Totley Colony

La ferme et le musée.
Pour le critique anglais John Ruskin, les prolétaires comme les artistes doivent retrouver au contact de la nature les valeurs spirituelles effacées par la société urbaine et industrielle. Près de Sheffield en 1876, la coopération et le travail manuel remplacent les machines.

La ferme de la guilde de Saint-Georges à Totley · photographie anonyme, 1890 / 1895 · © Museums Sheffield

Artiste et critique d'art élitiste, ouvertement antidémocrate, John Ruskin n’a jamais été socialiste, mais se donne pour mission d’effacer les maux de la société industrielle et d’apporter le meilleur de l’art, de la science et des civilisations passées aux travailleurs. À travers ses Fors Clavigera, lettres adressées aux travailleurs dans les années 1870, il devient une des figures de proue du mouvement pour l’amélioration de la condition des classes laborieuses. Il entreprend à ses frais des expérimentations d'une société idéale, d’innombrables Ruskin Halls et autres projets éponymes voient le jour. Totley colony, fondée en 1876 à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Sheffield, est sa tentative la plus persistante pour faire de « petites parts du sol britannique des endroits beaux, paisibles et fertiles » (Hardy 1979, p. 105). Cette ferme de 5 hectares, aussi connue sous le nom d’Abbeyfield ou de Mickley Estate est acquise par la St George’s Guild ou Guilde de Saint-Georges, société fondée par Ruskin en 1871 en vue de créer un réseau quasi religieux de villages agricoles et artisanaux sur des terres améliorées ou régénérées, cultivées sans aucune machine moderne. Ruskin avait été particulièrement séduit par l'artisanat traditionnel des métaux de Sheffield : il fonde dès 1875 en bordure de la ville un musée destiné à recevoir ses collections et ses œuvres personnelles. Il engage comme conservateur un de ses anciens élèves au Working men College de Londres, Henri Swan, quaker enthousiaste qui s’intéresse de près aux questions sociales. Ruskin revient à Sheffield en avril 1876 pour rencontrer un groupe d’amis de Swan, venus d'horizons spirituels divers – sécularistes, unitariens ou quakers – et qui ambitionnent de créer une colonie communiste.

Alors qu’ils refusent de rejoindre la guilde, de lui faire obédience, ou même de l’aider dans ses projets, Ruskin, lui, est tout disposé à les aider à faire avancer les leurs. Pour donner une terre à ses nouveaux amis, il choisit donc le domaine de Totley, acquis pour 2 287 £ en 1876 et placé sous le contrôle direct de la guilde. Il y a des protestations parmi les administrateurs de la société, qui sont frileux alors que Ruskin insiste pour que l’achat se poursuive. Les futurs colons acceptent de rembourser l'argent par échéances, sans intérêts, dans les sept ans, après quoi la ferme leur appartiendra. Un schéma établi par les membres fixe le but de la colonie : restaurer les valeurs perdues à travers le retour à une économie basée sur l’agriculture et l’artisanat. On projette également la création d'une école. Les premiers colons sont environ une douzaine. Ce sont des socialistes de Sheffield, ils sont bottiers, travailleurs du fer ou opticiens. À la campagne, ils partagent leurs journées entre l'artisanat et les travaux agricoles communautaires, et mettent en commun leurs productions. Pour Ruskin, ces prolétaires de Sheffield qui s’engagent dans un travail utile sur la ferme, sont des « Life Guards of a New Life » (Ravetz 2001, p. 47).

En dehors de son soutien financier pour l'achat de la terre et du matériel agricole, Ruskin n’intervient pas dans la vie de la communauté. Toutefois, comme chaque village de la guilde, Totley verse une dîme (3 % des revenus de la ferme) à un fonds national dédié à l’achat de nouvelles terres et au financement de projets de la guilde, comme des bibliothèques de prêt et l’achat de classiques de la littérature pour les membres.

