Libre essor des passions chez Madame Bovary.
En 1870, le pharmacien fouriériste Adolphe Jouanne entreprend la conquête passionnelle du bourg de Ry, près de Rouen, à partir d'un micro phalanstère d'enfants.
Charles Fourier, qui désapprouve pourtant les essais « en petit » comme celui de la colonie de Condé-sur-Vesgre, concède finalement que l'« essai-miniature » d'un phalanstère de 160 enfants serait significatif pour la vérification de l'efficacité du mécanisme sociétaire du travail attrayant et permettrait d'engager l'expérimentation d'une « phalange de pleine échelle » de 1 800 personnes (Le Phalanstère, 19 juillet 1833). Un Pierre-A. Guilbaud, agent des orphelinats de la région de Nantes, sollicite Fourier dès 1832 au sujet d'un essai sociétaire sur des enfants trouvés, et il rédige en 1838 le projet d'une « Maison rurale industrielle d'apprentissage ». Les fouriéristes dissidents ou « réalisateurs » s'emparent du plan de Guilbaud, dont ils publient le prospectus en février 1844 dans Le Nouveau monde, journal de l'essai sociétaire sur les enfants. Le plan, assez ambitieux, prévoit d'accueillir en apprentissage 200 enfants, garçons et filles de 5 à 13 ans, placés sous la conduite de 30 maîtres, pensionnés à 200 francs par an dans une vaste maison d'habitation réunissant, comme le phalanstère, de multiples salles à vocation domestique et des ateliers agricoles et industriels. Guilbaud recense 45 séries ou branches d'activités, en majorité agricoles ou liées aux produits de l'agriculture, parmi lesquelles peuvent, selon les saisons, papillonner les enfants (à raison d'une douzaine d'occupations différentes par jour et de 30 enfants au moins simultanément par série) : du soin des vaches, des lapins ou des chiens à la vannerie, la tabletterie, la cuisine ou l'opéra.
Parmi les fouriéristes réalisateurs qui soutiennent le projet de Guilbaud, se trouve un étudiant en pharmacie de vingt-cinq ans, le normand Adolphe Jouanne. Diplômé à Paris en 1845, il reprend en 1848 la pharmacie de son père Guillaume à Ry, un gros bourg des environs de Rouen. Le docteur Adolphe Jouanne passe pour être le prototype du personnage de Monsieur Homais, le pharmacien progressiste et athée de Yonville-l'Abbaye dans le roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de province (1857). Pendant le Second Empire, Adolphe Jouanne est conseiller municipal et adjoint au maire de Ry. Il n'affiche pas ouvertement ses sympathies fouriéristes et donne à sa dévotion sociétaire la forme respectable de la philanthropie, en œuvrant pour la promotion, sous la protection de l'administration municipale, de l'idée d'association en vue d'éradiquer la misère dans la classe laborieuse. En 1855, il fonde à Ry une société de secours mutuel pour la maladie et la vieillesse, L'Unité fraternelle dite « Société d'émulation chrétienne », ouverte aux hommes puis aux femmes et aux enfants, et qui prévoit d'intéresser ses membres médecins et pharmaciens à la diminution des maladies. Elle est complétée par la suite par une caisse de prévoyance des sapeurs-pompiers et par une coopérative de consommation, le Service d'approvisionnement économique.
