Himmelhof

Humanité antique peinte d'après nature.
En 1897, sous le pinceau du peintre prophète Diefenbach, la première famille de l’Humanité s’élève, nue et en toge, sur une colline au-dessus de Vienne.

Premier panneau de la suite Per aspera ad astra · peinture de Karl Wilhelm Diefenbach avec la collaboration de Hugo

La communauté d’Himmelhof est fondée en 1897 à Vienne par le peintre allemand Karl Wilhelm Diefenbach. Cette communauté rurale, végétarienne et naturiste, est l’un des modèles de la colonie réformatrice suisse de Monte Verità. Inspirée par le mouvement Lebensreform, la colonie de Diefenbach est, comme le sera l’expérimentation helvétique, une colonie artistique sur une colline, où l’air pur doit favoriser la régénération du corps et de l’esprit. Elle se situe dans le district viennois d’Ober Sankt Veit au sud du quartier d’Hietzing, sur les pentes du Hagenberg. Elle élit domicile sur le domaine nommé Himmelhof ou « Am Himmel » (Au ciel), ancienne ferme laitière, villégiature d’été et café d’altitude créé par la famille Jauner, artistes et directeurs de théâtre à Vienne. Par temps clair on aperçoit depuis ce site privilégié toute la ville de Vienne, jusqu’à Bratislava. La communauté aussi appelée Humanitas ou Humanitas Familie, se définit en quelque sorte comme la première famille d’une humanité nouvelle. Elle se veut être la colonie du « rien faire, donc de la vraie vie ».

Peintre excentrique du Jugendstil et du symbolisme, Karl Wilhelm Diefenbach se convertit à un nouveau modèle de vie saine après avoir lui-même fait l’expérience de la maladie : il a été gravement atteint de fièvre typhoïde. Il renonce à la consommation de tabac, d’alcool et de viande. Il s’engage aussi dans la promotion de relations d’amour libre. Né dans un milieu catholique modéré, il rompt en 1881 avec l’Église catholique, « une institution de Satan » selon lui. L’année suivante, il se marie avec Magdalena Atzinger, avec qui il a déjà eu un fils : ils en auront deux autres. Délaissant son épouse pendant leur nuit de noces, il gravit à pied le Hohenpeißenberg en Haute Bavière et connaît une révélation spirituelle en contemplant le lever du soleil du sommet de la montagne. Cette expérience lui inspire l’ode Sonnen-Aufgang (le lever du soleil), une sorte de credo littéraire de la religion naturelle dans lequel il appelle l’homme à se connaître lui-même : « Dieu est en toi, Humanité, reconnais ta mère, la Nature ! »

C’est à ce moment qu’il s’engage à mettre en pratique une vraie réforme sociale, un socialisme religieux fondé sur l’harmonie avec la nature. Ses idéaux incluent la vie au grand air, un rejet de la monogamie, un régime végétarien. Il se détourne définitivement de toute religion traditionnelle, tout en étant disciple de la théosophie. Comme les autres disciples du mouvement Lebensreform, il pratique la Freikörperkultur (FKK), la culture du corps libre. Avec ses cheveux longs, ses sandales et son manteau à capuche, il « prêche » dans les milieux bohèmes de Munich, et donne des conférences très controversées sur les moyens de vivre en harmonie avec la nature. Dans sa vie et son art, il s'identifie à la figure du Christ. Très vite, ses détracteurs le tournent en dérision en le surnommant « Kohlrabi-Apostel », « l’apôtre du chou-rave ».

Diefenbach débute une première expérimentation concrète en 1885, déjà nommée Humanitas, à l’écart du monde, dans la carrière abandonnée de Höllriegelskreuth près de Munich, après que la police a interdit les réunions qu’il organisait dans la capitale bavaroise. Là, il compte parmi ses plus proches compagnons le peintre Jugendstil Hugo Höppener, alias Fidus. Mais cette communauté, présentée comme le premier « essai naturiste » d’Allemagne, est rapidement vue comme une menace pour l’ordre public : des membres sont emprisonnés pour attentat à la pudeur au motif de prendre des bains de soleil nus. Diefenbach défend énergiquement son modèle naturiste mais la situation financière catastrophique de la communauté entraîne sa dissolution.