Ruskin essuie rapidement des critiques sur l'incapacité des colons à assurer les tâches courantes. Lorsqu’ils prennent réellement en main la ferme, les « sauveteurs de la vie nouvelle » se rendent compte qu’ils ne connaissent rien en agriculture. Plus grave, la terre s’avère trop pauvre pour une activité de culture, conséquence, dit-on, des négligences des propriétaires antérieurs. Ils engagent donc un homme pour cultiver la ferme à leur place, puis bientôt un autre. Mais le capital vient vite à manquer. Ils essayent de gagner de l’argent en tenant un « tea garden », un salon de thé.

Ruskin réalise que les membres ne font aucun effort pour mettre en application le communisme dont ils avaient le projet. Ni leurs plans ni les siens ne sont exécutés, malgré son exhortation aux colons – « faites donc le meilleur de ce dont vous êtes capables pour tous les hommes » (Ravetz 2001, p. 47) –, destinée à les convaincre qu’ils forment une confrérie, dans l’esprit d’une communauté de moines rassemblés pour le service missionnaire.

Ces beaux idéaux sont balayés par les mauvais résultats sur le terrain. Les tentatives pourtant précoces de faire pousser des fruits et des légumes pour le marché de Sheffield sont des naufrages. Ruskin lui-même se plaint du manque chronique d’argent et des maigres récoltes. Il invoque à la fois son mauvais choix pour la terre, l’inexpérience des colons et un climat hostile. Il y a aussi des désaccords sur l’organisation après que le colon William Riley, qui nourrit un fort ressentiment envers les autres membres, s'est autoproclamé maître du projet. La communauté survit grâce à l’influence de la grande figure de la réforme sociale à Sheffield, le poète Edward Carpenter (1844-1929) ; sous le leadership du socialiste John Furniss, elle tente de s’orienter vers des principes plus coopératifs.

Au milieu des années 1880, face à la constante dégradation de la situation financière, Ruskin dépèche son chef jardinier personnel pour gérer les terres et annonce de nouveaux objectifs. Au lieu de simplement cultiver des fruits et des légumes pour le marché local, il pense que Totley, rebaptisée Mickley Botanical Gardens, doit devenir un verger modèle pour faire la démonstration des meilleures méthodes de culture des arbres fruitiers dans le climat du nord de l’Angleterre, avec des serres et des jardins botaniques pour accueillir régulièrement des expositions de plantes. C’est la fin de la colonie sous sa forme communautaire. Il s’agit alors de conserver l’estime de la Guild of St George et de préserver ses investissements. Mais la culture des fruits dans la région de Sheffield n’a jamais donné grand-chose, la reconversion n’est pas concluante. La colonie subsiste jusqu’à la fin des années 1880 ; la ferme, rebaptisée St George Farm, est ensuite confiée en métayage à la famille d'un des fondateurs, George Pearson, avant d’être revendue dans les années 1930.

Témoignages

DES PIERRES DE VENISE AU MÉTAL DE SHEFFIELD

Porte toasts ogival
Métal argenté · Angleterre, Atkin Brothers à Sheffield, vers 1900


John Ruskin découvre dans l’architecture gothique de La Sérénissime (Les Pierres de Venise, 1853) que la production de la beauté et le bonheur du travailleur sont indissociables. À Sheffield, une abomination industrielle déshumanisante, mais dont il connaît la qualité de l’artisanat traditionnel du métal, Ruskin commence par fonder un musée dont les collections représentent Venise aux ouvriers de la Guilde de Saint-Georges, avant de les encourager à mener une vie indépendante au sein d’une communauté rurale à Totley.


Arcs de maçonnerie, planche pour Les Pierres de Venise
John Ruskin, vers 1851 · Ruskin Foundation (Ruskin Library, University of Lancaster, U.K.)



Sources et références

Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 105-108.

Ravetz (Alison), Council Housing and Culture, the History of a Social Experiment, 2001, p. 46-47.

La Sizeranne (Robert de), Ruskin et la religion de la beauté, 1899, p. 29.

Collingwood (W. G.), The Life and Work of John Ruskin,1893, p. 160.



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