Familistère de Guise

 BANCS D'UTOPIE / WE SIT TOGETHER / FRANCIS CAPE 

Palais des travailleurs.
« Le Familistère, soyez-en convaincu, n’a pas d’autre but que de constituer le plus tôt qu’il sera possible le plus vaste champ d’association coopérative qui aura été inauguré dans le monde. » (Godin à Édouard Raoux, 16 mars 1866.)

Vue du Familistère prise du château des ducs de Guise · photographie anonyme, 1865 · collection Familistère de Guise

Le Familistère naît des ruines de Réunion (Texas), une entreprise malheureuse de démonstration de la validité du fouriérisme conduite en 1856 par le polytechnicien Victor Considerant. Pilier de l’école sociétaire en France après 1848, Godin a été gérant et créditeur de la Société de colonisation du Texas, dont il constate l’échec en 1857. C’est un patron atypique du Second Empire : ancien ouvrier, socialiste, phalanstérien enthousiaste, brillant capitaine d’industrie (créateur des fameux poêles), fouriériste réalisateur, bâtisseur, auteur parfaitement autodidacte.
« Fort » de l’échec de l’épisode américain, qui engloutit une partie de sa fortune, Godin ne renonce pas à l’expérimentation mais aux modalités « utopiques » de l’application du socialisme par les partisans de Fourier, ou ceux de Robert Owen et d’Étienne Cabet dont il connaît précisément les tentatives au Nouveau Monde : « Il me suffira de dire qu’en perdant alors les illusions qui avaient motivé ma confiance, je fis un retour sur moi-même, et pris la ferme résolution de ne plus attendre de personne le soin d’appliquer les essais de réformes sociales que je pourrais accomplir par moi-même » (Godin 1871, p. 160). Godin entreprend son essai à partir d’une base économique solide, une industrie déjà florissante. Les participants se recrutent parmi les familles des salariés de l’usine, et non parmi les partisans ou les sympathisants socialistes. C’est dans les conditions ordinaires de la société capitaliste qu’il veut donner l’exemple d’une alternative possible, et non dans les circonstances – géographiques, économiques, sociologiques ou idéologiques – en général singulières des communes utopistes. Dans cette perspective, le pragmatisme de Godin apparaît inspiré et peu conservateur, sa position de chef d’entreprise ne réduit pas son action à une philanthropie, et la progressivité de l’expérience de Guise, ses réussites comme ses échecs, traduisent un idéal réformateur élevé. Certes, l’initiative de la coopération familistérienne est patronale, mais Godin justifie le volontarisme du capital par le contexte de l’expérimentation, cette « phase de dégrossissement social » (lettre à Édouard Raoux, 29 décembre 1865) dans laquelle se trouve encore le travail.

À partir de 1859, avec les seules ressources des bénéfices de la manufacture d’appareils de chauffage et de cuisson implantée à Guise en 1846, et sans recourir à un architecte, Godin édifie un vaste complexe d’habitation collective qui revisite de façon tout à fait originale le phalanstère imaginé par Charles Fourier. Les trois pavillons d'habitation de trois étages construits successivement de 1859 à 1880, reliés entre eux par un angle, sont formés autour de cours vitrées, vastes espaces collectifs et théâtres des cérémonies familistériennes. Des coursives ou « balcons » desservent les appartements des étages. L’ensemble monumental comprend près de 500 logements et des services collectifs étendus : théâtre, écoles, crèche, magasins, pharmacie, restaurant, buanderie et piscine, jardins. Une succursale de l’usine et un ensemble d’habitation sont aussi édifiés à Bruxelles (Familistère de Laeken). Comme personne avant lui, l’industriel donne une réalité à la puissante idée de Fourier : l’architecture sociale ou unitaire de l’habitation est le préalable de la réforme sociale ; en favorisant la réunion des individus et des classes, elle constitue un milieu propice à l’épanouissement de nouvelles relations sociales. Le Familistère ou Palais social offre à ses habitants (1748 en 1889) non la richesse elle-même mais ses « équivalents » : confort, hygiène, santé, éducation, agrément. Godin tire la leçon des essais de socialisme pratique européens et américains : la médiocrité des conditions d’existence met rapidement à l’épreuve les beaux principes de solidarité. Toutes les dispositions de l'habitation sont soigneusement élaborées par Godin lui-même. Avec sa compagne Marie Moret, il donne un développement tout à fait remarquable aux services d'éducation. Le Familistère suscite une grande curiosité dans les milieux réformateurs, notamment chez les coopérateurs Britanniques qui lui rendent de fréquentes visites ou chez les socialistes Américains dont certains, comme Laurence Gronlund en 1885, séjournent au Palais social. Le Familistère sert de modèle ou de référence pour les fondateurs de Puget Sound Colony (États-Unis, 1886) ou ceux de Topolobampo (Mexique, 1887). Si les fouriéristes français observent longtemps avec circonspection l'œuvre de l'autodidacte Godin qui passe la doctrine du maître au crible de sa critique, ils reconnaissent à la fin du XIXe siècle que le Palais social est la réalisation la plus aboutie du phalanstère de Fourier.