Le projet d'une expérimentation sociétaire enfantine suivant le plan de Guilbaud fait son chemin au sein de L'Unité fraternelle. En 1862, la mise à disposition d'une ferme auprès de l'Unité par un des ses fondateurs est l'occasion d'avancer l'idée d'un « jardin d'enfants » selon le modèle donné par le pédagogue allemand Fröbel, dont la conception d'une éducation naturelle, attrayante et pratique est proche de celle de Fourier. Les statuts de la nouvelle institution, baptisée explicitement « Maison rurale d'expérimentation sociétaire ou Maison coopérative », sont enregistrés en juillet 1862. Elle « se propose, avant tout, de former les enfants au travail, leur en inspirer le goût en les appliquant à des travaux proportionnés à leur âge et à leurs faibles facultés, et qui soient tout à la fois récréatifs et instructifs, et, s'il se peut, lucratifs » (Statuts provisoires de 1862, dans Asselin et Fuchs 1991, annexe 7). Mais son ambition est plus générale : « Ladite maison rurale aura pour objet de faire participer ses adhérents aux précieux avantages du principe sociétaire, d'après les applications qu'elle en fera progressivement » (Statuts provisoires de 1862, dans Asselin et Fuchs 1991, annexe 7) ou « Cette institution [...] serait, nous le croyons, le meilleur point de départ de toutes les améliorations possibles pour la classe laborieuse, le meilleur complément et le plus solide appui de la mutualité » (Extrait des statuts des sociétés mutuelles de Ry et de Souzay, 1864, dans Asselin et Fuchs 1991, annexe 5). La Maison rurale est dans l'esprit de Jouanne le point de départ de la « conquête passionnelle » progressive de la commune de Ry. Il imagine dans un premier temps ouvrir l'institution pendant les vacances scolaires à la moitié des enfants du bourg âgés de plus de six ans, et par l'exemple de leur instruction enjouée, gagner les autres enfants du village. La Maison rurale absorberait l'école communale de Ry et ainsi s'enclencherait la conversion sociétaire de toute la commune.
En août 1864, Jouanne fait l'acquisition d'un terrain d'une superficie d'un hectare et demi, sur ses propres fonds, pour la valeur de 8 000 francs. Mais les débuts de la Maison rurale sont différés pendant plusieurs années. Les appels à souscription lancés par Jouanne en Normandie ou dans la presse phalanstérienne ne sont pas fructueux. Le pharmacien tente d'inscrire le financement de son projet dans les objectifs de sociétés coopératives, le Service d'approvisionnements économiques de Ry ou la Société générale de coopération de Rouen dont il dirige les deux magasins créés en 1866. Mais leurs opérations sont décevantes Les citadins pas plus que les villageois ne comprennent l'importance du mouvement coopératif, constate Jouanne : « Nos rapports avec les partisans de la coopération à Rouen auraient donc contribué à retarder notre œuvre plus que de l'avancer » (La Science sociale, 16 octobre 1868). En 1868, Just Muiron, le doyen de l'École sociétaire, peut indiquer que la Maison rurale de Ry constitue, avec le Familistère de Guise, une opportunité remarquable d'éprouver la doctrine de Fourier (La Science sociale, 1er juin 1868), le phalanstère d'enfants de Ry n'a pas encore à cette époque trouvé son public. Adolphe Jouanne a entrepris toutefois des constructions sur son terrain et il annonce peu après que l'institution, dotée d'un capital de 26 000 francs (principalement l'apport du pharmacien), est prête à accueillir les premiers enfants (La Science sociale, 16 octobre 1868). Les statuts définitifs sont publiés en 1869, mais il semble qu'il faille attendre mars 1870 pour que la Maison rurale reçoive ses premiers pensionnaires.
Jouanne restreint à l'extrême le champ de l'expérimentation minimale envisagée par Fourier et Guilbaud : une douzaine d'enfants seulement, âgés de 6 à 12 ans, qui plus est uniquement des garçons, suffisent aux débuts de l'expérience, l'essai sociétaire à proprement parler pouvant commencer avec 30 enfants, effectif minimum d'une série selon Guilbaud. À peine ouverte, la Maison rurale est empêchée de fonctionner par la guerre franco-prussienne. À sa réouverture à l'automne 1871, elle accueille 6 enfants ; 11 élèves forment l'effectif de l'institution de Ry en 1872, puis 17 en 1873 quand elle devient établissement d'enseignement secondaire, une vingtaine (des garçons exclusivement vraisemblablement) en 1874, 42 en 1876 et une cinquantaine en 1878. Le personnel de la Maison rurale se compose à cette époque d'un couple chargé de l'entretien du pensionnat, d'un directeur et de quelques professeurs ou maîtres d'atelier, sous le contrôle d'Adolphe Jouanne qui a abandonné sa pharmacie de Ry pour se consacrer à son œuvre.
