Extravagance de Drop City.
L'éphémère cité d'artistes du Colorado est la première communauté rurale hippie des États-Unis. Elle est conçue en 1965 comme une performance esthétique globale.
Drop City marque un tournant dans l'histoire des communes américaines après 1945. Des centaines de communautés suivront son exemple au cours de la décennie 1965 - 1975. « Drop City, écrit Timothy Miller dans The 60s Communes, Hippies and beyond (1999, p. 31-32), a rassemblé la plupart des thèmes développés dans d'autres communautés récentes - l'anarchie, le pacifisme, la liberté sexuelle, l'isolement rural, l'intérêt pour les drogues, l'art - et les a fusionnés avec flamboyance dans une commune à nulle autre pareille. Drop City incarne ainsi ce moment qui voit surgir dans sa pleine expression une nouvelle espèce de communauté. Elle était outrageusement extravagante, se proclamait civilisation entièrement nouvelle, ses membres rejetant les emplois salariés et créant avec sauvagerie une architecture originale énergique. Elle ouvre la voie à ce qui allait rapidement devenir une passion hippie généralisée pour les arts intégrés, la création d'extravagances multimédias, l'emploi de couleurs à profusion, l'emploi de déchets comme matière première, l'introduction de l'art dans toutes les choses de la vie. Elle donna à ses habitants de nouveaux noms, rejeta toutes les formes de convention sociale, et devint un lieu de pèlerinage pour ceux qui s'étaient mis en quête de nouveaux horizons culturels. » Les fondateurs de Drop City souhaitaient bâtir une colonie d'artistes ; ils ont édifié le modèle médiatique de la communauté de la contre-culture américaine – contre leur volonté si l'on en croit leurs déclarations a posteriori.
Le couple Gene et Jo Ann Bernofsky et Clark Richert se rencontrent au début des années 1960 à l'université du Kansas à Lawrence où ils sont étudiants en arts. Inspirés par les récents happenings de l'artiste Allan Kaprow (1927 - 2006) – des événements ou performances artistiques en interaction avec le public –, les jeunes gens forment le concept de Drop Art, l'art de la chute ou de la déjection. Les premiers droppings, métaphores de l'activité artistique, consistent à faire tomber des pierres peintes du toit de leur logement dans le centre de Lawrence et à observer la réaction des passants dans la rue.
Les Bernofsky et Richert ont une même aspiration à construire rien moins qu'une civilisation parfaitement inédite, sans emprunter quoi que ce soit à ce qui existe, dans laquelle l'art et la créativité joueraient un rôle central. Au printemps 1965, ils explorent le Colorado à partir de Boulder, où habite Richert. Le 3 mai 1965, ils acquièrent pour la somme de 450 $ (les économies de Gene Bernofsky) deux hectares et demi de terres dans le sud de l'État près de Trinidad, à la frontière avec le Nouveau Mexique. Les Bernofsky s'installent sur le site dans leur voiture puis dans une tente. Richert achève son année universitaire avant de les rejoindre au cours de l'été.
La construction des habitations de la civilisation nouvelle est une des premières préoccupations des fondateurs et, finalement, le ressort artistique et social de la communauté. En avril 1965, Clark Richert, ainsi que Richard Kallweit et Burt Waldman, Droppers de la première heure, assistent à Boulder à une conférence de Buckminster Fuller (1895 - 1983), le concepteur des dômes géodésiques. Fuller met au point après la seconde guerre mondiale des structures légères et économes en matériaux pouvant servir d'abri ou de logement pour le plus grand nombre : des sphères ou des demi-sphères dont l'ossature, formée de triangles ou polygones en tension, est d'une grande résistance quelle qu'en soit la portée. Les formes sphériques ont de plus des qualités environnementales appréciables car la ventilation et le chauffage de leur volume sont performants. Les Droppers adoptent les dômes géodésiques comme type distinctif de leur habitat. En réalité, ils « bricolent » en artistes et artisans un modèle architectural qui devait être dans la pensée de Fuller l'expression de la précision de l'ingénieur et de la science. Pour bâtir, les Droppers développent une culture élaborée de la récupération et du recyclage de matériaux. Des poteaux téléphoniques servent de fondations, des chutes de la scierie voisine font l'ossature tandis que du papier goudronné, du grillage et des capsules de bouteille enduits de plâtre composent les panneaux de remplissage des premiers dômes. Même si le nom Drop City fait référence à une organisation urbaine, les dômes semblent dispersés sans ordre ; la commune ressemble davantage à un campement nomade qu'à une ville en formation.
