Dartington Hall

Modernités et ruralité à Dartington Hall.
Les riches Elmhirst achètent en 1925 un grand manoir médiéval dans le sud de l’Angleterre : inspirés par le poète bengali Rabindranath Tagore, ils développent sans idée préconçue une école non conventionnelle, un centre international d’arts modernes, une agriculture et une industrie inventives, encore actifs aujourd’hui.

La danseuse Leslie Burrows à Dartington Hall · photographie anonyme, vers 1930 (détail) · The Dartington Hall Trust Archives · © The Dartington Hall Trust

Dans les années 1920, Leonard et Dorothy Elmhirst, un couple de riches héritiers anglo-américains, imaginent une colonie expérimentale inédite sur le domaine de Dartington Hall dans le Devonshire. Dorothy (1887-1968) est issue d’une riche et influente famille américaine. Son père, millionnaire self-made man et politicien éminent, a été candidat à l’élection présidentielle. Leonard (1893-1974), fils d’un propriétaire terrien anglais, diplômé de Cambridge, a aussi étudié l’agriculture aux États-Unis. C’est au moment de leur mariage en 1925 qu’ils se lancent dans l’aventure.

Le projet n’est pas relié à une idéologie précise mais fortement inspiré par le poète et réformateur social bengali Rabindranath Tagore (1861-1941) qui encourage Leonard, lors d’un séjour de celui-ci en Inde en 1921, à conduire en Angleterre un programme de régénération rurale, nommé Sriniketan (littéralement la Demeure de Dieu), incluant une école et un centre artistique. Elmhirst est séduit par l’idée de Tagore que l’harmonie spirituelle naît de la synthèse de la théorie et de la pratique, mélange de philosophie indienne, de religion, de proximité avec la nature et d’un fort désir d’expérimentation. Comme Robert Owen, qui mettait ses idées en pratique sans schéma fixé d’avance, les Elmhirst visent le changement par l’action, pour faire émerger quelque chose de nouveau, créer leur propre modèle idéal et susciter l’émulation. Comme Rousseau, ils pensent que l’humanité, née innocente, a été corrompue par la société et qu’il faut retourner à une sorte d’âge d’or préindustriel ; comme au XIXe siècle le mouvement Arts and Crafts de John Ruskin et William Morris, les Elmhirst prennent le Moyen Âge occidental pour référence.

En 1925, Leonard Elmhirst, qui recherche un lieu pour son expérimentation, visite le domaine de Dartington Hall. Il correspond parfaitement aux critères désirés : beauté, richesse du sol, variété. Il acquiert cet immense domaine de plus de 320 hectares de terres agricoles et 800 hectares de forêt, organisé autour du manoir de Dartington Hall, demeure du XIVe siècle située au bord de la Dart River.

En l’absence de toute idéologie particulière, on identifie à Dartington cinq espoirs : l’humanité peut être libérée par l’éducation ; la société amoindrie par l’industrialisation et la sécularisation peut être rénovée par les arts ; une société alliant le meilleur de la ville et de la campagne tend vers le meilleur des mondes ; l’attention portée à l’individu et à son auto-détermination peut être combinée avec la rentabilité de l’agriculture et de l’industrie ; l’esprit scientifique peut inciter à progresser (Hardy 2000, p. 147).
Les Elmhirst s’affranchissent des conventions sans renoncer à certains privilèges, en restant attachés à l’ordre et à la hiérarchie. Léonard tempère cela par un esprit altruiste, une certaine excentricité et une profonde préoccupation de réforme sociale, Dorothy est une artiste rebelle. Tout semble favorable à la réussite de l’expérience : la foi des fondateurs en la bonté de l’homme, un capital suffisant, un site magnifique. La création d’un paradis terrestre dans le Devon repose sur un projet global qui vise l’éducation avec une école expérimentale, la promotion des arts et la régénération rurale par l’agriculture.

En septembre 1926, les six premiers élèves de l’école arrivent. Les installations sont loin d’être prêtes – au début, la colonie, très idéaliste, est très mal organisée. Un premier prospectus explique que l’école « est expérimentale, et que comme toutes les expériences, elle doit se développer naturellement » (Hardy 2000, p. 148), elle est un lieu « où l’esprit et l’intention des méthodes éducatives modernes peuvent être combinées avec le meilleur du système scolaire anglais actuel » (Hardy 2000, p. 148-149). L’école s’adresse aux enfants de parents « modérés », partageant tout de même les idéaux de la communauté. Les frais de scolarité sont de 120 £ par an. Le premier instructeur est Wyatt Rawson. On rejette le terme de directeur d’école et l’éducation que Leonard et ceux de sa génération ont reçue dans l’enseignement traditionnel anglais. Ici, la pédagogie, centrée sur l’enfant, véritable « cult of the child », obéit à quatre principes primordiaux : 1) le programme est déterminé selon les intérêts de l’enfant ; 2) les activités sont basées sur le principe de l’apprentissage « actif » ; 3) les adultes sont des amis plutôt que des figures autoritaires ; 4) l’école fonctionne comme un État autonome. L’enseignement est basé sur la coopération, la coéducation, l’athéisme. Les règles sont réduites au minimum, il n’y a aucune punition corporelle.

