Performance utopique.
En 1832, Prosper Enfantin tente un coup d’éclat : il se retire à Ménilmontant avec 40 disciples pour donner le spectacle de la solidarité du Père et de ses fils dans l’attente de la femme-messie..
Aristocrate formé à l’esprit des Lumières, précurseur des sciences sociales, Claude-Henri de Rouvroy comte de Saint-Simon (Paris, 1760 – Paris, 1825) élabore une réflexion novatrice sur la société industrielle naissante. Saint-Simon oppose les oisifs aux producteurs pour donner la primauté économique et sociale au travail. La réforme de la société industrielle doit mettre fin à l’exploitation des travailleurs par les propriétaires. Elle consiste dans l’avènement pacifique d’un nouveau système économique, un capitalisme progressiste établissant un âge d’or pour toutes les classes de la société. Dans ses principaux écrits, Saint-Simon confie le gouvernement à un conseil de savants et d’industriels qui dresse un plan annuel de grands travaux pourvoyeur de travail.
Après la mort de Saint-Simon, ses disciples, recrutés notamment à l’École polytechnique, s’organisent en une « Église » dirigée par Olinde Rodrigues, Armand Bazard et Prosper Enfantin, qui vont élaborer le contenu doctrinal du saint-simonisme dans leurs prédications. Les saint-simoniens vont donner une inclinaison socialiste à la pensée du maître. Ils prêchent l’appropriation collective du capital par la suppression de l’héritage. Ils avancent l’idée d’une banque nationale pour financer les projets industriels d’intérêt collectif. À la faveur de la révolution de 1830, les saint-simoniens passent à l’action avec l'ambition de conquérir le pouvoir politique. Ils conduisent des « missions » en province et pratiquent l’association des classes sociales en partageant le quotidien des ouvriers. Le saint-simonisme jouit d’une certaine audience où les femmes, dont il soutient l'émancipation, sont nombreuses.
Les deux « Pères » suprêmes de la famille saint-simonienne, Bazard et Enfantin, divergent et s'opposent. Le rationnel Bazard est sensible aux objectifs purement politiques des républicains, la démocratie, les questions constitutionnelles. La religion du Nouveau christianisme est pour lui le moyen d'unifier les esprits au-delà de tous les particularismes. Enfantin, déborde, lui, de sentimentalisme ; il s'intéresse davantage aux mœurs et à l'économie qu'à la politique et est prêt à promouvoir des théories sulfureuses. L'ancien élève de l'École polytechnique s'efforce de déplacer le centre de gravité du saint-simonisme sur son terrain de prédilection. En 1831, il focalise l'attention de l'église sur le problème de la relation entre les sexes : comment associer les peuples et les individus si l'on n'est pas capable de régler les relations entre hommes et femmes ? Enfantin développe une théorie de la réconciliation de la chair et de l'esprit, sur les plans spirituel (paganisme et christianisme), sexuel (mobilité amoureuse contrôlée par les prêtres et prêtresses), géopolitique (Orient et Occident) et il exhorte les saint-simoniens à attendre la femme-messie qui doit fonder avec lui le premier couple de prêtres de la religion saint-simonienne. Enfantin prend seul le pouvoir et provoque un schisme dans le mouvement. Bazard s'efface et après lui de nombreux saint-simoniens historiques.
Au printemps 1832, Le mouvement saint-simonien est exsangue, divisé, appauvri par la publication du journal Le Globe (qui cesse de paraître en avril), persécuté par la police. Enfantin tente un coup d'éclat. En avril 1832, le « Père » et quarante de ses « fils », se retirent dans une propriété de la famille d'Enfantin au 145 de la rue Ménilmontant à Paris. Parmi eux se trouvent des polytechniciens, des fils de propriétaire ou de banquier, des professeurs, des artistes et quelques disciples de condition modeste. Enfantin veut « donner à Paris le spectacle de la société saint-simonienne de l'avenir » (Régnier, s. d.) ; la Retraite de Ménilmontant est une « utopie-spectacle » (Picon, 2006, p. 68), une véritable performance utopique qui va jusqu'à provoquer volontairement la dérision dans le public et la presse. « L’atelier de tailleurs exécuta un costume apostolique spécialement dessiné par lui, dont la chemise se boutonnait et se laçait dans le dos, de telle sorte que la revêtir imposait de se faire aider et rappelait chaque matin à l’idée de la solidarité humaine. Les retraitants, hommes exclusivement, étaient requis de faire vœu de célibat et affichaient leur nom brodé en lettres rouges sur cette chemise, en gage supplémentaire de leur moralité. Afin de réaliser par anticipation l’abolition de la domesticité et d’entrer moralement et physiquement dans la condition des prolétaires, ils se répartissaient les tâches ménagères et se livraient à des travaux de terrassement et de jardinage. Enfantin ayant pris soin de recruter des artistes, Raymond Bonheur, Félicien David, Pol Justus et Joseph Machereau, ces activités étaient entrecoupées de cérémonies mi-cultuelles, mi-artistiques, ouvertes au public, telle la « prise d’habit » (le 6 juin 1832, le jour même des fusillades du cloître Saint-Merry). Des chants choraux furent composés pour ces circonstances [...]. Ce caractère spectaculaire et volontairement en rupture avec la rationalité dominante de la Retraite de Ménilmontant suscita à l’extérieur une assez abondante production d’images populaires et de caricatures qui venaient s’ajouter aux portraits du « Père » diffusés par les apôtres dès avant leur retraite. Plus discrètement, d’autre part, les apôtres se livraient à des travaux de copie, afin de rassembler pour la postérité les principaux documents de l’histoire du saint-simonisme. Sous la direction d’Enfantin, ils s’essayaient à concevoir et à écrire un « Livre nouveau », composé de dialogues philosophiques et de poèmes en prose génésiaques ou prophétiques. Ce devait être une suite, voire une fin, à l’Ancien et au Nouveau Testaments. Au total, et si ambiguë qu’on puisse la juger, cette production symbolique diverse, qui constitua en quelque sorte le chant du cygne du saint-simonisme à Paris, ne contribua pas peu à enraciner culturellement le souvenir de la première école socialiste dans la mémoire politique et à lui donner une portée dépassant largement sa conjoncture et son siècle » (Régnier, s. d.).
