Chipping Campden

Chipping Campden : la vie Arts and Crafts.
La guilde des artisans venus de Londres s’installe en 1902 dans le village endormi de Chippen Campden pour prendre le temps « de faire des choses utiles, de les faire bien et de les faire belles », avec solidarité et à l’écart du monde industriel.

L’atelier d’orfèvrerie de la famille Hart dans l'ancienne soirie de Chipping Campden · © photographie Rob Higgins, 2012

En 1902, Charles Robert Ashbee, architecte, écrivain et artiste à la personnalité complexe, membre fondateur avec William Morris du mouvement Arts and Crafts, se lance dans une expérimentation sociale de sa conception après la disparition de la colonie artisanale de Toynbee Hall à Whitechapel, dont il était membre. Dès 1888, il est proche du mouvement anti-urbain, qui promeut les cités-jardins ; il est particulièrement impressionné par la communauté artisanale de peuplement du poète Edward Carpenter à Millthorpe, près de Sheffield, elle-même installée à proximité de la ferme communautaire de Totley, crée par John Ruskin. Pour relever le défi de faire revivre la campagne, il fonde en 1888 la Guild of Handicraft, une confrérie d’artisans, gardienne des savoir-faire et des valeurs traditionnels face à la production de masse, suivant les principes de Morris, Ruskin et Pugin. À l’exemple de Carpenter, Ashbee décide de réaliser son propre idéal de colonie artisanale à la campagne, à Chipping Campden, petite bourgade du Cotswold district. La communauté doit offrir à ses membres et à la population locale défavorisée de nouvelles perspectives dans un but de régénération rurale et surtout de libération des travailleurs. Il s’agit d’assurer leur dignité par des logements décents, la culture, l’éducation et la vie saine de la campagne.

Après avoir vécu à Londres, Ashbee est enthousiasmé par Chipping Campden qu’il surnomme « notre petite ville au soleil », d’après une utopie littéraire du XVIIe siècle, La Cité du soleil de l'italien Thomas Campanella. Il a l’espoir que le changement qu’il tente d’opérer ouvrira un nouvel âge : quitter les conditions de vie et de travail oppressantes de la ville pour une existence libérée. Ashbee marche dans les traces des romantiques déjà attirés en leur temps par les Cotswolds. À son arrivée dans la colonie, l’un des jeunes membres de la Guilde, Alec Miller, artisan de Glasgow, décrit l’architecture de la ville comme « aussi romantique que les illustrations des contes de fées... Étais-je vraiment au XXe siècle, ou au XVI? » (Hardy 2000, p. 116). Chipping Campden a peu changé depuis le XVIIIe siècle. Grâce au déclin de l’économie locale, en particulier l’industrie lainière, les maisons de grès de la ville sont intactes et de nombreuses propriétés sont vacantes.

Entre mai et août 1902, environ 50 Guildsmen et leurs familles arrivent des quartiers est de Londres, soit environ 150 personnes qui s’ajoutent aux 1 500 habitants de la ville. Les premiers travaillent le bois, puis arrivent les forgerons et travailleurs des métaux ; l'imprimerie Essex House Press est la dernière activité à être lancée. C’est une migration matérielle, humaine, et un petit miracle démographique qui a lieu. Pour Ashbee, « il sera intéressant de voir le résultat de la rencontre entre les habitants de Cockney et cette petite ville en déclin » (Hardy 2000, p. 116). Un ancien apprenti de la Guilde, H. T. Osborn, dira des années plus tard que Campden « était comme la Belle au bois dormant attendant d’être réveillée par le Prince charmant en la personne de M. Ashbee » (Hardy 2000, p. 125).

Ashbee installe la Guilde dans une ancienne filature de soie de trois étages, avec soixante ares de jardins et de vergers, qu’il renomme Essex House, du nom de son ancienne résidence. Au rez-de-chaussée, l’imprimerie et une salle d’exposition. Au premier étage, le bureau d’étude, l’administration, l’atelier de joaillerie, d'argenterie et d’émaillage. Au deuxième étage, l’atelier d’ébénisterie, de sculpture sur bois et de vernissage. Une dépendance abrite la forge. Essex House est le premier édifice de la ville à être électrifié, l’éclairage autorisant de longues journées de travail.

