La Ville planétaire.
Auroville veut faire évoluer l’humanité par l’avènement de consciences supérieures. La ville universelle est fondée en 1968 sur un plateau désertique dans le sud de l’Inde au cours d’une cérémonie qui réunit les représentants de 124 nations.
« Il devrait y avoir quelque part sur la terre un lieu dont aucune nation n'aurait le droit de dire : « il est à moi » ; où tout homme de bonne volonté ayant une aspiration sincère pourrait vivre librement comme un citoyen du monde et n'obéir qu'à une seule autorité, celle de la suprême vérité ; un lieu de paix, de concorde, d'harmonie, où tous les instincts guerriers de l'homme seraient utilisés exclusivement pour vaincre les causes de ses souffrances et de ses misères, pour surmonter ses faiblesses et ses ignorances, pour triompher de ses limitations et de ses incapacités ; un lieu où les besoins de l'esprit et le souci du progrès primeraient la satisfaction des désirs et des passions, la recherche des plaisirs et de la jouissance matérielle. » (Alfassa 1977.)
Dans un texte intitulé « Le Rêve », Mirra Alfassa, une française qui dirige l'ashram de Sri Aurobindo à Pondichéry en Inde du sud, livre en août 1954 la vision d'une cité planétaire spirituelle. Née à Paris en 1878 d'une mère égyptienne et d'un père turc, Mirra Alfassa part en Inde en 1914 à la rencontre de Sri Aurobindo (1872 - 1950), philosophe bengali éduqué en Angleterre et leader de l'indépendance de l'Inde sous domination britannique. Retiré en 1910 sur le territoire français de Pondichéry, Sri Aurobindo se consacre à la recherche spirituelle et approfondit, indépendamment de toute religion, une philosophie et une pratique du yoga intégral qui vise à faire évoluer la nature et l'espèce humaine dans le monde matériel en développant chez les individus un niveau de conscience supérieur. Mirra Alfassa choisit Sri Aurobindo pour guide spirituel et s'installe auprès de lui à Pondichéry en 1920. Lorsque le philosophe ouvre un ashram en 1926 – moins un ermitage qu'un centre d'éducation et de vie ouvert sur la ville –, il en confie la direction à sa disciple qu'il reconnaît comme la « Mère », incarnation d'une puissance créatrice : « Une même Force divine agit dans l'univers et dans l'individu, qui se trouve en même temps au-delà de l'individu et de l'univers. La Mère les représente tous les trois, mais elle travaille ici dans le corps pour faire advenir quelque chose qui n'a pas été encore exprimé dans ce monde matériel, afin d'y transformer la vie. » (Aurobindo 2012, vol. 32, p. 50.)
Investie de cette mission de réalisatrice, Mirra Alfassa s'applique à organiser et développer l'ashram de Pondichéry. L'idée de promouvoir une expérience humaine collective complémentaire à la recherche de la perfection individuelle apparaît dès 1918 chez Sri Aurobindo ; la « Mère » s'y intéresse du vivant du maître. Ce n'est qu'en 1965, cependant, qu'elle entreprend de donner corps à la vision d'une cité « divine ». Mirra Alfassa a en tête le plan d'une ville où se mêlent des souvenirs d'enfant à des images d'Exposition Universelle, d'urbanisme visionnaire des Lumières, et un symbolisme spiritualiste. La cité, implantée à 6 km au nord de Pondichéry sur la route de Madras (Chennai), est de plan rayonnant avec en son centre un parc où s'élève un pavillon circulaire dédié à la méditation. À ce centre se rattachent quatre sections urbaines comme les pétales d'une fleur, zones d'activité orientées selon les point cardinaux : culturelle au nord, industrielle à l'est, internationale au sud, résidentielle à l'ouest. Le quartier culturel comprendrait un auditorium, un théâtre avec une scène rotative, une bibliothèque, un musée, une école de voile, une école de cinéma, un stadium moderne capable d'accueillir les Jeux olympiques en 1980. La zone industrielle s'étendrait entre le centre et la côte sur laquelle serait aménagé un embarcadère pour les exportations et où s'élèverait un grand hôtel pour voyageurs. La zone internationale s'apparente à un parc d'exposition internationale : « On a déjà approché un certain nombre d'ambassadeurs et de pays pour que chacun ait son pavillon : un pavillon de tous les pays (c'était ma vieille idée) ; certains ont déjà accepté, enfin c'est en route. Chaque pavillon a son jardin avec autant que possible la représentation des plantes et des produits du pays représenté. S'ils ont assez d'argent et assez de place, ils peuvent avoir aussi une sorte de petit musée ou d'exposition permanente des œuvres du pays. Et la construction doit être faite selon l'architecture de chaque pays représenté : que ce soit comme un document d'information. » (Alfassa 1951-1973, 23 juin 1965.) Des zones intermédiaires occupent l'espace entre les pétales arrondis ; elles sont dévolues aux services publics, aux transports, à l'alimentation, aux magasins. La « Mère » baptise la cité « Auroville » en référence à la fois au nom de Sri Aurobindo et à l'aurore.