En industrie comme dans les questions domestiques, la méthode de Godin est expérimentale : mesure des besoins, collecte des données, élaboration d’un modèle ou prototype, tests et adaptations, rejet de l’innovation ou production en série, et mise sur le « marché ». Il en va ainsi des bancs d’école, du berceau hygiénique ou du biberon à potage. L’organisation du milieu matériel, si remarquable à Guise, est le préambule de l’expérimentation. Godin ne laisse pas de doute sur ses objectifs : « Le Familistère, soyez-en convaincu, n’a pas d’autre but que de constituer le plus tôt qu’il sera possible le plus vaste champ d’association coopérative qui aura été inauguré dans le monde. Il n’est qu’un ensemble de dispositions matérielles prises pour atteindre ce résultat en y préparant les esprits et les faits » (lettre à Édouard Raoux, 16 mars 1866). Il considère d’ailleurs que la richesse qui permet l’édification du Familistère est le produit d’une coopération industrielle de fait entre le travail et le capital : il est une première forme de redistribution des richesses au travail et non l’œuvre généreuse d’un philanthrope. Dès les débuts du Familistère, Godin organise une série d’expériences sur la participation des travailleurs et des habitants à la conduite des affaires industrielles et sociales. Le conseil des hommes et le conseil des femmes du Familistère, créés en 1860, sont des ateliers d’apprentissage de la décision collective. En 1867 débutent les essais (complexes et inaboutis) d’élection des travailleurs méritants ou talentueux par les travailleurs eux-mêmes. En 1870, l’administration du Familistère et de son usine est confiée à une commission, avec laquelle Godin fait une première tentative d’autogestion – surveillée par lui et finalement assez décevante. Il lance en 1877 une grande consultation pour la formation par les travailleurs de groupes d’études dans les différentes branches d’activité de l’usine et du Palais social. Les attentes de Godin sont déçues là encore. Malgré la réussite du versant domestique de l’expérimentation, le Familistère peine à sortir de la « phase de dégrossissement social ». Les multiples conférences que le fondateur donne à une assistance plus ou moins fournie de travailleurs et d’habitants montrent comment l’expérimentation est conduite d’autorité sans être imposée.

En fin de compte, Godin juge qu’il doit forcer le cours des choses pour instaurer un régime de coopération intégrale. Il élabore seul la constitution qui régit le Familistère de 1880 jusqu'en 1968, et institue en quelque sorte la solidarité du capital et du travail et celle des individus entre eux. Les statuts de l’Association coopérative du capital et du travail, à laquelle les travailleurs adhèrent librement, fixent les règles d’une économie sociale dont Godin est le pionnier : répartition des richesses entre le travail (prééminent), le capital et le talent, appropriation collective du capital social par les travailleurs associés, démocratie industrielle et sociale, assurances mutuelles, frais d’éducation inclus dans les charges sociales de la société, etc. Le Familistère est la fabrique d’une utopie toujours à accomplir (l’histoire postérieure du Familistère le montrera) : le capital au service du travail, le patron associé aux travailleurs, la solidarité des classes sociales, l'émancipation collective et individuelle. Des catégories sociales sont créées au sein de l'association : participants, auxiliaires, sociétaires et associés. Les droits et des devoirs de ces derniers sont les importants. Pour prétendre à devenir associés, les travailleurs doivent savoir lire et écrire, habiter au Palais social (les travailleurs de l'usine n'ont pas l'obligation d'y résider) depuis cinq ans et travailler pour l'association depuis cinq ans. Ils bénéficient d'une participation plus conséquente aux bénéfices et d'une garantie d'emploi, et jouissent des services domestiques, sociaux et éducatifs du Palais. Ils constituent une assemblée générale puissante chargée d'élire les nouveaux associés ou les administrateurs-gérants qui succèderont à Godin. Au nombre de 102 en 1888 (pour 1 691 membres) et de 344 en 1900 (pour 1 914 membres), ils représentent l'élite de l'association. Malgré l'égalité des sexes inscrite dans les statuts de la société du Familistère, rares sont les femmes élues en qualité d'associées.