Janet, épouse d’Ashbee depuis 1898, choisit une maison de High Street, Woolstaplers Hall, pour accueillir les activités culturelles de la Guilde. Elle se désespère de la mauvaise santé de la population et travaille à montrer comment l’améliorer par un meilleur régime alimentaire, l’hygiène et l’air pur. Fiona MacCarthy, biographe d’Ashbee, décrit son œuvre comme « une grande croisade pour la vie au village et les valeurs rurales, dans tous leurs aspects » (Hardy 2000, p. 122).

Les cottages environnants sont utilisés pour loger les membres, certains louent des chambres dans le voisinage. Chacun est heureux de ce qu’il trouve, en comparaison avec ce qu’il avait dans l’est londonien. Certains toutefois décident de partir, préférant retrouver leurs maisons à Bethnal Green que d’endurer la vie d’un « trou paumé » à la campagne. À la fin de la première année, 71 artisans font battre le cœur de la communauté, organisée autant que possible selon les principes de la Guilde. Les méthodes de production non conventionnelles fascinent les visiteurs. La présence sous un même toit d’activités très variées, à l’opposé des ateliers spécialisés, implique valeurs communes et camaraderie. Les standards de design et de fabrication très élevés stimulent la créativité et l’implication de chacun comme nulle part ailleurs.

Ashbee réalise les objectifs du mouvement Arts and Crafts : « de faire des choses utiles, de les faire bien et de les faire belles » (Hardy 2000, p. 118). Ashbee est le principal responsable du design, secondé par un encadrement de contremaîtres. La communauté est gérée par un conseil de direction, le travail est organisé par ateliers, les journées de travail sont longues, la discipline stricte. Mais pour les Guildsmen, il y a un monde entre travailler dur et être exploités dans une usine. Ici, on se passe autant que possible des machines, le travail manuel permet d’atteindre la beauté, mieux que tout autre moyen artificiel. L’essentiel est de recouvrer et garantir l’individualité du travailleur. Le machinisme industriel, selon Ashbee, « trouve maintenant ses limites, et de ce fait, une nouvelle ère politique est en train de commencer » (Hardy 2000, p. 119).

Dans un temps très court, la Guilde investit tous les domaines artisanaux qui étaient autrefois l’apanage de l’est londonien : ébénisterie, travail des métaux, joaillerie, imprimerie. Les visiteurs sont sous le charme, comme Charles Rowley qui rassemble ses impressions sous le titre A Workshop Paradise (Hardy 2000, p. 119). Edward Carpenter, qui influence beaucoup Ashbee et prône la camaraderie spirituelle, donne à Chipping Campden une conférence sur les petites exploitations agricoles et la vie à la campagne, et passe du temps avec les artisans.
Ashbee touche le mouvement Arts and Crafts et les cercles intellectuels. Chipping Campden accueille des personnalités diverses : William De Morgan, célèbre céramiste disciple de Morris, le sociologue écologiste Patrick Geddes, des écrivains comme Laurence Housman, auteur de ballades pour la Guilde, le poète John Masefield qui évoque dans ses compositions les moments heureux passés dans une communauté ambitieuse au cadre si pittoresque. Le couple Ashbee entretient de bonnes relations avec les socialistes Sydney et Beatrice Webb, qui considèrent cependant comme naïve et désuète leur tentative de reconstruire la société par la production artisanale. Ashbee entre également en contact avec une autre expérience communautaire du district de Cotswold, Whiteway Colony, inspirée par les principes anarchistes de Tolstoï. Mais ses idéaux sont trop différents de ceux de la Guilde. Ashbee et ses compagnons sont très critiques : ils ne s’y rendent qu’une seule fois et jugent cette expérience trop austère et peu au point.

La Guilde organise des manifestations culturelles : des cycles de représentations théâtrales, autour de Shakespeare notamment, et des événements qui marquent les saisons et les fêtes chrétiennes. En été, les spectacles de plein air joués par les Guildsmen sont particulièrement populaires. Des célébrations conjointes réunissent membres et habitants de la ville, à la Pentecôte par exemple. La coutume de l’arbre de mai est ravivée et ouverte aux enfants de la ville. Dans ce décor de conte de fées, Ashbee semble tenter de reconstruire un monde perdu de plaisante innocence, au mépris des vrais impératifs sociaux et industriels du début du XXe siècle. Ashbee est toujours vêtu d’une blouse de paysan, d’un chapeau et d’une veste de pêcheur, et chaussé de sandales comme Edward Carpenter. Certains Guildsmen suivent cet exemple et s’habillent comme des bergers et des ouvriers agricoles.