« Si tu veux, j'ai une ville à construire » (Alfassa 1951-1973, 19 juin 1965) : pour mettre en forme le projet d'une ville de 50 000 habitants, Mirra Alfassa sollicite le concours de l'architecte moderniste français Roger Anger (1923 - 2008), époux de sa petite fille Françoise Morisset. À la tête d'une agence parisienne alors prolixe dans la construction de logements, Roger Anger devient l'architecte en chef d'Auroville, à l'imitation de Le Corbusier dans les années 1950 à Chandigarh, dans le nord de l'Inde, qu'il visite en 1964. Entre Paris et Pondichéry, Roger Anger élabore d'après les indications de Mirra Alfassa le plan directeur « Galaxie » auquel il se consacre jusqu'à la fin de sa vie et que développe toujours aujourd'hui le Centre de recherche urbaine d'Auroville.
La Sri Aurobindo Society, une organisation non gouvernementale fondée en 1960 afin de collecter des fonds pour l'ashram de Pondichéry, et présidée par Mirra Alfassa, sert de support financier pour conduire le projet. À partir de 1965, la société acquiert des terres incultes sur le plateau désertique où doit s'édifier Auroville. La société et sa présidente s'efforcent de nouer des contacts avec les gouvernements étrangers, notamment les États-Unis, l'URSS, la France et les autres pays européens, pour les associer, dans une période de détente relative de la guerre froide, à une œuvre de paix et pour exciter leur générosité. L'UNESCO déclare dès 1966 son soutien à Auroville, invitant les états membres à participer au développement d'Auroville. De la publicité est faite auprès du public. L'ashram de Pondichéry reçoit des demandes d'admission que Mirra Alfassa évalue personnellement. Trois à quatre cents personnes ont été acceptées en juin 1967. Les conditions matérielles d'entrée à Auroville ne sont pas encore fixées. La « Mère » précise seulement : « Au point de vue psychologique, les conditions essentielles sont : 1) La conviction de l'unité humaine essentielle et la volonté de collaborer à l'avènement de cette unité ; 2) La volonté de collaborer à tout ce qui favorise les réalisations futures. » (Alfassa 1951-1973, 3 juin 1967). La collaboration volontaire des Aurovilliens prend la forme du don en travail, en produits ou en argent. Dans son agenda, Mirra Alfassa indique que ceux qui se vouent entièrement à la méditation contribuent d'une manière encore plus élevée à l'avènement de l'unité, mais que cette dimension de la collaboration ne doit pas recevoir de publicité. Aucune organisation sociale, politique ou financière de la cité n'est élaborée. Mirra Alfassa délivre des indications éparses : pas de police, pas d'armée, pas de règle ni de loi, autosuffisance, pas d'impôt, échanges de produits et services substitués aux échanges monétaires à l'intérieur d'Auroville, création d'un laboratoire culinaire pour mettre au point une Aurofood efficace, etc.