En Allemagne, Diefenbach a trop attiré l'attention par ses excentricités, il est de plus accusé de négliger ses enfants. Il émigre donc en Autiche à Vienne, foyer artistique très dynamique à la fin du XIXe siècle, après avoir accepté une invitation de l’Österreichischer Kunstverein, une association d’artistes autrichiens, qui lui demande de produire des « peintures sensationnelles » pour une exposition à Vienne. Les onze panneaux monumentaux que le peintre exécute, même s’ils n’ont pas la tonalité érotico-voyeuriste que les organisateurs espéraient, attirent tout de même en 1892 quelque 78 000 visiteurs en cinq mois. À la suite de cette manifestation, Diefenbach aura comme élèves des artistes de premier plan parmi lesquels František Kupka (1871-1957). Mais il est en difficulté car les membres du conseil du Kunstverein ont détourné les recettes de son exposition. Et même si dix peintures sur onze sont vendues aux enchères, Diefenbach se retrouve complètement démuni et doit se signaler aux autorités comme sans abri et sans ressources.

Après un périple à travers les Alpes et une brève fuite en Égypte, il décide de revenir à Vienne en 1896 et trouve l’occasion de former une nouvelle Humanitas à Himmelhof en 1897. Il compte alors parmi ses disciples le poète-prophète anarchiste Gustav Gräser, plus tard membre fondateur de Monte Verità, qui fait plusieurs séjours dans la communauté.

Les membres sont d’horizons variés : ce sont des artistes excentriques ou des prolétaires partageant les vues du maître. À l’apogée de la communauté, ils sont au nombre de vingt-quatre. Dans cet « atelier pour la religion, l’art et la science », dont Diefenbach définit l'organisation, ils travaillent en commun dans et avec la nature : ils pratiquent leur art et la culture des légumes, la propriété est collective, ils habitent tous la vaste demeure à deux étages de l’ancienne métairie. Adultes et enfants profitent de deux heures par jour pour étudier l’orthographe ou pratiquer le dessin et la musique. Fidus, le disciple de la première heure, prend part à l’aventure. Comme ce dernier, les autres membres renoncent à leur nom de baptême pour adopter les noms réformés à l'antique de l’Humanitas-Familie : Lucidus, Jukunda, Leta, Hilaris ou Simplicius. Diefenbach nomme sa fille Stella et son fils Hélios en hommage aux astres. Les membres respectent un régime alimentaire strict, rejettent le tabac, l’alcool, le café, la viande. Leur végétarisme est combiné au culte du corps et de la jeunesse, à la pratique des bains de soleil nus, mais aussi au port de vêtements réformés, des toges libérant le corps des contraintes physiques exercées par le costume bourgeois. Diefenbach crée ainsi dès cette époque une synthèse des différents courants végétariens. En accord avec les principes de la naturopathie, ce mode de vie doit permettre de soigner toutes les affections du corps et de l’esprit, et ainsi atteindre par la santé recouvrée l’état de « Gottmensch » (Homme-Dieu).

La vie artistique est riche dans la communauté, comme en témoigne la production de Diefenbach à cette époque : c’est à Himmelhof qu’il réalise avec Fidus son œuvre majeure : la grande frise monumentale en trente-quatre panneaux Per aspera ad astra (« Par des sentiers ardus jusqu'aux étoiles »). Après son manifeste littéraire Sonnen-Aufgang, il compose ainsi son manifeste peint : ces œuvres symbolistes lui permettent de diffuser ses idées. Elles sont exposées pour la première fois au public en 1898. Diefenbach fonde également à Himmelhof dès 1897 une revue simplement intitulée Humanitas, et devient à Vienne une figure-clé parmi les précurseurs des mouvements réformateurs autrichiens à l'instar de l’écrivain marginal Peter Altenberg, proche du peintre Gustav Klimt, ou de Florian Berndl, le fondateur du Gänsehäufel, l’institution des bains publics de Vienne.