Il y a une séparation des pouvoirs : les Elmshirst ne s’ingèrent pas dans la gestion de l’école, indépendante du reste de l’expérience. On veille à dissocier le volet commercial – la régénération rurale – de l’école réputée laxiste. Pourtant, elle reste intimement liée au fonctionnement du domaine, dont le développement doit être « une perpétuelle source de stimulation pour les enfants dans leurs propres projets » (Hardy 2000, p. 150). Au début, les enseignants ne donnent pas satisfaction. On recrute alors William Burnlee Curry en 1930, il restera instructeur jusqu’en 1956. Le nombre d’élèves double dans les deux premières années et croît encore tout au long des années 1930, l’école accueille jusqu’à 250 élèves.
Cette école « anti-Establishment », promesse de changement radical, attire des figures célèbres : T. E. Lawrence, George Bernard Shaw, Lady Astor et l’écrivain socialiste H. N. Brailsford ou encore A. S. Neill, directeur-fondateur de la célèbre école progressiste de Summerhill dans le Suffolk. On envie à Curry le soutien financier permanent de riches mécènes. Le pacifisme et l’internationalisme de Dartington poussent certains intellectuels à y scolariser leurs enfants : Bertrand Russell, Aldous Huxley, Ernst Freud, Ben Nicholson et Barbara Hepworth, Victor Gollancz, Jacob Epstein. Pour éviter que l’institution soit repliée sur elle-même, on veille à entretenir des relations avec les habitants des environs. Mais si l’école acquiert une réputation de centre pédagogique expérimental de premier plan au niveau national, elle est suspecte au niveau local. Curry a des opinions controversées sur la religion, et dans les années 1920 et 1930, l’école fait scandale car les enfants se baignent nus dans la rivière ; la presse locale entretient cette mauvaise image. Les détracteurs pointent les contradictions internes de Dartington entre le culte de l’enfant et les autres projets : en effet, le clash culturel est permanent entre les travailleurs du domaine, conservateurs, et les avant-gardistes qui espèrent le nouvel Eden. Lorsqu’éclate la seconde guerre mondiale, les parents préfèrent garder leurs enfants auprès d’eux. Les principes de pacifisme et de coopération de Curry sont ébranlés. Il se concentre alors sur la promotion de l’internationalisme. Après la guerre, l’école se positionne difficilement face au système éducatif public national. En 1956, on revient sur le « séparatisme » de l’école par rapport au reste de la colonie. On s'efforce de faire l'unité, on resserre les liens avec les Elmhirst.

Pour Dorothy Elmhirst, les arts sont inséparables des préoccupations de réforme sociale ; la pratique et la connaissance des arts doivent être accessibles à tous. Si les arts fleurissent à Dartington, les autres activités en profiteront naturellement. On tente d’y associer les travailleurs du domaine et les villageois voisins souvent perplexes et hostiles. Les arts intéressent plus Dorothy que Leonard, mais ce dernier estime tout de même que leur développement soutient l’école et inversement. Cependant ce lien reste mal défini. Michael Young, ancien élève de l’école puis membre du conseil d’administration reconnaît que « bien que voulant apporter ensemble l’éducation et l’art, Dorothy et Leonard n’ont rien prévu pour en faire la synthèse. Leurs espérances étaient énigmatiques et souvent confuses » (Hardy 2000, p. 153).

À défaut de donner corps au projet de transformation sociale par l'éducation artistique, Dorothy Elmhisrt est une généreuse bienfaitrice des arts. Sous son patronage, Dartington devient un centre artistique international réputé pour la musique, la sculpture, la céramique, la danse et l’art dramatique. Elle y crée, selon le céramiste résident Bernard Leach, « le plus bel exemple de décentralisation de la culture en Angleterre » (Hardy 2000, p. 153). À cette époque, on y pratique surtout la peinture, le théâtre et la danse. Les productions dramatiques et musicales sont célèbres. Le chanteur communiste noir Paul Robeson est parmi les premiers qui viennent y répéter. À la fin des années 1930, Dartington accueille par vagues des artistes internationaux, dont certains fuient le nazisme. Walter Gropius, architecte du Bauhaus, y convertit une grange en théâtre (The Barn Theatre). Quittant New York, Michael Tchekov, neveu d'Anton, rejoint Dartington et contribue à en faire un centre d’art dramatique majeur ; les chorégraphes les plus célèbres comme Kurt Jooss et Rudolph von Laban, ancien membre de Monte Verità, y créent leurs œuvres dans un climat de sécurité financière et politique. Remarquable concentration de talents, Dartington est très cosmopolite à la fin des années 1930. The Playgoers Society of Dartington Hall (société d'amateurs de théâtre) fondée par Dorothy en 1946, compte bientôt 170 membres. L’une des artistes les plus marquantes de Dartington est Imogen Holst, fille du célèbre compositeur Gustav Holst. Elle devient musicienne résidente en 1942. Elle est à l’origine de la réputation musicale de Dartington.