Auroville est inaugurée le 28 février 1968 devant une assistance de 5 000 personnes, en présence des représentants du gouvernement indien, de tous les états du pays, de 124 états étrangers et du secrétaire général de l'Unesco. La cérémonie mime une ouverture des Jeux olympiques : dans un amphithéâtre formé par les tribunes du public, les délégations (souvent un couple de jeunes gens) défilent derrière l'enseigne portant le nom de chaque nation jusqu'au monument à l'universalité d'Auroville, sorte de petite tour de Babel à l'envers élevée près du figuier banian solitaire désigné par la « Mère » comme centre de la cité. Dans l'urne de l'humanité, chaque délégation verse un peu de terre apportée du pays qu'elle représente. La lecture en français de la charte d'Auroville par Mirra Alfassa restée dans son ashram de Pondichéry est diffusée en direct sur le site par la radio indienne ; le texte est ensuite déclamé en 16 langues différentes. La charte d'Auroville rédigée par Mirra Alfassa comprend quatre articles : « 1. Auroville n'appartient à personne en particulier. Auroville appartient à toute l'humanité dans son ensemble. Mais pour séjourner à Auroville, il faut être le serviteur volontaire de la Conscience Divine. 2. Auroville sera le lieu de l'éducation perpétuelle, du progrès constant, et d'une jeunesse qui ne vieillit point. 3. Auroville veut être le pont entre le passé et l'avenir. Profitant de toutes les découvertes extérieures et intérieures, elle veut hardiment s'élancer vers les réalisations futures. 4. Auroville sera le lieu des recherches matérielles et spirituelles pour donner un corps vivant à une unité humaine concrète. » (Alfassa 1951-1973, 7 et 28 février 1968). L'idée de « conscience divine » suscite des réticences malgré l'assurance de Mirra Alfassa qu'elle n'exprime rien de religieux. La traduction russe donne « conscience parfaite » pour adapter la charte aux impératifs soviétiques.
Le territoire embrassé par le plan Galaxie de Roger Anger est formé par un cercle de 2,5 km de rayon. La vaste étendue circonscrite par ce cercle occupe 2 000 hectares, dont seule l'aire centrale, consacrée au développement urbain, a été en partie acquise (383 hectares sur 491 en 2000). Le territoire aurovillien comprend plusieurs villages où vivent quelques milliers de personnes (8 000 en 2000). Les progrès de la ville de 50 000 habitants furent lents. Auroville compte 320 résidents en 1972, 676 en 1980, 1 519 en 2000, 2 281 en 2013. Faute de moyens, les infrastructures et les édifices publics sont aménagés très progressivement, la construction de logements relève en bonne partie de l'initiative individuelle, de même que l'installation des activités industrielles. Les Aurovilliens sont pourtant parvenus en quatre décennies à accomplir un gigantesque programme de revégétalisation du plateau désertique : avec l'aide du gouvernement indien, ils ont planté quelque 2 millions d'arbres, enrayant l'érosion du sol et stimulant l'agriculture. C'est la ceinture verte (The Green Belt) d'Auroville. De 1971 à 2008, les habitants auto-construisent, avec toutefois l'aide d'une importante main-d'œuvre extérieure, l'édifice le plus spectaculaire de la ville, qui s'élève symboliquement au centre d'Auroville, au milieu du parc de l'Unité, près du figuier qui a abrité leurs premières assemblées. Globe de 36 mètres de diamètre recouvert de disques dorés, le Matrimandir – temple de la Mère ou puissance créatrice – abrite des chambres de méditation où les Aurovilliens peuvent élever leur conscience.
La lenteur des progrès d'Auroville à ses débuts s'explique aussi par l'incertitude de la gouvernance de la cité. Après la mort de Mirra Alfassa en 1973, une querelle oppose en 1975 les résidents de la ville à l'ashram de Pondichéry. La prétention de la Sri Aurobindo Society à la direction du projet n'est pas du goût des Aurovilliens qui s'organisent depuis 1969 à travers des assemblées générales ; par ailleurs, le caractère planétaire d'Auroville est seulement théorique. Les Aurovilliens doivent attendre 1988 pour que le gouvernement fédéral indien prenne un engagement pour l'avenir d'Auroville. Il crée la Fondation Auroville chargée d'administrer et de développer la cité. La fondation est dotée d'un conseil d'administration, d'une assemblée des résidents et d'un conseil consultatif international. Le président et le secrétaire du conseil d'administration sont nommés par le gouvernement fédéral indien ; le conseil doit promouvoir les idéaux d'Auroville, il recueille les fonds destinés à soutenir l'expérience et supervise les dépenses ; il coordonne les activités et le développement de la ville en relation avec les habitants. L'assemblée des résidents comprend tous les résidents d'Auroville âgés de 18 ans au moins ; elle organise et gère les activités et les services de la ville ; elle est chargée de l'admission de nouveaux résidents ; elle prend part à l'élaboration du schéma directeur de la ville. L'assemblée des résidents privilégie le consensus pour associer le plus grand nombre aux décisions, mais elle a aussi recours au vote démocratique au suffrage universel en cas d'impossibilité de consensus. La gestion des différents aspects de la vie quotidienne d'Auroville est, par souci d'efficacité, confiée à des comités et groupes mandatés par l'assemblée des résidents. À côté du conseil d'Auroville chargé d'harmoniser le fonctionnement des différents groupes, le comité de travail, formé de sept résidents en 2004, est l'organe exécutif principal d'Auroville : il représente l'assemblée auprès du conseil d'administration, du conseil consultatif international, des villages environnants, du gouvernement de l'État ou du gouvernement fédéral. Parmi les groupes de travail se trouvent : le comité des finances, le groupe d'économie, le service des admissions, le service du logement, le service des ressources foncières.