Les Guildsmen doivent aussi s’améliorer par une éducation plus formelle qui leur permettra de ramener à la vie des arts et des coutumes oubliés, et de gagner l’estime et les aspirations des populations rurales appauvries. L’enseignement, peu structuré au départ, passe par des expositions des productions de la Guilde au lycée de la ville, des cours de travail manuel et des conférences. Ashbee obtient des subventions et l’usage d’un bâtiment en ville, Elm Tree House, où il installe la Guild School of Arts and Crafts. Le bâtiment comprend des ateliers – de cuisine, de travail du bois, de travail des métaux et d’émaillage – et une grande salle pour les expositions, les conférences et les récitals. L’enseignement s’étend rapidement à la musique, aux activités pratiques – travaux de blanchisserie, jardinage – aussi bien qu’à l’éducation physique. Les conférences couvrent un champ étendu, du design aux cités-jardins, de l’histoire de Chipping Campden aux préraphaélites. L’influence d’Ashbee est telle qu’il attire des orateurs de renom, mais leur niveau est souvent trop élevé pour l’auditoire. Le nombre d’élèves augmente chaque année, de 53 élèves au début à 386 cinq ans plus tard. La plupart viennent des environs ; en 1905-1906, seuls 22 des 330 élèves sont membres de la Guilde.

L’une des chargées de cours, Miss Pook, l’ancienne secrétaire d’Ashbee, se plaint du manque de moyens qui nuit à ses cours du soir en dactylographie et sténographie : les élèves tombent de leurs chaises bancales, le tableau se décroche régulièrement. Mais cela ne décourage pas les étudiants. Les cours sont appréciés et la popularité de l’école améliore les relations entre la colonie et ses voisins. On note en effet quelques rixes et ressentiments car la condition des artisans de la Guilde est infiniment meilleure que celle des ouvriers des fermes environnantes : ils gagnent entre 1 livre 10 shillings et 4 livres par semaine, alors que le salaire local est de 11 shillings et 6 pence. Il y a aussi des conflits entre Ashbee et l’Église, ou avec les fermiers et propriétaires qui refusent que les intérêts de la Guilde soient représentés au conseil local. Car les Guildsmen introduisent de nouvelles habitudes, ils portent des vêtements inhabituels, les membres juifs se déplacent à vélo le jour du shabbat, et la population locale conservatrice met du temps à les accepter. Ce sera chose faite avec leur soutien à des projets d’intérêt général comme la construction d’une piscine publique et leur contribution à l’amélioration des tâches domestiques, de la santé et de l’hygiène des enfants. Les Guildsmen deviennent avec le temps des habitants de la ville à part entière.

Sur de nombreux plans, Ashbee concrétise ses idéaux et élargit les perspectives des populations locales. Ses réalisations ne doivent pas être sous-estimées, il a impulsé un mouvement durable. Mais si certains comparent Ashbee et ses compagnons à des chevaliers venus réveiller Chipping Campden de son sommeil, il s'avère qu'elle était bien moins endormie qu’on le prétendait. Il y avait déjà sur place bien avant que la Guilde n’arrive, de multiples activités, du genre de celles qu’Ashbee tente d’idéaliser plus tard comme des symboles de la vitalité rurale : sonneries de cloches, danses traditionnelles, chorale d’Église, courses de chiens ou de chevaux. Au lycée, des classes techniques existaient déjà, et l’opposition qu’Ashbee rencontre dans son œuvre éducative tient moins à un rejet primaire de l’éducation qu’au fait que ses classes pratiques ne sont précisément pas suffisamment pratiques. Les gens de la ville se seraient arrangés pour tirer un bénéfice maximum des projets d’Ashbee. Son idéalisme aurait simplement été mis à profit pour soutenir des réalisations déjà en cours.

On accuse les membres de la Guilde de frivolité. L'homosexualité d'Ashbee doit influencer ce jugement. Mais c’est surtout l’exceptionnelle qualité des productions qui provoque la jalousie. Malgré un nombre croissant de membres qui font défection et regagnent Londres ou Birmingham, ce sont plutôt les avocats et les créanciers qui engendrent la disparition de la communauté. La rentabilité diminue et dès 1905 les pertes s’élèvent à 958 livres. Certains ateliers comme la joaillerie et l’ébénisterie ne sont plus compétitifs sur un marché saturé. Mais c’est l’Essex House Press qui est la plus affectée. Elle ne travaille plus que de manière saisonnière à partir de 1904 et on prend la décision de la fermer. Alors qu’en 1907 Ashbee a l’occasion d’augmenter le capital de la Guilde, le conseil de direction refuse, on admet qu'elle ne peut être sauvée et on décide de la dissoudre. Ashbee conclut que des artisans qui produisent des objets de qualité à la main ne peuvent pas concurrencer les productions industrielles. Officiellement, l’expérience s’achève à la fin de l’année 1907, mais la fermeture des ateliers ne marque pas la fin de la présence de la Guilde dans la localité.