Au moment de la construction du troisième dôme en 1966, un ingénieur installé à Albuquerque (Nouveau Mexique), sympathisant des drop-artistes et admirateur de Fuller, Steve Baer, apporte une contribution importante à l'architecture de Drop City. Il a l'idée d'utiliser des toits d'épaves de voitures pour fabriquer les panneaux de couverture. Baer introduit des ossatures en forme de polyèdres irréguliers, des « zomes » anguleux, plus aisément adaptables aux besoins que les dômes de Fuller, plus faciles à construire, et extensibles. Les facettes des couvertures sont peintes de couleurs en aplat. Deux niveaux sont en général aménagés à l'intérieur. Le grand double dôme central contient au rez-de-chaussée des bureaux, une bibliothèque, un atelier, un salon et une cuisine, et des espaces de logement à l'étage. Les constructions sont alimentées en électricité.
En 1966, Drop city comprend six dômes éloignés du standard fullérien et plutôt excentriques ; elle reçoit pourtant le prix Dymaxion fondé par Buckminster Fuller pour récompenser les réalisations remarquables du design scientifique, distinction qui donne une certaine réputation aux drop-artistes. En pionniers des énergies renouvelables, Baer et les Droppers installent aussi en 1967-1968 un système de chauffage solaire avec un panneau solaire composé de rétroviseurs de voitures. À l'instar de Henry David Thoreau dressant les comptes de construction de sa cabane de Walden, les Droppers font valoir que les coûts dérisoires de leurs dômes en matériaux recyclés (moins de 200 $) les désignent comme les prototypes de l'habitation des temps nouveaux.
De 1965 à 1968, l'énergie créatrice de la petite communauté d'une quinzaine de personnes semble absorbée par ses expériences d'architecture alternative. Drop City vit dans un grand dénuement. La région est aride et la culture du jardin ne se développe pas. Les membres, qui refusent l'emploi salarié, ne travaillent pas à l'extérieur pour subvenir aux besoins de la commune. Ils ont une petite fabrication artisanale de pipes et de poteries, qui ne leur procure pas davantage de ressources que la vente d'œuvres d'art. Les Droppers revendiquent la pauvreté comme un mode d'existence. Gene Bernofsky se souvient, peut-être avec un peu d'ironie « qu'ils croyaient avec idéalisme que s'ils étaient fidèles à ce principe de ne pas travailler pour gagner de l'argent, les forces cosmiques en prendraient bonne note et pourvoiraient aux nécessités de notre subsistance » (Miller 1999, p. 34). Les forces cosmiques s'incarnent dans Buckminster Fuller dont le prix Dymaxion est doté de 500 $, et aussi dans l'épicier du magasin Safeway de Trinidad, qui accepte un temps de fournir les jeunes gens en nourriture périmée. À la différence de beaucoup de communes hippies, Drop City entretient de bonnes relations avec son voisinage. Drop City est égalitaire. Les membres partagent le peu dont ils disposent : argent, vêtements, voitures, drogues. La communauté n'a pas de leader ; les décisions sont prises par consensus : « nous nous asseyions ensemble sous le grand dôme pour parler, rapporte Ann Jo Bernofksky, et à moins que chacun soit d'accord sur le sujet, rien ne se faisait. Et en fin de compte, nous n'avons pas arrêté beaucoup de décisions. Nous avions le profond sentiment que l'anarchie était une bonne chose et que chacun devait faire ce qu'il voulait » (Miller 2009, p. 35). Les repas sont pris en commun ; les relations interpersonnelles restent assez conventionnelles : les couples vivent avec leurs enfants séparément des célibataires.