Jusqu'à la mort de Mirra Alfassa en 1973, l'admission à Auroville relève in fine de la seule approbation de la « Mère », qui se refuse à réglementer la vie dans la cité ; les réquisits sont alors peu nombreux : « être convaincu de l'unité essentielle de l'humanité et avoir la volonté de contribuer à la réalisation matérielle de cette unité » (http://www.auroville.org), vivre une période probatoire d'un an à ses frais, travailler cinq heures par jour pour Auroville y compris le dimanche, faire don à Auroville de ses possessions matérielles, ne pas faire usage de drogues. L'assemblée des résidents a depuis édicté des règles détaillées d'admission qui s'adossent toujours aux six principes rédigés finalement par Mirra Alfassa le 13 juin 1970, « Pour être un vrai Aurovillien » : découvrir son être intérieur derrière les apparences sociales, morales et culturelles, se libérer des conventions morales et sociales sans être esclave de ses désirs, se libérer du sens de la possession personnelle, travailler à mettre sa conscience dans la matière, participer à l'avènement d'une nouvelle espèce, se consacrer au divin (Alfassa 1951-1973, 6-13 juin 1970). Désormais, l'admission relève d'une procédure très formalisée. Il est nécessaire de remplir un dossier de candidature et de participer à un entretien, de faire la preuve de sa bonne santé mentale, de l'absence de condamnation en justice ; la période probatoire d'un an peut être prolongée de deux fois six mois et elle est précédée d'un séjour de trois mois à titre d'invité ; les résidents peuvent exprimer des objections à une candidature ; les enfants d'Auroville parvenus à l'âge de 18 ans doivent soumettre leur candidature à la résidence ; les noms des candidats admis sont inscrits sur un registre des résidents tenu par le secrétaire de la fondation Auroville ; les citoyens non indiens peuvent faire la demande d'un visa spécial de cinq ans qui les dispense d'autres formalités comme le permis de travail. Les Aurovilliens s'engagent à ne pas exprimer publiquement des opinions politiques et à ne pas faire de prosélytisme religieux ; ils sont aussi tenus de pratiquer le Karma Yoga (discipline par l'action ou yoga du travail) enseigné par Sri Aurobindo. Au 1er mai 2013, la population de résidents d'Auroville comprenait 2281 personnes – 1749 adultes et 532 mineurs – de 50 nationalités différentes où dominent les Indiens (970), les Français (334) et les Allemands (227).
Conformément à la charte de fondation, la propriété du sol et des bâtiments d'Auroville est publique. Les services d'éducation, de santé, de culture, d'approvisionnement, d'alimentation en eau et électricité, de transport et de télécommunication sont également publics. Les ressources d'Auroville collectées et gérées par le fonds central depuis 1989, proviennent du gouvernement indien, des donations internationales, des contributions volontaires des Aurovilliens ou des visiteurs, des intérêts financiers de l'argent des résidents placé auprès de la fondation Auroville, de la contribution mensuelle statutaire des résidents, ainsi que d'une partie des bénéfices des entreprises communautaires. Le Fonds central subvient aux besoins élémentaires de plusieurs centaines de résidents démunis. Les entreprises commerciales et industrielles sont organisées en « trusts » au sein de la Fondation Auroville (les entrepreneurs aurovilliens peuvent toutefois aujourd'hui développer des activités privées en dehors d'Auroville). On comptait en 2000 une centaine d'entreprises à Auroville dans des secteurs divers comme l'informatique et l'électronique, les technologies d'énergie renouvelable, l'artisanat (vêtements, encens, bougies) ou des produits de bouche. L'activité agricole est aussi importante.
