Barkenhoff

Barkenhoff et les horreurs de la guerre.
Le peintre Heinrich Vogeler, soldat de la Grande Guerre, revient du front en pacifiste et en communiste. Dans sa confortable maison de Worpswede, il tente en 1919 de créer le foyer d’une cité d’artistes-travailleurs, autosuffisante et sans classes.

Barkenhoff à Worpswede · peinture de Heinrich Vogeler, 1904 · collection privée

En 1895, le peintre Heinrich Vogeler (1872-1942) rejoint les premiers impressionnistes et expressionnistes installés dans le village d’artistes de Worpswede, près de Brême, autour de Fritz Mackensen (1866-1953), chef de file du Jugendstil. Ils choisissent cet endroit car Mackensen, peintre et architecte, est chargé d’édifier les gares de la nouvelle ligne de chemin de fer Osterholz-Scharmbeck-Bremervörde qui se construit à proximité. Vogeler, lui, édifiera la gare de Worpswede, inaugurée en 1910. Le village d’artistes de Worpswede est conçu par l’architecte et urbaniste Leberecht Migge (1881-1935), précurseur du mouvement des cités-jardins et de l’agriculture urbaine en Allemagne, et partisan des idées de Kropotkine.

C’est ainsi que dès le 17 août 1895, Heinrich Vogeler achète pour 3 000 marks un petit domaine délaissé de 1,6 hectare de terres avec une maison, à l’est du village. Dans son état originel, la maison, partiellement construite en pan de bois et couverte de chaume, ne comporte qu’un niveau et deux pièces chauffées. Vogeler la remanie profondément par la suite, pour en faire une ferme dans un style mâtiné de Jugendstil et d’architecture régionaliste. Un an plus tard, Vogeler plante au pied de sa demeure un petit bosquet de bouleaux qui donne son nom à la ferme (Barkenhoff ou Birkenhof : la ferme aux bouleaux).

En 1914, Vogeler est engagé volontaire, il laisse sa femme Martha et ses enfants à Barkenhoff. Il revient du front profondément affecté par les horreurs de la guerre, et développe un fort rejet de la violence. Vogeler adhère au Kommunistische Partei Deutschlands (KPD), le parti communiste allemand. Il est aussi fondamentalement influencé par Kropotkine. Le 23 janvier 1918, il publie sous le titre Märchen von Lieben Gott (le conte du Bon Dieu), une lettre de protestation et un appel à la paix adressé au Kaiser, qui lui vaut d’être libéré du service de l’armée et placé en résidence surveillée à Barkenhoff. Il se met en contact avec les socialistes de Brême et donne des conférences politiques. Il participe à la révolution allemande qui débute à la fin de la guerre, en novembre 1918 : il est membre de la République des conseils de Brême. De tels gouvernements ouvriers révolutionnaires prennent le pouvoir dans de nombreuses villes et provinces d’Allemagne et tentent, après avoir contribué à la chute de l’empire de Guillaume II, de transformer le pays en un État communiste.

Vogeler décide de transformer son élégante maison en une colonie auto-suffisante, et érige sur sa propriété une Siedler und Arbeitsschule Barkenhoff (école de colons et de travail de Barkenhoff) qu’il voit comme une cellule d’édification de la future société sans classes qu’il appelle de ses vœux. Tel est donc le but de l’Arbeitsgemeinschaft Barkenhoff (la communauté de travail de Barkenhoff) : mettre en pratique le schéma socio-économique fondateur élaboré par Vogeler pendant la guerre, celui d’une communauté de production et d’habitation autonome. Il s’agit de prouver qu’une communauté fraternelle de personnes vivant et produisant sur un pied d’égalité, sans aucune relation de subordination ni violence, aboutira à la réforme sociale. En dépit de la petite échelle de son projet, Vogeler ambitionne de montrer au monde un nouveau modèle.

Cependant, en 1919, la jeune République de Weimar met fin à la Révolution. C’est l’écrasement des révoltes communistes et la dissolution des Républiques des conseils. Vogeler, en tant que membre de celle de Brème, doit fuir vers le Sauerland, région montagneuse de Rhénanie du Nord-Westphalie, car Barkenhoff est étroitement surveillé. Vogeler fait un bref séjour en prison, mais la communauté de peuplement est tout de même créée en 1919 et accueille chômeurs, artisans victimes de guerre, travailleurs agricoles, dans l’idée de mettre un coup d’arrêt au capitalisme triomphant. Au lieu de la « cité » voulue par le fondateur, la colonie n’est constituée que de la grande maison et de ses terres. Mais Barkenhoff devient un lieu d’accueil où chacun est le bienvenu et peut rester aussi longtemps qu’il contribue par son travail au projet communautaire.