Les démonstrations publiques de la Retraite de Ménilmontant entraînent une réaction policière. Le mouvement saint-simonien est dissout en août 1832, Enfantin et plusieurs disciples sont arrêtés pour outrage aux bonnes mœurs, traduits devant la cour d'assises et condamnés à un an de prison. Le 27 août 1832, le Père paraît au procès dans son habit d'apparat pour proclamer la libération de la femme et annoncer « la venue d'une femme, messie de son sexe, qui [devait] sauver le monde de la prostitution » (Régnier, s. d.). Sorti de prison en juillet 1833, Enfantin embarque avec quelques disciples à Marseille à destination de l'Égypte où ils se lancent dans une aventure prometteuse : organiser une armée industrielle pour réunir Orient et Occident, Méditerranée et Mer Rouge, par le percement du canal de Suez.
L'Écho de la Fabrique, le journal ouvrier de Lyon, décrit dans son numéro du 8 juillet 1832 la retraite des saint-simoniens à Ménilmontant :
« Les apôtres saint-simoniens habitent en ce moment une maison et un jardin très vaste, appartenant au père Enfantin, situés au sommet de la chaussée de Ménilmontant, près Paris. Ils ont fait de cette demeure un véritable paradis terrestre, sur une petite échelle. Ils n’ont pas de domestiques, et se servent eux-mêmes avec une précision rigoureuse. Nous allons en donner le détail extrait du Temps.
MM. Léon Simon, traducteur de plusieurs ouvrages littéraires et de médecine, et Paul Rochette, ancien professeur de rhétorique, font la cuisine.
M. Léon Talabot, ancien substitut du procureur du roi, était chargé du lavage de la vaisselle. Cette fonction a ensuite été exercée par M. Gustave d’Eichtal, fils d’un banquier : de ce dernier elle a passé à M. Lambert, ancien élève de l’École polytechnique, après lui à M. le baron Charles du Veyrier, et aujourd’hui à M. Moise Retouret, jeune élégant dans le monde et prédicateur distingué parmi les saint-simoniens.
M. Émile Barrault, ancien professeur à l’école de Sorèze, auteur d’une assez bonne comédie en 5 actes et en vers, représentée en 1831 (la Crainte de l’opinion), est chargé du cirage des bottes, aidé de MM. Auguste Chevalier, ancien professeur de physique, et Duguet, avocat.
M. Bruneau, ancien élève de l’École polytechnique, ex-capitaine d’état-major, est chargé de l’entretien du linge, des vêtements, de la police générale, de la surveillance de la maison et du service de propreté.
Les appartements sont frottés par MM. Rigaud, docteur médecin ; Holstein, fils d’un négociant distingué ; le baron Charles du Veyrier, Pouyat et Broë, anciens étudiants ; Charles Pennekère, ancien courtier en librairie ; et Michel Chevalier, ancien élève de l’École polytechnique, ingénieur des mines et directeur du Globe. Ce dernier est chargé de l’administration générale de la maison, et il fait le service de la table conjointement avec MM. Rigaud et Holstein.
M. Desloges, ancien garçon boucher, dirige la buanderie ; il a sous ses ordres M. Franconi, fils d’un riche colon américain, et M. Bertrand, ancien étudiant.
Le balayage des cours et de la rue est fait par MM. Gustave d’Eichtal et Maschereau.
M. Jean Terson, ancien prêtre catholique, est chargé d’éplucher les légumes, de mettre le couvert, et du menu détail de la maison.
M. Alexis Petit, fils d’un riche propriétaire, fournit la maison de chandelles, nettoie les chandeliers et veille à l’enlèvement des ordures.
