en octobre 1854 « Je suis citoyen américain ». Au 1er juillet 1855, on en recense 526. Icarie est une entreprise essentiellement agricole. Elle possède des vaches laitières et un poulailler. La colonie loue des terres à plusieurs kilomètres de Nauvoo, où les Icariens cultivent du blé, de l'orge, du seigle et du maïs destiné à l'alimentation du bétail et à une distillerie de whisky installée avec le moulin et la scierie au bord du fleuve dans un grand atelier équipé d'une machine à vapeur. Les barriques de whisky ou de farine étaient transportés en barque à Keokok et de là expédiés par bateau à vapeur à Saint Louis pour la vente. Les conditions de vie restent précaires et les règles communautaires édictées par le « Père » Cabet difficiles à supporter par les migrants. Les décès ou les défections nombreuses sont compensées par les vagues d’émigration organisées par le bureau icarien à Paris. De 1851 à 1856, 2 500 personnes auront séjourné à Nauvoo.

Cabet doit à plusieurs reprises mater la fronde de parlementaires icariens. En décembre 1855, il tente un coup d'État en imposant une révision constitutionnelle supprimant la gérance multiple pour concentrer les pouvoirs dans la présidence. L'assemblée icarienne est violemment agitée. Les opposants à la dérive autoritaire du « Père » obtiennent son départ. Il se retire en octobre 1856 avec 175 fidèles à Saint Louis (Missouri), où il meurt peu de temps après. La majorité icarienne de Nauvoo élit l'ébéniste Jean-Baptiste Gérard à la présidence en remplacement de Cabet. Ceux de Saint Louis forment une communauté à quelques kilomètres de là à Cheltenham. En janvier 1857, il reste 219 personnes à Nauvoo. Avec la dépression économique qui gagne le bassin du Mississippi, les créanciers de la colonie se font pressants. Le 21 mars 1857, la colonie icarienne de Nauvoo décide de mettre à exécution son projet de transfert définitif dans l'Iowa. Les biens de la communauté sont vendus en 1858 pour rembourser les dettes. La migration des Icariens s'achève en 1860.

Témoignages

Jean-François Crétinon est typographe à Vienne (Drôme). Il part en Icarie avec sa femme et sa fille en 1855 parmi un groupe de 18 personnes. Il est alors âgé de 36 ans. Ils rejoignent au Havre des communistes français avec lesquels ils embarquent en janvier 1855 sur le trois-mâts Le Bailey qui les emmène à La Nouvelle-Orléans :

« Pendant le court séjour que nous fîmes ensemble au Havre, la sympathie parut exister les uns envers les autres, mais avec la première huitaine passée sur mer, il fut facile de voir que cette sympathie et l'accord qui avaient existé s'étaient prodigieusement affaiblis ; et la fraternité, pour la mise en pratique de laquelle nous avions quitté notre patrie, n'existait nullement dans le cœur de certains hommes qui devenaient au contraire des querelleurs et des brandons de discorde parmi nous. Nous rejetâmes d'abord sur les embarras du voyage les causes de ces divisions, mais, plus tard, nous fûmes obligés de reconnaître qu'elles avaient leurs sources dans l'orgueil de ces hommes, qui se posaient comme le nec plus ultra du communisme et qui regardaient d'un mauvais œil ceux qui n'avaient pas eu, comme eux, de nombreux démêlés avec la police française. Les choses les plus futiles leur servaient de prétexte pour demander la convocation de l'assemblée, afin de pérorer et toujours pérorer. C'étaient des individus partis des faubourgs de Paris et qui, après s'être aidés aux barricades à renverser un gouvernement et l'avoir remplacé par un autre, s'aidaient de nouveau le lendemain, dans de tels clubs ou sociétés secrètes, à renverser celui-ci. De tels hommes n'étaient guère ce qu'il fallait pour fonder une colonie où il était plus que nécessaire d'avoir des travailleurs paisibles que des discuteurs et ardents révolutionnaires. »

(Journal de Jean-François Crétinon cité par Rude (Fernand), Voyage en Icarie. Deux ouvriers viennois aux États-Unis en 1855, 1952, p. 104-105).


François-Marie Lacour est compagnon chapelier à Vienne (Drôme). Il part en Icarie avec sa famille en 1855 parmi un groupe de 18 personnes. Il est alors âgé de 35 ans. Les Viennois embarquent au Havre en janvier 1855 ; ils atteignent Nauvoo au mois d'avril suivant :