Dans son essai fondateur Siedlungswesen und Arbeitschule paru en 1919, Vogeler explique que Barkenhoff Siedlung est gérée par un conseil de travailleurs qui contrôle la gestion des biens collectifs, et que la communauté n’a de contacts avec le monde extérieur qu’en cas d’absolue nécessité.

Toujours en 1919, Vogeler donne une conférence publique à Hambourg, probablement sur le site de la nouvelle cité-jardin avec école conçue par Migge. Ce dernier assiste à la conférence et est immédiatement impressionné par l’expérimentation sociale du peintre. Vogeler invite Migge à s’établir à Worpswede : celui-ci achète immédiatement une petite maison sur un terrain adjacent à la propriété, qu’il baptise Sonnenhof (Ferme du soleil). Il s’y installe avec sa famille en octobre 1920, en même temps qu’ouvre officiellement l’école pour colons de Vogeler ; la Siedler-Schule Worpswede (SSW). Vogeler et son cercle livrent dans ces mêmes années les premières études critiques des réalisations de Migge. En mai 1921, c’est l’écrivain communiste Friedrich Wolf (1888-1953) qui s’installe à Barkenhoff avec sa femme et ses deux enfants. Pour cela il renonce à sa situation confortable de médecin de ville. Pendant les premières semaines, il est complètement investi dans le travail de la colonie, qui ne manque pas. Ses connaissances médicales sont un gros avantage pour le groupe de colons.

Parallèlement à sa vocation de refuge pour les victimes de la lutte des classes, Barkenhoff reste, comme tout le village de Worpswede, une colonie d’artistes et de gens de lettres. Mais il n’y a aucune séparation ou distinction entre ces deux composantes de la communauté, car dans ce nouvel ordre du monde, les artistes peuvent devenir travailleurs et vice versa. L’école, qui s’adresse non seulement aux enfants mais aussi aux membres adultes, ambitionne ainsi d’enseigner l’art aux non artistes et l’agriculture à tous. Il est vrai que cette communauté d’artistes assez particulière a des activités essentiellement agricoles. Vogeler clame : « transporter du fumier a pour moi autant de valeur que de peindre des images, quand transporter le fumier est un besoin immédiat de la communauté » (Hoja 2012, p. 85). Le domaine a d’ailleurs dès l’origine une orientation agricole : au tournant du siècle, Vogeler a agrandi son domaine à 5 hectares et demi en échangeant une de ses œuvres contre une terre supplémentaire jouxtant Barkenhoff à l’est. Des jardins et des vergers y ont été implantés avec science en fonction des affleurements d’argile.

En 1921, deux ans après son installation, la communauté cultive quatre hectares sur les cinq que compte le domaine : pour atteindre l’autosuffisance, des terres sont gagnées sur les prairies mais aussi au détriment du jardin ornemental. Friedrich Wolf rapporte comment au début de l’expérience, on convertit la totalité du luxueux domaine résidentiel en exploitation agricole : « on arrache les rosiers, on laboure les pelouses, on convertit le court de tennis en plantation de framboisiers. Mais les enfants n’en trouvèrent pas pour autant les cerises et les fruits frais moins savoureux » (Haney 2012, p. 130). Des friches adjacentes sont également défrichées et cultivées.

Dans les premières années, Vogeler étend aussi les bâtiments de Barkenhoff par la construction d’une bibliothèque et d’un atelier de peinture en sous-sol. Un nouvel édifice, « l’Oktogon », construit dès 1905, accueille un logement supplémentaire et apporte assez de place pour abriter un atelier. Au rez-de-chaussée sont installés une imprimerie et un atelier de dessin, en-dessous se trouve une chaufferie de chauffage central. Dans l’ancien atelier, on aménage une salle de séjour et de musique. Dès 1908, les différentes campagnes de construction sont achevées et Barkenhoff acquiert son visage définitif. Grâce aux modifications que Vogeler apporte à la maison, le premier étage comporte un logement pour les visiteurs, qu’occupe temporairement l’écrivain et poète Rainer Maria Rilke (1875-1926).

Au début du mois de janvier 1921, une conférence des colons se tient sur trois jours à la fois à Barkenhoff, à Sonnenhof et aussi à Moorhof, le site de l’école de colons dont la construction est terminée en septembre 1921. Les comptes rendus de la conférence annonçant la fondation de l’école de colons sont imprimés sous forme de tracts sur la presse de la communauté. Ils sont signés « le groupe des travailleurs » et reproduits dans plusieurs journaux.

L’école permet aux jeunes d'apprendre les savoir-faire nécessaires aux activités artisanales et artistiques de la communauté. Pour Vogeler, l’apprentissage y est surtout une expérience tactile, il se fait par un travail au contact direct des membres adultes : « La joie des matières naturelles doit être éveillée : l’argile, le pinceau, et le bois sont les jouets qui mènent vers une sensibilité architectonique équilibrée » (Haney 2012, p. 130). Originellement, l’école était une entreprise conjointe de Vogeler et Migge, mais bien que le peintre ait profondément influencé Migge, les deux amis ont des divergences et se séparent rapidement.