Drop City est à l'origine une communauté ouverte. Malgré ses pauvres moyens, elle accueille toutes sortes de personnes en rupture avec la société américaine, le plus souvent seulement de passage. Sur ce sujet aussi, explique Gene Bernofsky, les Droppers s'en remettaient aux forces cosmiques : « Nous avions foi dans la bonté fondamentale des forces cosmiques (qui écarteraient du chemin de Drop City) ceux qui croyaient à la violence et au pillage, qui volaient, baisaient la bourgeoise de quelqu'un d'autre, battaient leurs enfants, chassaient les lapins, étranglaient les coyotes et tiraient sur les oiseaux en vol » (Miller 2009, p. 37). De l'aveu des fondateurs, l'installation en 1966 du poète Peter Douthit va transformer Drop City et bouleverser le fragile équilibre entre le noyau de quatorze Droppers sédentaires et leurs hôtes temporaires. En juin 1967, Peter Rabbit (son surnom de Dropper), organise « The Joy Festival », un festival de Rock and Roll et de drop art pour lequel plusieurs centaines de hippies affluent à Drop City. Rabbit attire aussi l'attention de la presse nationale sur la commune. Le magazine Time publie le 7 juillet 1967 un reportage sur Drop City, intitulé « La jeunesse : les hippies ». Érigée en symbole d'une génération, la commune reçoit en nombre des visiteurs et des célébrités comme Bob Dylan ou Jim Morrison. Les Droppers historiques ne se reconnaissent pas dans l'image que donnent d'eux les médias et ont conscience que cette nouvelle popularité pervertit le projet de Drop City. Les Bernofsky partent en 1967, suivis par Richert et même Douthit en 1968. À la fin de 1969, il reste plus à Trinidad qu'un seul membre fondateur de Drop City, Richard Kallweit. Le renouvellement des résidents est particulièrement rapide et leur implication dans la communauté est très variable. En 1969, Walt Odets constate que quatre d'entre eux ignorent l'existence du dôme-atelier, que six ne sont jamais entrés dans le poulailler ou encore que trois membres ne savent rien de la grande peinture circulaire exécutée dans le dôme du théâtre, « la peinture ultime » (Odets 1972, p. 108).
La communauté tente sans beaucoup de succès de réguler les visites. Elle installe à l'entrée du site un panneau « exactement pareil à ceux qu'on trouve dans les misérables réserves indiennes du sud-ouest : "Pas de photographies, visites uniquement le week-end de 8h00 à 20h00" » (Fairfield 1971, p. 93). L'existence de la communauté, harassée par les touristes, se poursuit, mais dans des conditions de plus en plus désastreuses. « Toute la commune de plus ou moins 40 personnes avec son flux permanent de visiteurs se débrouillait avec des coupons alimentaires et des rentrées épisodiques d'argent qui dépassaient rarement 100 $ par mois. Drop City était en 1970 un moyen très économique de passer le temps et de se distraire. Mais les distractions avaient un prix. La cuisine était repoussante et faute d'argent il n'y avait pas de savon. L'hépatite s'était il y a peu répandue dans la commune, mais personne n'était assez motivé pour voir qu'on avait mis du savon à disposition. Les dortoirs étaient complètement surpeuplés. Les sanitaires débordaient et il n'y avait pas de chaux pour les désinfecter. En 1970, Drop City était devenue – et peut-être l'était-elle dès le départ – le laboratoire de l'existence absolument minimale » (Miller 1999, p. 39). Les choses ne font qu'empirer par la suite. Jo-Ann Bernofsky se souvient après une visite que la commune lui avait fait penser « à une station de métro de New York » (Miller 1999, p. 39). Drop City est finalement abandonnée au début de 1973. Le domaine, sur lequel subsistent les ruines des dômes est vendu en 1978.
CITÉ EN TENSION
L’habitat des Droppers emprunte au constructeur Buckminster Fuller ses dômes « géodésiques ». Ces structures légères et économes peuvent atteindre de très grandes portées. Leur stabilité repose sur l’équilibre des forces de tension et de compression qui s’exercent sur leurs éléments, ce que Fuller appelle la « tenségrité ». En architecture, les Droppers bricolent avec ingéniosité et inventivité des variations sur cette tenségrité. Sur le plan social, la communauté ne parvient pas à maintenir longtemps un tel équilibre des forces contraires.
Fairfield (Richard), « From Drop City to Libre », dans The Modern Utopian, « Communes, U.S.A. », 1971, p. 93-99.
Odets (Walt), « Drop City revisited » (1969), dans The Modern Utopian, « Utopia U.S.A. », 1972, p. 106-109.
Miller (Timothy), The 60s Communes: Hippies and Beyond, 1999, p. 31-40.
Sadler (Simon), « Drop City Revisited », Journal of Architectural Education, 2006, p. 5-14.