Toujours optimiste, Ashbee soutenu par le socialiste anglais George Lansbury, tentera d’établir de petites colonies agricoles rurales, et achètera même à cette intention 240 hectares de terres dans l’Essex. Il pense ensuite persuader en 1908 le millionnaire philanthrope américain Joseph Fels d’investir dans des projets pour supporter les arts et métiers à la campagne. Les anciens Guildsmen savent que le meilleur moyen de persuader Fels, qui soutient déjà la colonie agraire de Mayland dans l'Essex, réside dans un projet de culture intensive autosuffisante. Cela ne dure que quelques années, les artisans se rendant compte qu’il est moins attractif de cultiver ses légumes que de produire des objets. Ceux qui rencontrent le plus de succès sont ceux qui persistent dans l’artisanat, parmi lesquels l’Anglo-cinghalais Ananda Coomaraswamy qui s’installe en 1907. En 1909, ceux qui restent forment un réseau d’artisans ruraux pratiquant la vie saine, mais ils ne forment plus une communauté. Certains des petits ateliers individuels survivent longtemps.

Quand Fels meurt en 1914, ses héritiers permettent la poursuite des activités. L’école perdure sous la forme de Summer Schools, écoles qui attirent étudiants et hommes du métier. Les Ashbee s’en occupent jusqu’à leur fermeture en 1916. La Guilde disparaît définitivement en 1919, mais elle a eu une influence importante sur les arts et métiers dans la région. Certains artistes conservent leurs ateliers dans le bâtiment communautaire, comme l’orfèvre George Hart, dont les descendants travaillent toujours sur place aujourd’hui.

Témoignages

Charles Robert Ashbee, fondateur, résume l'organisation du travail prônée par la Guilde :

« Il devrait y avoir, au sein de groupes collectifs, un nombre de travailleurs pratiquant différents arts, réalisant autant que possible des projets qu’ils auraient conçus eux-mêmes, au contact direct de la matière, et organisés de façon à mettre l’ouvrier, où qu’il soit, au contact direct du consommateur. »

(Journal de Charles Robert Ashbee (1908), cité par Hardy (Dennis), Utopian England, Community Experiments 1900 - 1945, 2000, p. 118 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


F. E. Green, journaliste rapporte en 1911 l'effet de l'installation de la Guilde à Chipping Campden :

« La présence de tant de travailleurs expérimentés a un effet revivifiant sur cette ville médiévale en sommeil, qui était restée un grand foyer de pauvreté. Les ouvriers commencent maintenant à redresser l'échine et à regarder le monde en face. Leur humanité a été renforcée. »

(Green, F. E., “Craftsmen on the land: a new small holding settlement”, dans The Daily News, 13 février 1911, cité par Hardy (Dennis), Utopian England, Community Experiments 1900 - 1945, 2000, p. 125 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)




Parmi d'autres raisons de la disparition de la Guilde, Charles Robert Ashbee, fondateur, explique pourquoi la production artisanale d'objets est peu rentable par nature :

« Nous touchons là le point central entre la main et la machine. En faisant abstraction du facteur temps, il devrait être possible de produire une pièce artisanale au même prix qu’une pièce identique faite à la machine, mais dès que vous la mettez sur le marché, les conditions sont changées, et cela vous coûte environ 50 % de plus de vendre la pièce faite à la main que la pièce faite à la machine. Il est excessivement difficile d’en faire voir la raison au client, mais l'homme d'affaires familiarisé avec les subtilités de l'achat, de la vente et de la production la saisit tout de suite. »

(Journal de Charles Robert Ashbee (1908), cité par Hardy (Dennis), Utopian England, Community Experiments 1900 - 1945, 2000, p. 127 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Hardy (Dennis), Utopian England, Community Experiments 1900 - 1945, 2000, p. 112-130.

MacCarthy (Fiona), The Simple Life: C. R. Ashbee in the Cotswolds, 1981.

« Endeavours towards an Arts & Crafts », Utopia Britannica [En ligne], URL : http://www.utopia-britannica.org.uk/pages/Ashbee.htm, consulté en juillet 2013.