À travers ses attaques violentes contre l’Église et son rejet de la notion de Dieu-rédempteur, Diefenbach partage les idées d'un influent contemporain, Friedrich Nietzsche. La vie saine comme moyen de devenir un « Gottmensch » chez Diefenbach est comparable à l’état de « grande santé » par lequel naît « l’homme nouveau » chez Nietzsche.

Dans ces dernières années du XIXe siècle, les arguments en faveur du végétarisme sont de plus en plus fondés sur des considérations éthiques, mettant en avant le respect de chaque être vivant. En même temps, le végétarisme tend à viser un état de coexistence pacifique pour toute l’humanité, et pas seulement entre l’homme et les animaux : le végétarisme doit aussi prévenir la guerre. Depuis Himmelhof, Diefenbach est en contact permanent avec les pionniers de ces théories pacifistes : Magnus Schwantje, qui fonde le « Bund für radikale Ethik » (société pour une éthique radicale), Eduard Baltzer, leader du « Deutscher Verein für natürliche Lebensweise » (L’Union allemande pour un mode de vie naturel), ou encore la militante pacifiste Bertha von Suttner.

Malgré la renommée d’Himmelhof en tant que foyer intellectuel et artistique, l’existence de la colonie est menacée par des attaques extérieures : le mode de vie provocateur des membres suscite une série d'articles diffamatoires à l'encontre de Diefenbach. Sous le titre « Maître du rien faire et de la vraie vie », le quotidien catholique Neuigkeits-Weltblatt fustige en 1898 les « activités immorales de cette compagnie de parasites et de fous d’Himmelhof », « qui constituent un danger public et abusent de la nature charitable des Viennois en persévérant dans le saugrenu, le charlatanisme », « dans une vie d'oisiveté honteuse » (Der Prophet, die Welt des Karl Wilhelm Diefenbach, 2011).

Les dissensions internes affaiblissent aussi la communauté : les controverses se multiplient au sujet de sa gestion autocratique. Diefenbach fait en effet régner sur sa petite société d’artistes aux pieds nus une discipline de fer : les membres doivent se soumettre sans réserve à ses plans d’organisation du travail quotidien. Chacun a l’obligation de remettre quotidiennement au « maître » un rapport sur ses activités du jour.

Les conflits au sein du groupe deviennent permanents au cours de l’année 1898, et les membres abandonnent un à un la communauté, ce qui la conduit à de graves difficultés financières. En 1899, les autorités dispersent le groupe restant, Diefenbach quitte l’Autriche pour Trieste puis Le Caire, avant de se retirer définitivement en Italie à Capri où un musée lui est consacré. À Himmelhof, la maison commune, transformée en restaurant, en sanatorium puis en hôpital militaire a été détruite en 1960.

Témoignages

PEINDRE SA VIE

Boîte de peintre
Bois, métal, céramique · début du XXe siècle


Dans l’atelier de la vie sur la colline de Himmelhof, le peintre Karl Wilhelm Diefenbach habille ses modèles de simples toges, leur fait respirer de l’air pur et les nourrit de végétaux, il les baptise de surnoms antiques et leur demande de poser en héros poétiques.


Atelier en plein air à Himmelhof sous la direction de K. W. Diefenbach
Photographie anonyme, vers 1898 · Archiv der Spaun-Stiftung Seewalchen



Sources et références

Stranz (Sebastian), Lebensreform Heute, 2009.

Brunner (Karl), Schneider (Petra), Umwelt Stadt: Geschichte des Natur- und Lebensraumes Wien, 2005, p. 539.

Menzler-Trott (Eckart), Plato (Jan Von), Gentzens Problem: Mathematische Logik Im Nationalsozialistischen Deutschland, 2001.

Vogler (Wilhelmine), Vogler (Marie), Die Schicksalsschwestern: Mina und Marie, [En ligne], URL : http://www.gusto-graeser.info/Diefenbach/MinaUndMarie.html, consulté en mars 2013.

Der Prophet die Welt des Karl Wilhelm Diefenbach, communiqué de presse de l'exposition du Wien Museum, [En ligne] URL : http://www.wienmuseum.at/fileadmin/user_upload/Presse/Wilhelm_Diefenbach/Presseinformation_The_World_of_Karl_Wilhelm_Diefenbach.pdf, consulté en mars 2013.