Quarante ans après la fondation d'Auroville, la phase transitoire de l'expérimentation est loin d'être achevée. La cité n'a pas atteint l'autosuffisance matérielle. Une part importante de son budget provient des subventions gouvernementales et des donations internationales. Son économie est très dépendante du travail salarié d' Indiens non-Aurovilliens (près de 4 000 personnes en 2000) ; l'opposition entre travail volontaire des Aurovilliens et travail salarié des Tamouls des environs est le reflet de disparités sociales. Les échanges monétaires subsistent au sein d'Auroville, contrairement au vœu de Mirra Alfassa. Le nombre de logements est insuffisant, leur construction relève en bonne part des capacités financières individuelles, et la prévision de développement à 50 000 habitants en 2025 semble très optimiste. En outre, l'évolution de la population de résidents suscite des tensions au sein d'Auroville ; l'immigration indienne, en partie motivée par les services attractifs de la cité, estompe son caractère international et semble s'accorder imparfaitement aux aspirations spirituelles des générations précédentes.
Le 19 juin 1965, Mirra Alfassa, décrit en détail son « plan » pour Auroville :
« Pendant longtemps, j'avais eu un plan de la « ville idéale », mais c'était du temps de la vie de Sri Aurobindo, avec Sri Aurobindo vivant au centre. Après... cela ne m'intéressait plus. Puis on a repris l'idée d'Auroville (c'est moi qui ai dit « Auroville »), mais c'était par l'autre bout : au lieu de la formation qui devait trouver l'endroit, c'est l'endroit (près du lac) qui faisait naître la formation ; et jusqu'à présent, je m'y intéressais d'une façon très secondaire parce que je n'avais rien reçu de direct. Puis cette petite H s'est mis dans la tête d'avoir une maison là-bas, près du lac, et d'avoir une maison pour moi à côté de la sienne, et de me l'offrir. Et elle m'a écrit tous ses rêves ; et une ou deux phrases ont tout d'un coup éveillé un vieux-vieux souvenir de quelque chose qui avait essayé de se manifester – une création – quand j'étais toute petite (je ne me souviens plus de l'âge), puis qui avait recommencé à essayer de se manifester tout au début du siècle quand j'étais avec Théon. Puis tout cela avait été oublié. Et c'est revenu avec cette lettre : tout d'un coup, j'ai eu mon plan d'Auroville. Maintenant, j'ai mon plan d'ensemble ; j'attends R pour faire les plans de détail parce que j'avais dit depuis le commencement : « C'est R qui sera l'architecte », et j'ai écrit à R.
Quand il est venu ici l'année dernière, il était allé voir Chandigarh, la ville construite par Le Corbusier là-haut, en Penjab, et il n'était pas très heureux (ça m'a l'air assez quelconque – je n'en sais rien, je n'ai pas vu ; je n'ai vu que des photographies qui étaient détestables), et quand il me parlait, je voyais qu'il sentait : « Oh! si, moi, j'avais une ville à construire !...» Alors je lui ai écrit : « Si tu veux, j'ai une ville à construire. » Il est content-content, il arrive. Et quand il arrivera, je lui montrerai mon plan, puis il construira la ville.
Mon plan est très simple.
Ça se passe là-haut, sur la route de Madras, en haut de la colline. (Mère prend un papier et commence à dessiner.) Nous avons ici (naturellement ce n'est pas comme cela dans la Nature : il faudra s'adapter – c'est comme cela là-haut, dans l'idéal), ici, un point central. Ce point central est un parc que j'avais vu quand j'étais petite fille (peut-être la plus belle chose du monde au point de vue de la Nature physique, matérielle), un parc avec de l'eau et des arbres comme tous les parcs, et des fleurs mais pas beaucoup (des fleurs sous forme de plantes grimpantes), des palmiers et des fougères (toutes les espèces de palmiers), de l'eau (si possible de l'eau courante), et si possible une petite cascade. Au point de vue pratique, ce serait très bien : au bout, en dehors du parc, on pourrait construire des réservoirs qui serviraient à l'alimentation en eau des résidents.