M. Enfantin, le père suprême, travaille au jardin, manie la pioche, la bêche et le râteau avec une vigueur peu ordinaire. MM. Henri Fournel, ex-directeur du Creusot ; Raymond Bonheure, ancien professeur de dessin ; Justus, peintre, et Maschereau, dessinateur, sont chargés du soin du jardin.
Le son du cor éveille les saint-simoniens à 5 heures du matin, et les appelle aux repas et aux divers services, au repos et au sommeil. À des heures fixes ils chantent en chœur, ou se livrent à des exercices gymnastiques.
Leur intention, disent-ils, est d’ennoblir la domesticité, d’abolir le salaire, et substituer l’association à la lutte qui règne dans la société. S’ils parviennent à ce but, le système d’égalité sociale que M. Marius Ch.....g, l’un de nos collaborateurs, a présenté aux lecteurs de L’Écho, ne sera plus un rêve. »
(L'Écho de la Fabrique, 8 juillet 1832, numéro 37, [En ligne], URL : http://echo-fabrique.ens-lyon.fr/document.php?id=1304, consulté en février 2013.)
Le médecin saint-simonien Charles Pellarin (1804 - 1833) séjourne six semaines à Ménilmontant où, déçu par la « famille », il se convertit à la doctrine de Charles Fourier dont il deviendra le célèbre biographe. Pellarin quitte la Retraite le 24 juin 1832 et se confie à un ami :
« L'effet des travaux et de la vie monacale de Ménilmontant est nul sur le public qui venait visiter le jardin, plus disposé à rire de l'excentricité des reclus qu'à les imiter. Le peuple surtout, au bout de quelques jours, regardait en pitié ces ex-bourgeois se mettant en nage pour brouetter de la terre d'un bout du jardin à l'autre. Et moi aussi, malgré le bandeau de foi que je m'efforçais de tenir collé sur mes yeux, je me demandais de temps à autre : à quoi bon ceci ? J'aurais compris que pour présenter aux regards du peuple de beaux produits, un défrichement, une moisson, nous eussions travaillé, travaillé avec ardeur ; mais traîner des brouettes pour le plaisir d'en traîner, c'était plus démoralisant qu'édifiant pour la classe ouvrière, préoccupée à bon droit de l'utile.
Comme tout cela se faisait avec une gravité de trappistes, les oisifs n'étaient nullement attirés. Je me livrais pour mon compte avec quelque plaisir à ceux des travaux qui n'étaient pas complètement perdus, comme l'arrosage de quelques planches de salades ou de choux ; mais la nonchalance que plusieurs de mes compagnons apportaient à la tâche qu'ils se rejetaient souvent les uns aux autres, comme feraient des salariés, diminuait un peu ma confiance dans les hommes.
Je m'enhardissais quelques fois jusqu'à dire aux Pères : mais si vous aviez, ainsi que vous en affichez la prétention, la société à gouverner, comment feriez-vous ? Ici vous parvenez à peine à conduire quarante hommes et à cultiver un jardin.
J'étais mécontent aussi de toutes ces répétitions de manœuvres qu'on faisait à huis-clos avant de les exécuter devant le public. Pour savoir dans quel ordre défilerait la famille, comment le Père ferait son entrée avec son escorte, c'étaient dse préliminaires à n'en plus finir. La forme emportait le fond. Tout ce charlatanisme n'était pas de mon goût. »
(Charles Pellarin, Souvenirs anecdotiques. Médecine, saint-simonisme, chouannerie, 1868, p. 142-143.)
L'HABIT FAIT L'APÔTRE
À Ménilmontant, la communauté des apôtres saint-simoniens se donne en spectacle dans une mise en scène de Prosper Enfantin. Au moment de se retirer de la société, ils prennent l’habit de la nouvelle Église au milieu de la foule des curieux.
« Ce fut le 6 juin 1832 qu’eut lieu la prise d’habit des saint-simoniens à Ménilmontant, dans la propriété d’Enfantin où ils s’étaient retirés. Ce costume se compose d’une redingote bleue sans collet, dont les revers très dégagés laissent apercevoir une tunique blanche bordée d’un ruban ponceau [rouge vif] moiré. Une ceinture de cuir, attachée par une boucle de cuivre, est serrée autour des reins. Enfantin porte sur sa poitrine ces mots brodés en rouge Le Père ; chacun de ses disciples porte son nom brodé aussi en rouge sur le pectoral. » (L’Écho de la fabrique, 2 juin 1833.)
Régnier (Philippe), « Enfantin », s. d., site Internet de la Société des Etudes saint-simoniennes, [En ligne], URL : http://lire.ish-lyon.cnrs.fr/ESS/enfantin.html, consulté en février 2013.
Picon (Antoine), « L'utopie-spectacle d'Enfantin. De la retraite de Ménilmontant au procès et à l'"année de la Mère" », dans Coily (Nathalie) et Régnier (Philippe) [dir.], Le siècle des saint-simoniens, du Nouveau christianisme au canal de Suez, 2006, p. 68-76.