Mais cette brillante colonie internationale d’artistes se coupe progressivement du reste de l’entreprise et de ses proches voisins. Elle a peu à offrir aux habitants de la ville de Totnes et des villages environnants. À une première tentative d’encourager la participation d’amateurs succède une professionnalisation complète. On n’a rien à donner non plus aux travailleurs du domaine, qui sont les derniers à vouloir investir dans l’art : ils ont des priorités plus vitales.

Revitaliser la campagne, régénérer l’économie locale et rurale, c'est le troisième élément du « grand plan » des Elmhirst (davantage Leonard que Dorothy). Au départ, Leonard trouve dans le sud Devon une campagne négligée : les capitaux manquent depuis plus d’un siècle, les méthodes de travail et les conditions de vie sont souvent primitives, les possibilités de culture et d’éducation, limitées. Pour relever le défi de redonner vie à une campagne qui souffre, Leonard est mieux préparé que personne par ses études agricoles et l’expérience acquise en Inde. Ses investissements considérables ne sont réglés par aucun plan, il fonctionne par intuition, ce qui le rapproche de la vision agraire de l’anarchiste Pierre Kropotkine.

À Dartington, il y a deux secteurs d’activité : le travail de la terre et l’industrie rurale. Le domaine comprend deux fermes : l’une de 80 hectares, l’autre de 160 hectares environ, exploitées par des fermiers différents aux méthodes différentes. Les principes de gestion sont l’efficacité et la liberté d’échouer (freedom to fail) : les « résultats négatifs » peuvent dispenser des leçons utiles. Les industries rurales comprennent une usine textile, un pressoir à cidre associé au verger, une brève tentative d’élevage intensif de volailles, l’exploitation de la forêt de 800 hectares, avec la création d’une scierie et d'une menuiserie fabriquant du mobilier d'intérieur et de jardin. Les entreprises agricoles et forestières génèrent peu de profit durant les années 1920 et l’on innove peu dans la participation des travailleurs à la gestion. Leonard garde la main sur la prise de décision, avant de transférer graduellement le pouvoir à un comité de direction puis à une société de gestion, Dartington Trust, en 1935. Divisée en autant de départements que de branches d’activités, elle maintiendra les principes de la colonie après la mort des fondateurs.

La communauté crée localement des emplois : sa société de construction (Staverton Builders), emploie plusieurs centaines de personnes. À sa tête, l’architecte français Louis de Soissons construit les habitations de colons sur le domaine et dans le village de Dartington. Mais c’est le centre artisanal, qui est le plus souvent associé au nom de Dartington, car ses productions, poterie et textile essentiellement, sont largement diffusées.

Refuge pour de nombreux artistes sans ressources, Dartington est à son apogée en 1938. Elle est pour Christopher Martin, alors directeur de l’administration des arts, une communauté complètement internationale, en partie anglaise, en partie russe, en partie allemande. L’année suivante, son développement est brutalement stoppé. Si ses activités survivent à la guerre, elles restent déficitaires à cause d’un désintérêt pour les méthodes nouvelles de participation et d’organisation du travail, d’une incapacité à se lancer dans des technologies nouvelles et de l’inaptitude de Leonard à décentraliser le pouvoir. Il « n’a jamais vraiment cessé d’être "the squire" (le propriétaire), Dorothy n’a jamais vraiment cessé d’être "the grand lady" » (Hardy 2000, p. 156). Dartington reste finalement une expérience communautaire peu développée. Leonard Elmhirst dit explicitement que son intention n’a jamais été de créer une « communauté », il voit davantage le domaine comme un village. Il manque aussi à cette expérimentation la cohérence de ses trois éléments constitutifs : l’école, les arts, le développement rural, pour en faire quelque chose de plus large. « Les partisans de l’Utopie sont venus et sont repartis, sans rien laisser derrière eux, l’utopie ne s’accomplira sans doute jamais » (Hardy 2000, p. 156). Les critiques naissent de la frustration : l’image d’une utopie s’est brièvement formée et s’est estompée très vite. Avec tous les atouts dont elle bénéficiait – des appuis politiques et 13 millions de livres investies – l’expérience aurait pu aboutir à une réforme sociale plus large. Malgré tout, la plupart des réalisations de la colonie subsistent, elle est l’expérience communautaire anglaise la plus connue du grand public. L’école ferme en 1987, mais d’autres activités fleurissent, toujours gérées par l’organisme de bienfaisance qu’est Dartington Trust.