Alors, dans ce parc, j'avais vu le « Pavillon de l'Amour » (mais je n'aime pas employer ce mot parce que les hommes en ont fait quelque chose de grotesque), je parle du principe d'Amour divin. Mais c'est changé: ce sera le « Pavillon de la Mère »; mais pas ça (Mère se désigne elle-même) : la Mère, la vraie Mère, le principe de la Mère (je dis « Mère » parce que Sri Aurobindo s'est servi de ce mot, autrement j'aurais mis autre chose – j'aurais mis « principe créateur » ou « principe réalisateur » ou... quelque chose comme cela). Et ce sera un petit bâtiment, pas grand, avec seulement une salle de méditation en bas, avec des colonnes et probablement une forme circulaire (je dis probablement parce que je laisse ça à la décision de R). En haut, le premier étage sera une chambre, et le toit sera une terrasse couverte. Tu connais les anciennes miniatures indo-mongoles avec les palais où il y a des terrasses et des petits toits soutenus par des colonnes ? Tu connais ces vieilles miniatures ? J'en ai eu des centaines entre les mains... Mais ce pavillon, c'est très-très joli : un petit pavillon comme ça, avec un toit sur une terrasse, et des murs bas contre lesquels on met des divans pour s'asseoir, méditer en plein air le soir, la nuit. Et en bas, tout en bas, par terre, une salle de méditation simplement – quelque chose où il n'y a rien. Il y aurait probablement, dans le fond, quelque chose qui serait une lumière vivante (peut-être le symbole en lumière vivante), une lumière constante. Et autrement, un endroit très calme, très silencieux.
Adjacent, il y aurait un petit logis (enfin un petit logis qui aurait tout de même trois étages), mais pas de grande dimension, et ce serait la maison de H qui servirait de gardienne – elle serait la gardienne du pavillon (elle m'a écrit une lettre très bien, mais elle n'a pas compris tout cela, bien entendu).
Ça, c'est le centre.
Mais ce qui est intéressant, c'est qu'autour de ce point central, il y a quatre grandes sections, comme quatre grands pétales (Mère dessine), mais les coins des pétales sont arrondis et il y a des petites zones intermédiaires: quatre grandes sections et quatre zones... Naturellement, c'est seulement en l'air : par terre il y aura un à-peu-près.
Nous avons quatre grandes sections : la section culturelle au Nord, c'est-à-dire en allant vers Madras ; à l'Est, section industrielle ; au Sud, section internationale ; et à l'Ouest, c'est-à-dire vers le lac, section résidentielle.
Je m'explique : la section résidentielle où se trouveront les maisons des gens qui auront déjà souscrit, et de tous les autres qui viennent en quantité pour avoir a plot in Auroville [un terrain à Auroville]. Ce sera du côté du lac.
La section internationale... On a déjà approché un certain nombre d'ambassadeurs et de pays pour que chacun ait son pavillon : un pavillon de tous les pays (c'était ma vieille idée); certains ont déjà accepté, enfin c'est en route. Chaque pavillon a son jardin avec autant que possible la représentation des plantes et des produits du pays représenté. S'ils ont assez d'argent et assez de place, ils peuvent avoir aussi une sorte de petit musée ou d'exposition permanente des œuvres du pays. Et la construction doit être faite selon l'architecture de chaque pays représenté: que ce soit comme un document d'information. Alors, suivant l'argent qu'ils veulent mettre, ils peuvent avoir aussi des logements pour étudiants, des salles de conférence, etc., la cuisine du pays, un restaurant du pays – ils peuvent avoir toutes sortes de développements.