« Toutes les maisons abandonnées par les Mormons et louées sont en partie de briques et de bois et plusieurs sont en très mauvais état. Deux « log-houses » neuves seulement sont logeables. Il y a une grande maison de briques à un étage, où est logée une grande partie des ménages. Son rez-de-chaussée sert de réfectoire pour les repas, les assemblées, le théâtre, etc. On peut y dîner facilement 400 personnes. De belles maximes, ayant rapport au système communiste, décorent les murs. Mais la toiture est mal construite, car, après avoir inondé les logements, la pluie vient tomber au rez-de-chaussée. L'imprimerie, la lingerie, l'atelier de couture et la cuisine se trouvent dans ce bâtiment. Une autre grande maison construite dans le même genre, est appelée « les 40 ménages ». Les célibataires sont presque tous logés dans de petites maisons environnantes. Ces logements sont peu à l'abri du climat rude de ces contrées ; ils sont très froids en hiver et l'on y étouffe en été. Le couvert de bardeaux (petits morceaux de bois) est si peu solide que l'on est souvent obligé de promener son lit à plusieurs places dans la même nuit, avant qu'une absence de gouttière vous laisse dormir. Les fenêtres à coulisses sont mal commodes ; on ne peut les ouvrir qu'à moitié et, quand elles sont fermées, pour peu qu'il fasse du vent, elles font un bruit continuel en ballottant. Ces maisons sont presque toutes plafonnées et planchéiées, toutes avec un escalier de bois et orientées comme c'est l'usage en Amérique. Chaque ménage a sa chambre ; les célibataires sont trois ou quatre par chambre, chacun son lit. L'école est en pierres des débris du temple. »

François-Marie Lacour quitte la colonie en juillet 1855 et repart avec sa famille pour la France.

(Journal de François-Marie Lacour cité dans Rude (Fernand), Voyage en Icarie. Deux ouvriers viennois aux États-Unis en 1855, 1952, p. 149-150.)


François-Marie Lacour est compagnon chapelier à Vienne (Drôme). Il part en Icarie avec sa famille en 1855 parmi un groupe de 18 personnes. Il est alors âgé de 35 ans. Les Viennois embarquent au Havre en janvier 1855 ; ils atteignent Nauvoo au mois d'avril suivant :

« Une bonne partie des membres de la colonie n'ont pas d'atelier fixe. À peine est-on au courant d'un ouvrage qu'on vous le fait quitter pour en faire un autre ; c'est ce que l'on appelle, en style de Nauvoo, changer de « bricole » ; de sorte que l'on est toujours en apprentissage. Tout cela pour ne pas faire des indispensables, comme le disent un bon nombre. Puis les ateliers du dehors regardent ceux des ateliers fixes, tels que les cordonniers, tailleurs, etc., comme des fainéants, à l'abri des rigueurs du temps. D'un autre côté, les tailleurs et cordonniers, se croyant plus savants que les agriculteurs de profession, veulent les commander et diriger les travaux de la campagne ou de construction. Pendant les trois mois que j'ai passé dans la colonie, j'ai été d'abord pêcheur, puis jardinier, puis j'ai déchargé un bateau de bois de chauffage ; puis j'ai travaillé à tirer du charbon à la mine, puis comme cantonnier, manœuvre maçon, récureur d'égout, puis à semer du maïs, à faner le foin et à la moisson. Enfin tous ces travaux sont mal distribués et sont de plus en plus exténuants, dégoûtants et improductifs. »

François-Marie Lacour quitte la colonie en juillet 1855 et repart avec sa famille pour la France.

(Journal de François-Marie Lacour cité par Rude (Fernand), Voyage en Icarie. Deux ouvriers viennois aux États-Unis en 1855, 1952, p. 152.)


WHISKEY ICARIEN

Flasque à liqueur de forme « Union oval » · Verre · États-Unis, deuxième moitié du XIXe siècle


Un bon Icarien est un Icarien tempérant. L’industrie la plus prospère de la colonie française de Nauvoo est pourtant sa distillerie de whisky dont elle écoule la production à Saint Louis, en aval du Mississippi. Un nombre important d’Icariens est mis à contribution pour la fabrication et la vente du whisky communautaire, des cultivateurs de maïs et d’orge aux tonneliers et aux mariniers. Les colons ne fabriquent pas seulement la liqueur, ils en boivent, faute de vin et de bière. Le whisky les américanise.
« Quelques ouvriers ont prétendu qu’ils ne pouvaient pas travailler sans prendre du wiskey une et même plusieurs fois par jour, et les réclamations au sujet du wiskey ont été un embarras pour l’administration de la colonie. Comment un véritable Icarien ne peut-il se passer de wiskey comme tous les Icariens ont perdu l’habitude du vin pour prendre celle du café et du thé à leurs repas ? » (Étienne Cabet, Émigration icarienne. Conditions d’admission, Paris, 1852, art. 25.)


Nauvoo, Illinois
Daguerréotype, 1846 · Courtesy Latter-Day Saints Church Archives



Sources et références

Colonie icarienne, journal d'organisation sociale, Nauvoo, vol. I, juillet - décembre 1854.

Prudhommeaux (Jules), Histoire de la communauté icarienne, 8 février 1848 - 22 octobre 1898. Contribution à l'étude du socialisme expérimental, 1906.

Rude (Fernand), Voyage en Icarie. Deux ouvriers viennois aux États-Unis en 1855, 1952.

Cordillot (Michel), La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis, 1848 - 1922, 2002.