L’éducation garde un rôle prééminent, à travers le Dartington College of Arts, la Dartington International Summer School, avec ses master-classes musicales. Il y a aussi un centre international d’études écologiques, le Schumacher College. Le manoir a été transformé en centre de conférences, il accueille aussi des représentations publiques. Les ambitions sont toujours de très haut niveau. Les visiteurs affluent chaque année pour visiter l’atelier artisanal et acheter ses célèbres productions. Les fermes et les bois sont toujours entretenus et exploités. Le domaine est toujours aussi séduisant. Géré pour concilier au mieux usages privé et public, il se veut écologiquement exemplaire. L’association de l’artisanat et d’une certaine hygiène de vie se situe dans la continuité des idées des fondateurs : en 1974, David Cantor, le fondateur de la chaîne de restaurants végétariens Cranks devient gérant du domaine, et il rouvre le pressoir à cidre en mars 1977. Dartington se place à la pointe du mouvement d’interprétation du patrimoine. Le domaine donne l’image d’un paradis rural médiéval, à l’écart du monde extérieur, combinaison de beauté, d’histoire et de commerce, le théâtre d’une expérimentation de l’entre-deux-guerres qui a joué un rôle significatif dans l’idée d’une nouvelle Angleterre rurale. L’expérience connaît en fait davantage de succès actuellement qu’à ses débuts, elle est parfaitement en accord avec la préoccupation environnementale contemporaine et beaucoup plus accessible qu'autrefois aux gens de l’extérieur. L’idéal des Elmhirst est socialement plus significatif aujourd’hui que du vivant des deux fondateurs.

Témoignages

Dorothy Elmhirst Hardy, fondatrice, expose les ambitions universalistes de l'expérience :

« Au départ, c’était un acte de foi de notre part que de reprendre un vieux domaine à la campagne, abandonné, pour le transformer en un actif centre de vie. Une vie aux nombreux aspects. Pour ce faire, nous n’avons jamais eu l’intention de faire de Dartington une expérimentation simplement économique, centrée principalement sur l’agriculture et l’industrie rurale. Depuis le début, nous envisagions quelque chose de plus – un endroit où l’éducation pourrait se faire de manière continue, et où les arts pourraient devenir une partie intégrante de la vie du lieu. Nous avions la conviction que nous devions fournir non seulement le bien-être matériel à nos gens d’ici mais aussi satisfaire leurs besoins culturels et sociaux. Et dans notre rêve de la belle vie, nous comptions sur les valeurs humaines de la bonté et de l’amitié pour lier la communauté. »

(Bonham-Carter (Victor), Curry (William Burnlee), Dartington Hall: History of an experiment, 1958, p. 26, cité dans Hardy 2000, p. 147 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


L’approche originale en matière d’enseignement innovant est bien résumée dans les publications promotionnelles de l’école, ici Outline of an Educational Experiment (1926) :

« Pour nous, il est vital de concevoir l’éducation comme la vie, et non pas seulement comme une préparation à la vie. L’école doit avoir ses propres bases pratiques et matérielles. Ce doit être en fait un petit monde en soi, poursuivant de façon réelle, si élémentaire et simple soit-elle, les activités du vaste monde qui l’entoure ».

(Outline of an Educational Experiment, 1926, p. 4 (Dartington Archive), cité dans Hardy 2000, p. 149 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Leonard Elmhirst explique pourquoi son expérience renonce au modèle communautaire :

« [...] dans le sens d'un groupe auto-suffisant isolé, faisant pousser sa propre nourriture, faisant ses propres chaussures, tissant ses propres chemises, et vivant une vie différente de la vôtre. Je ne dis pas que ce n’est pas possible, je ne pense pas que cela soit souhaitable. Vous pouvez le faire si vous êtes préparés à accepter un niveau de vie très modeste. En fait je pense que cela deviendrait vite un taudis rural. Ce n’était pas notre objectif. »

(Bonham-Carter (Victor), Curry (William Burnlee), Dartington Hall: History of an experiment, 1958, p. 120, cité dans Hardy 2000, p. 157 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Bonham-Carter (Victor), Curry (William Burnlee), Dartington Hall: History of an experiment, 1958.

Hardy (Dennis), Utopian England, Community Experiments 1900 - 1945, 2000, p. 144-160.

Site internet de Dartington, [En ligne], URL : http://www.dartington.org/about/who-we-are-and-what-we-do, consulté en juin 2013.



voir