Puis la section industrielle... Déjà beaucoup de gens, y compris le gouvernement de Madras (le gouvernement de Madras prête de l'argent) veulent ouvrir des industries, qui seront sur une base spéciale. Et cette section industrielle est à l'Est, et elle est très grande: il y a beaucoup de place ; et elle doit descendre vers la mer. En effet, au nord de Pondichéry, il y a un espace assez grand qui est tout à fait inhabité et inculte; c'est au bord de la mer en remontant la côte vers le Nord. Alors cette section industrielle descendrait vers la mer et, si c'est possible, il y aurait une espèce de débarcadère (pas exactement un port, mais un endroit où les bateaux peuvent accoster), et toutes ces industries avec les moyens de transports intérieurs nécessaires auraient une possibilité d'exportation directe. Et là, il y aurait un grand hôtel, dont R a déjà fait le plan (nous voulions faire l'hôtel ici, à la place des «Messageries Maritimes », mais le propriétaire, après avoir dit oui, a dit non – c'est très bien, ce sera mieux là-bas), un grand hôtel pour recevoir les visiteurs du dehors. Déjà, pas mal d'industries se sont inscrites pour cette section ; je ne sais pas s'il y aura assez de place, mais on s'arrangera.
Puis au Nord (c'est là où il y a le plus de place naturellement), en allant vers Madras : la section culturelle. Là, auditorium (l'auditorium que j'ai rêvé de faire depuis longtemps : il y avait déjà des plans de faits), auditorium avec une salle de concert et de grandes orgues, ce que l'on fait de mieux maintenant (il paraît que l'on fait des choses admirables). Je veux de grandes orgues. Il y aura aussi une scène de théâtre avec des coulisses (la scène rotative, etc., tout ce que l'on fait de mieux). Donc un magnifique auditorium, là. Il y aura une bibliothèque, il y aura un musée, des salles d'exposition (pas dans l'auditorium : en plus), il y aura un studio de cinéma, une école de cinéma ; il y aura un gliding club [école de vol à voile]: nous avons déjà presque l'autorisation du gouvernement et la promesse – enfin c'est déjà très avancé. Puis, vers Madras, là où il y a beaucoup de place : un stadium. Et un stadium que nous voulons le plus moderne et le plus parfait possible, avec l'idée (c'est une idée que j'ai depuis longtemps), que douze ans (les jeux olympiques ont lieu tous les quatre ans), douze ans après 1968 (en 1968, c'est au Mexique qu'ont lieu les Olympiades), douze ans après, nous aurions les jeux olympiques en Inde, là. Alors il faut de la place.
Entre ces sections, il y a des zones intermédiaires, quatre zones intermédiaires : une pour les services publics (postes, etc.), une zone pour les transports (gare de chemin de fer et, si possible, un aérodrome), une zone pour l'alimentation (celle-là serait du côté du lac et comprendrait des laiteries, poulaillers, vergers, cultures, etc. – ça se répandrait et incorporerait le Lake estate : ce qu'ils voulaient faire séparément sera fait dans le cadre d'Auroville) ; puis une quatrième zone (j'ai dit: services publics, transports, alimentation), et la quatrième zone : des magasins. On n'a pas besoin de beaucoup de magasins, mais il en faut quelques-uns pour avoir ce que l'on ne produit pas. Ce sont comme des quartiers, n'est-ce pas. »
(Alfassa (Mirra), Agenda de la Mère, 1951-1973, 19 juin 1965.)
L’HUMANITÉ DANS SON ENSEMBLE
Le premier article de la charte d’Auroville déclare que la ville nouvelle « appartient à toute l’humanité dans son ensemble ». À l’imitation d’une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, la cérémonie de fondation d’Auroville du 28 février 1968 met en scène les délégués de 124 nations. Après la lecture radiodiffusée de la charte par la « Mère » fondatrice Mirra Alfassa, des couples de jeunes gens défilent au nom des états pour verser dans une urne en marbre en forme de fleur de lotus érigée au centre de la cité future un peu de terre de chacun des pays. Elle s’y mélange à la terre du tombeau de Sri Aurobindo, l’inspirateur d’Auroville et au sel des océans qui relient les continents.
En mai 2013, la population d’Auroville (2 281 personnes) comprenait 50 nationalités différentes.
Alfassa (Mirra), Mère parle d'Auroville, 1977.
Alfassa (Mirra), Agenda de la Mère, 1951-1973, [En ligne], URL : http://mother-agenda.narod.ru/, consulté en août 2013.
Auroville Center for Integral Urban Research, Planning and Development (C.U.R.), The Auroville Universal Township Master plan, 12 avril 2001, [En ligne], URL : http://www.auroville.info/ACUR/masterplan/index.htm, consulté en août 2013.
Aurobindo (Sri), The Complete Works of Sri Aurobindo, vol. 32, 2012.