L'institution s'est agrandie dans les années 1870. Elle acquiert 8 hectares de terres en 1876. Le corps principal de la Maison rurale est un imposant bâtiment à étages, soigneusement édifié en briques le long de la route de Vascœuil entre rue et jardin à l'écart du centre du village. Les façades percées de multiples fenêtres témoignent du caractère hygiéniste de la construction dans laquelle sont aménagés les salles d'enseignement, les bureaux de l'administration, les dortoirs des enfants et les logements des adultes ainsi que les espaces domestiques associés. Au rez-de-chaussée, le long de la façade sur jardin est créée une galerie vitrée (disparue), souvenir de la rue-galerie du phalanstère. Des constructions en briques à pan de bois, sur un seul niveau, situées dans le prolongement du bâtiment principal servent d'ateliers.
Les enfants reçoivent un enseignement théorique et pratique suivant la méthode du « libre essor de leurs facultés naturelles », l'attraction passionnée fouriériste. La Maison rurale possède un jardin, une étable, un poulailler, une forge et un atelier de menuiserie dans lesquels les enfants font leur apprentissage. Des leçons d'équitation, de natation et de gymnastique complètent le cursus. Des parades militaires enfantines en costume, en armes factices et en musique (exercice d'éducation intégrale vivement recommandé par Fourier, qu'il classe dans la série de l'opéra harmonique) sont régulièrement organisées. Des enfants officiers dirigent les manœuvres à l'intérieur de l'institution ou en public à travers le bourg. Le système d'enseignement repose sur la coéducation, les professeurs stimulant la participation active des élèves, individuelle et collective, dans la construction de leurs savoirs théoriques et pratiques. Au cours des années, il semble que Jouanne considère davantage la Maison rurale comme un établissement d'enseignement progressiste que comme une étape vers l'expérimentation sociétaire intégrale.
Outre l'insuccès des souscriptions et la faiblesse du capital de l'institution, la direction légale de l'établissement constitue une difficulté majeure. Le pharmacien Adolphe Jouanne ne peut y prétendre mais semble l'exercer dans les faits. La valse des directeurs en titre à la tête de la Maison rurale – une vingtaine de directeurs en quinze ans ! – est vraisemblablement la conséquence de l'ingérence du fondateur dans leur travail. L'animosité envers Jouanne du nouveau maire de Ry élu en 1871 cause également beaucoup de tort à l'institution. En 1873, le docteur Thibaut ajoute ainsi à l'école communale du village de 510 habitants un pensionnat concurrent de celui de Jouanne. Le prudent pharmacien qui imaginait, sous le Second Empire, la conversion progressive de la commune aux idées sociétaires, se retrouve sous la Troisième République en conflit avec le maire, l'instituteur et le curé du village ainsi qu'avec le préfet du département.
En 1879, Jouanne cherche à augmenter les effectifs de la Maison rurale en ouvrant l'institution aux orphelins et aux enfants abandonnés comme le souhaitait Guilbaud. Comme à Saint-Denis-du-Sig, une œuvre de bienfaisance se substitue au projet phalanstérien pour assurer la survie de la colonie. Le soutien de l'École sociétaire lui ayant fait défaut jusque-là, Jouanne fait la proposition à ses frères de la loge maçonnique « Les Arts réunis » de Rouen et des autres loges de France de mobiliser des fonds à cet usage à travers une société intitulée La Solidarité universelle créée en 1880. Cinquante-six enfants de l'Assistance publique de la Seine sont inscrits à la Maison rurale entre 1881 et 1883, mais deux fermetures administratives de l'institution en 1883 provoquent le départ de plus de la moitié d'entre eux. Les tracasseries administratives et les accusations d'escroquerie portées contre Jouanne ont finalement raison de la Maison rurale qui ferme définitivement ses portes vers 1885. Les bâtiments sont occupés peu après par la gendarmerie nationale. L'ancienne Maison rurale est aujourd'hui propriété de la commune de Ry pour servir de logements et de local associatif.