Les activités de Vogeler à Worpswede attirent l’attention au niveau international : en plus d’être le centre de ralliement de toute une génération d’artistes, Barkenhoff est constamment visité par de jeunes communistes et des réformateurs.

Mais durant les années d’existence de la colonie, l’opinion publique locale et le KPD restent très critiques envers l’expérience. Friedrich Wolf lui-même, extrêmement enthousiasmé au début par le sentiment de cohésion qu’il éprouve dans la colonie, déplorera plus tard que les membres du projet aient été avec le temps de plus en plus isolés du monde extérieur. Il est aussi très fâché par le fait que les paysans des environs aient souvent accepté l’aide de la communauté, mais n’ont jamais été prêts à lui apporter leur aide en retour. Il était convaincu que le projet échouerait et la suite des événements devait lui donner raison. Dès 1922, Martha, l’épouse et muse de Vogeler, trouve la vie à Barkenhoff trop difficile : elle se sépare de son mari et quitte le groupe. Amer, Wolf part également en disant que cette colonie « dévore ses membres ». Ces critiques ont un impact très négatif sur le groupe. En 1926, Wolf publiera même sous le titre de Kolonne Hund, un drame satirique se déroulant dans la colonie, dont un personnage évoque Migge.

En 1923, Vogeler effectue avec sa seconde épouse Sonja Marchlewska, son premier voyage en Union soviétique. Et en 1924, poussé par le marxiste Julian Marchlewski fondateur de la solidarité communiste Rote Hilfe (le Secours rouge), il décide de mettre fin à la communauté et de transformer la propriété en un foyer avec école professionnelle. La Rote Hilfe y accueille les enfants des communistes persécutés et des opposants politiques tombés pendant la première guerre mondiale. Vogeler lui-même s’installe à Moscou, où il travaille au sein du Comité de normalisation de la construction. Sa présence devient rare à Barkenhoff.

La pension pour enfants existe jusqu’en 1932, date où elle est fermée sur l’ordre du Landrat d’Osterholz, qui accusait les responsables de la Rote Hilfe d’empoisonner les jeunes pensionnaires. Barkenhoff est alors cédé à l’architecte paysager Max Karl Schwartz. En 1933, la propriété est revendue et devient une école d’horticulture : la Gartenbau und Siedlerschule Worpswede. En 1939, la propriété est une nouvelle fois vendue, les terres sont converties à l’élevage.

Depuis 1979, les bâtiments ont été remis dans l’état où ils étaient à l’époque de Vogeler en 1908. La grande salle commune a été restaurée. Depuis 1981, le site est la propriété de l’arrondissement de l’Osterholz et de la commune de Worpswede. Barkenhoff abrite le musée Heinrich Vogeler, qui a rouvert en 2004 après une refonte complète. Le foyer artistique demeure : depuis 2012, les dépendances du domaine comportent salles d’exposition, résidences et ateliers d’artistes.

Témoignages

LE ROUGE AU FRONT

Havresac « Tornister » de l'armée allemande
Toile, cuir, métal · Allemagne, 1915


L'artiste-peintre Henrich Vogeler s'engage dans l'armée allemande en 1914. Envoyé sur le front Est, il se retrouve au contact des Bolcheviks, se convertit au communisme, prend la guerre en horreur et déclare son pacifisme. Il participe aux conseils ouvriers révolutionnaires de Brême en novembre 1918 puis fonde en 1919 dans sa propriété de Worpswede la communauté de travail de Barkenhoff, école de la future société allemande sans classes et sans violence. Vogeler émigre ensuite en Union soviétique et finit ses jours en 1942 déporté au Kazakhstan.


Fraternisation des soldats russes et allemands sur le front Est
Photographie anonyme, 1918 · Bundesarchiv



Sources et références

Haney (David), When Modern Was Green: Life and Work of Landscape Architect Leberecht Migge, 2012, p. 130-131.

Vogeler (Heinrich), Siedlungswesen und Arbeitsschule, 1919, [En ligne], URL : http://www.barkenhoff-stiftung.de/start.php, consulté en juin 2013.

« Der Barkenhoff », [En ligne], URL : http://www.literaturatlas.de/~li1/docs/barkenhoff.html, consulté en juin 2013.

« Historie », [En ligne], URL : http://www.worpswede-museen.de/barkenhoff/historie.html, consulté en juin 2013.

Feuchter-Schawelka (Anne), « Siedlungs- und Landkommunebewegung », [En ligne], URL : http://www.societyofcontrol.com/ppmwiki/pmwiki.php/Main/SiedlungLandkommune, consulté en juin 2013.



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