Walden

Une expérience existentielle et poétique légendaire.
Le 4 juillet 1845, l’anticonformiste Henry David Thoreau se retire dans sa cabane de l’étang de Walden pour « n’affronter que les actes essentiels de la vie » et créer une littérature de la nature et de la résistance.

L'étang de Walden près de Concord, Massachusetts, avec Boston au loin · photographie Philip Greenspun, 2008 · © courtesy Philip Greenspun

Henry David Thoreau est né en 1817 à Concord, Massachusetts. Après des études à Harvard College, dont il sort diplômé en 1837, Thoreau revient à Concord pour enseigner. Pendant sa scolarité à Harvard, la petite ville de la campagne des environs de Boston est devenue un centre pour des penseurs originaux de Nouvelle Angleterre, les transcendantalistes. Ils sont attirés par l'écrivain Ralph Waldo Emerson (1803-1882), qui s'installe en 1835 à Concord où sa famille est établie depuis le XVIIIe siècle. Encore élève de Harvard College, Thoreau a lu l'essai qu'Emerson a publié de façon anonyme en 1836, Nature. Le livre, considéré comme le manifeste du transcendantalisme, fait impression sur l'étudiant de Concord. C'est une exhortation à rejeter la tradition et un encouragement à l'autodétermination spirituelle, littéraire ou sociale des individus. Nature décrit un monde entièrement spirituel dans lequel l'homme et son environnement fusionnent.

Emerson se lie d'amitié avec Thoreau en 1837. Il publie en 1840 les premiers textes de son cadet dans la revue transcendantaliste The Dial. De 1841 à 1843, Thoreau vit avec les Emerson dans leur maison à l'écart de la ville. Il fréquente également les personnalités venues auprès d'Emerson à Concord, l'écrivain Nathaniel Hawthorne et sa femme Sophia Peabody après leur séjour à Brook Farm, ou le pédagogue Amos Bronson Alcott, de retour de l'expérience de Fruitlands.

Thoreau abandonne bientôt l'enseignement, exerce différents métiers comme le jardinage, vit grâce à la générosité d'Emerson et passe beaucoup de temps à parcourir la nature : « Celui qui contemple un trait de beauté naturelle ne peut ressentir aucune peine ni déception. Les doctrines de désespoir, de servitude ou de tyrannie spirituelle ou politique, n'ont jamais été enseignées par celui qui partage la sérénité de la nature. [...] Quand je décèle une beauté dans un repli quelconque de la nature, j'en viens à penser, comme sa contemplation exige un esprit calme et dégagé, à l'inexprimable intimité de la vie, à quel point elle est silencieuse et sans ambition » (Thoreau 1842, p. 21-22). Aux yeux de Nathaniel Hawthorne, Thoreau est « un jeune homme en qui il reste beaucoup de la nature sauvage originelle, et qui fait preuve d'un raffinement dont le caractère et les manières lui sont propres. [...] [Il] semble incliné à mener une sorte de vie d'Indien parmi les hommes civilisés, si l'on considère son absence complète de tout effort pour gagner son pain. [...] Il est le familier des bêtes, des poissons, des volatiles et des reptiles, et il a d'étranges histoires à raconter de ses aventures, avec des passages affectueux sur ses frères mortels inférieurs. Les herbes et les fleurs, de même, où qu'elles poussent, dans le jardin ou dans les bois, sont ses amies familières » (Hawthorne, American Notebooks, 1er septembre 1842).

Thoreau mène déjà un genre de vie transcendantale quand il décide de faire un essai radical. Thoreau, comme Emerson, n'a pas le goût de la communauté et n'a pas songé rejoindre Brook Farm ou Fruitlands. La liberté de pensée du transcendantaliste individualiste doit s'affermir dans la solitude. En mars 1845, il emprunte une hache à Alcott et se retire sur une propriété d'Emerson à l'extérieur de Concord, au bord de l'étang de Walden, pour y construire de ses mains une maison. Le 4 juillet 1845, jour de la fête nationale des États-Unis et celui de l'indépendance de Thoreau, le poète s'installe dans sa cabane de Walden. Il y séjourne deux ans, deux mois et deux jours. Des passages de son Journal rédigés sur les rives de Walden Pound, il tirera en 1854 un livre, Walden ou la vie dans les bois, à travers lequel sa robinsonnade est transfigurée en une expérience existentielle et poétique légendaire.

« Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, et non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère. Pas plus que je ne voulais pratiquer la résignation, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondamment, sucer toute la moelle de la vie, vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie, couper un large andain et tondre ras, acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et, si elle se découvrait mesquine, eh bien, alors ! en tirer l’entière, authentique mesquinerie, puis divulguer sa mesquinerie au monde ; ou si elle était sublime, le savoir par expérience, et pouvoir en rendre un compte fidèle dans ma suivante excursion » (Thoreau 1854, p. 98, d'après trad. Louis Fabulet, 1922). Walden est un nouveau manifeste littéraire du transcendantalisme individualiste incarné par la vie de Thoreau (bien que décrite avec liberté par l'auteur) dans une nature plus réelle que celle évoquée par Emerson.

Au printemps 1845, Thoreau construit de ses mains sa maison de Walden Pound, une cabane en planches, charpentée, couverte de bardeaux de rebut, avec une cave creusée dans le sol et un grenier, des parois intérieures plâtrées, une porte, deux fenêtres de récupération, un foyer et une cheminée en vieilles briques ; l'édifice est complété par un appentis extérieur pour le stockage du bois de chauffage. Les dimensions intérieures de la cabane sont de 3 mètres de large sur 4,5 mètres de long. Le coût de la construction, dont Thoreau se plaît à donner le détail, s'élève à 28 dollars et 12 cents et demi. « Mon mobilier, dont je fabriquai moi-même une partie [...], consista en un lit, une table, un pupitre, trois chaises, un miroir de trois pouces de diamètre, une paire de pincettes et une autre de chenets, une bouillotte, une marmite, et une poêle à frire, une cuiller à pot, une jatte à laver, deux couteaux et deux fourchettes, trois assiettes, une tasse, une cuiller, une cruche à huile, une cruche à mélasse, et une lampe bronzée » (Thoreau 1854, p. 71, trad. Louis Fabulet). Ce dénuement a naturellement chez le transcendantaliste une valeur spirituelle : « J’avais trois morceaux de pierre calcaire sur mon bureau, mais je fus épouvanté de m’apercevoir qu’ils demandaient à être époussetés chaque jour, alors que le mobilier de mon esprit était encore tout non épousseté. Écœuré, je les jetai par la fenêtre. Comment, alors, aurais-je eu une maison garnie de meubles ? » (Thoreau 1854, p  40, trad. Louis Fabulet.)

L'observation méticuleuse et émerveillée de la nature occupe une partie importante du séjour à Walden. Dans un même mouvement, l'expérience naturaliste et l'exploration poétique de l'étang forment une critique sociale et environnementale de la société industrielle, et décrivent la simplicité idéale de la vie de l'homme revenu à lui-même à travers le milieu naturel. La retraite de Thoreau est à la fois contemplative et active. Il s'ingénie à bâtir une économie de subsistance à Walden. Il pêche dans l'étang, cultive dans la terre sablonneuse des haricots, des pommes de terre, du maïs, des pois et des navets. Il vend son excédent de haricots et exerce de temps à autre quelques métiers, comme menuisier, jardinier ou arpenteur. Il estime ainsi « que si l’on vivait simplement et ne mangeait que ce que l’on ait fait pousser, qu'on ne faisait pousser pas plus que l’on ne mange, et qu'on ne l’échangeait contre une quantité insuffisante de choses plus luxueuses autant que plus coûteuses, on n’aurait besoin que de cultiver quelques verges de terre ; que ce serait meilleur marché de les bêcher que de se servir de bœufs pour les labourer, de choisir de temps à autre un nouvel endroit que de fumer l’ancien, et qu’on pourrait faire tout le travail nécessaire de sa ferme, comme qui dirait de la main gauche à ses moments perdus en été ; que de la sorte on ne serait pas lié à un bœuf, à un cheval, à une vache, ou à un cochon, comme à présent. Je tiens à m’expliquer sur ce point avec impartialité, et comme quelqu’un qui n’est pas intéressé dans le succès ou l’insuccès de la présente ordonnance économique et sociale. J’étais plus indépendant que nul fermier de Concord, car je n’étais enchaîné à maison ni ferme, et pouvais suivre à tout moment la courbe de mon esprit, lequel en est un fort tortueux » (Thoreau 1854, p. 61, d'après trad. Louis Fabulet).