La fouriériste Elisa Ragot-David passe une journée à la Maison rurale de Ry en 1874 :
« Pendant la journée que j'ai passée à Ry, j'ai visité l'établissement et j'ai vu partout régner l'ordre, la méthode, la propreté, l'économie de ressort ; j'ai vu, comme enseignement théorique, donner une leçon de lecture et une leçon de calcul, et j'ai pu juger des moyens employés par le professeur pour rendre la leçon agréable et profitable ; j'ai assisté au goûter des enfants.
Comme enseignement pratique, j'ai vu deux enfants, dirigés par un maître forgeron, forger devant moi des dents de râteaux et des clous ; les autres, planter des choux sous la direction du maître jardinier ; d'autres bêcher ou chercher de la nourriture pour les animaux, ou la leur distribuer.
Comme les enfants ne sont pas nombreux, les animaux ne le sont pas encore : deux petites vaches bretonnes et une génisse, une chèvre, un petit poney, des lapins et des volailles.
Tous ces animaux sont soignés par les enfants, dirigés théoriquement et pratiquement par les professeurs et le maître jardinier.
Les enfants ont un atelier et un professeur de menuiserie ; j'ai vu les ouvrages qu'ils ont faits.
J'ai vu prendre une leçon d'équitation. La maison rurale habitue son petit monde aux exercices gymnastiques et militaires.
Un maître instructeur a formé une petite compagnie qui, même en son absence et sous la surveillance des professeurs, fait des marches militaires et des exercices aux fusils.
Chaque enfant a son fusil et costume qu'il revêt quand l'heure est arrivée.
Un sergent de dix ans et un caporal de neuf ans ont fait manœuvrer devant moi la petite compagnie, qui est très bien disciplinée.
Chaque appel de classe se fait par le tambour, et malgré leur jeune âge, les enfants comprennent parfaitement l'ordre, la régularité et la discipline.
Les récréations ont toutes un but utile et sont employées aux travaux manuels ou de jardin, aux soins des animaux, aux exercices de corps et militaires, à l'équitation et à la natation en été.
Elles se passent aussi bien que les classes sous la surveillance des professeurs qui, sans gêner les enfants, ne les abandonnent jamais.
On amène les enfants à se diriger par eux-mêmes, et chaque jour la dernière classe du soir est consacrée à causer avec eux sur tout le travail théorique et pratique de la journée et à prendre pour le lendemain les dispositions nécessaires pour que le travail soit fait avec ordre et méthode. »
(Elisa Ragot-David, « L'enseignement par l'attrait », dans Bulletin du mouvement social, 15 mai 1874, p. 4, cité dans Asselin et Fuchs 1991, p. 83-84.)
PHARMACOPÉE SOCIÉTAIRE
Adolphe Jouanne, pharmacien de première classe diplômé à Paris en 1845 et converti au fouriérisme, reprend en 1848 la pharmacie de son père à Ry, gros bourg des environs de Rouen. Adolphe Jouanne est passé à la postérité pour avoir inspiré à Gustave Flaubert le personnage du pharmacien rationaliste Homais dans le sulfureux roman Madame Bovary. Mœurs de province (1857). Le pharmacien de Ry est aussi une gloire fouriériste du Second Empire : dans son officine, il prépare la contagion passionnelle du bourg normand, progressivement, à partir d’un phalanstère miniature pour enfants ou Maison rurale qu’on a pu comparer à ses débuts au Familistère de Guise.
Asselin (Sophie) et Fuchs (Bruno), La Maison rurale d’expérimentation sociétaire de Ry ou le phalanstère d’enfants du Dr Jouanne, mémoire de l'École d'architecture de Normandie, octobre 1991.
Desmars (Bernard), Militants de l’utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIXe siècle, 2010, p. 157-179.