La solitude de Walden est transitoire et relative ; elle est le moyen d'une reformation individuelle de l'écrivain au vu et au su de ses concitoyens. Thoreau reçoit des visites d'amis et de curieux (« J’avais trois chaises dans ma maison : une pour la solitude, deux pour l’amitié, trois pour la société » (Thoreau 1854, p. 152)) ; il se rend quotidiennement à Concord. Pendant deux ans et deux mois, il passe cependant toutes ses nuits au bord de l'étang. Sauf l'une d'entre elles. Le 23 ou 24 juillet 1846, il est, comme son ami Alcott trois ans plus tôt, arrêté et placé dans la prison de Concord après avoir refusé de payer l'impôt, manifestation d'indépendance et démonstration de résistance ou de désobéissance civile vis-à-vis des actions injustes du gouvernement. Thoreau tirera profit de cet événement dans un ouvrage publié en 1849 et devenu très influent au XXs., Resistance to Civil Government.

Walden; or, Life in the Woods obtient un succès limité à sa parution, mais son audience va croître de façon considérable au XXe siècle. Gandhi lit Walden à Johannesbourg en 1906 ; le livre est une référence de la contre-culture américaine des années 1960-1970, puis des environnementalistes, et finalement de la culture américaine tout court. Walden Pound est devenu après la mort de Thoreau un lieu de pèlerinage pour les admirateurs de Walden et de son auteur. La cabane disparaît au XIXe siècle mais son emplacement approximatif est signalé par les pèlerins par un monticule de pierres commencé par Amos Bronson Alcott en 1872. Trois des meubles utilisés par Thoreau dans sa maison de Walden – le lit, le bureau et la chaise à bascule – sont conservés au Concord Museum. Walden Pound, qui reçoit 750 000 visiteurs par an a été inscrit en 1965 sur la liste des sites historiques et littéraires des États-Unis. Une reconstitution de la cabane a été édifiée en 1985 (pour un coût de 7 000 $ !) sur une autre rive de l'étang que celle occupée par Henry David Thoreau.

Témoignages

ARPENTER SA NATURE

Chaîne d’arpentage de 100 pieds
Acier · Chesterman à Sheffield, Angleterre, début du XXe siècle


L’écrivain anticonformiste Henry David Thoreau est un géomètre autodidacte et paradoxal. Ses études de mathématiques à Harvard, un certain talent pour apprécier les distances, sa passion de la nature, enfin, lui suggèrent d’ajouter l’arpentage aux différentes professions manuelles qu’il exerce pour subsister. Tout en déplorant la transformation de l’espace sauvage américain, il participe au bornage du territoire pour le compte de propriétaires qui contribuent au déboisement des forêts du Massachusetts.
Thoreau fait ses débuts topographiques pendant l’hiver 1845-1846, au cours de son expérience existentielle et poétique dans la solitude des bois de Concord. Il sonde et mesure de sa chaîne d’ingénieur le mystérieux étang de Walden, miroir du monde extérieur et intérieur du naturaliste-arpenteur : « C’est l’œil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature. » (H. D. Thoreau, Walden; or, Life in the Woods, 1854, p. 202, trad. Louis Fabulet.)


Walden Pond
Relevé de Henry David Thoreau, 1846 · © Concord Free Public Library



Sources et références

Thoreau (Henry David), « Natural History of Massachusetts », The Dial, juillet 1842, p. 19-40, [En ligne], URL : http://www.walden.org/documents/file/Library/About%20Thoreau/D/Dial/NaturalHistoryMassachusetts.pdf, consulté en mars 2013.

Thoreau (Henry David), Walden; or, Life in the Woods, 1854.

The Writings of Henry David Thoreau. Journal, I, 1837-1846, 1906.

The Thoreau Reader, [En ligne], URL : http://thoreau.eserver.org/, consulté en mars 2013.



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