Le fondateur du Familistère meurt soudainement en janvier 1888. Les statuts de l'Association coopérative du capital et du travail offrent à ses successeurs élus le cadre de leur action en tant que chefs d'industrie et de communauté. En 1893, par le jeu de leur épargne et du legs de Godin à l'association, les travailleurs sont devenus intégralement propriétaires de l'usine et du Palais social. Le Familistère prospère jusqu'au milieu du XXe siècle en surmontant la catastrophe de la première guerre mondiale. Mais il est évident que l'association perd le dynamisme que lui insufflait Godin. L'opposition entre auxiliaires et associés crée un conflit de classes entre « exploités » et « privilégiés » au sein même de l'association, qui se manifeste publiquement à l'occasion de la première grève officielle de l'histoire du Familistère en 1929. Après la seconde guerre mondiale et avec l'ouverture du marché commun européen en 1957, la société du Familistère est empêtrée dans des difficultés économiques et industrielles sévères. En 1968, l'association cède la place à une nouvelle société anonyme de type capitaliste formée par le fabricant de poteries alimentaires Le Creuset pour la reprise de l'usine de Guise. Godin SA exploite le site industriel mais vend le Palais social « à la découpe » à des propriétaires privées et ses annexes à la ville de Guise. La fonderie est reprise en 1987 par le groupe Cheminées Philippe qui relance la marque. Le Palais social, qui reste habité, se dégrade de manière importante, mais en 2000, le Département de l'Aisne lance un grand programme public de valorisation du Familistère, qui redevient un ensemble unitaire consacré à l'habitation et à de multiples pratiques sociales, culturelles et touristiques.

Témoignages

A. Lesage, journaliste du Temps, assiste à la Fête de l'enfance dans le pavillon central du Familistère en septembre 1866 :

C’est qu’en effet, nos yeux ne sont pas habitués à pareil spectacle. [...] Cette cour avait été ornée, pour la circonstance, avec une simplicité de bon goût par les habitants du Familistère. Tous, femmes et enfants, s’étaient quelques jours d’avance mis spontanément à la besogne ; et ce travail, accompli dans les heures libres du soir, ne laissait rien à désirer. Cinq guirlandes de feuillage, longues de 20 mètres, et agrémentées de bouquets, reliaient les balcons du troisième étage. Une autre guirlande, en paniers de couleurs contrastées, courait sous le premier balcon, encadrant dans ses méandres des dessins industriels servant de modèles aux enfants, et des écussons sur lesquels on lisait des aphorismes comme ceux-ci : « Que la méchanceté humaine ne vous arrête pas dans la pratique du bien », « La richesse est un présent du travail fait pour le bonheur de tous », « L’habitation est un des premiers éléments nécessaires au bonheur de l’homme », « Le travail est la part de l’homme dans le progrès de la vie sur terre ». Au milieu de cette vaste salle, et adossés à un de ses côtés longs, s’étageaient des gradins, au-dessus desquels s’étalaient une mappemonde gigantesque, et deux transparents latéraux portant ces inscriptions : « Le Familistère a pour tout règlement le respect de la liberté de chacun », « Le Familistère donne l’éducation, le travail et assure le bien-être à ses enfants ». En face de ces gradins, occupés par quatre-vingts bambins dont les yeux rayonnaient de joie, s’élevait une estrade sur laquelle étaient assis MM. Godin père et fils, et les vingt personnes des deux sexes composant les conseils, élus au scrutin secret par les habitants du Familistère, qui, tous, sont électeurs et éligibles dès l’âge de quinze ans. Au bas de l’estrade avaient pris place les deux cents enfants qui fréquentent les écoles de ce palais des familles, et dont on va récompenser les mérites. À deux heures de l’après-midi le signal de la cérémonie nous fut donné par quarante musiciens, employés ou ouvriers de l’usine, naguère piliers d’estaminets, ne connaissant que la symphonie des choppes, mais qui partagent aujourd’hui leurs loisirs entre les études sérieuses et les arts d’agrément. Malgré la pluie torrentielle qui inondait les rues, et dont la toiture vitrée de la cour nous abritait, douze cents paysans, parents ou amis des Familistériens, étaient venus dans leurs habits des dimanches, des villages voisins pour prendre part à la fête, et ce nombre joint aux huit cents habitants de la cité, aurait consolé M. Godin de l’absence de l’administration locale, et de celle des Guisains en général, s’il pouvait avoir souci de cette piètre rancune de logeurs et de cabaretiers en désarroi. Donc, le signal donné, deux milles paires d’yeux braqués sur le centre de la salle virent le charmant spectacle dont nous essayons le compte-rendu. La directrice du bambinat, c’est le mot consacré, a levé sa baguette, et ses quatre-vingts marmots se sont levés aussi, avec l’ensemble de fantassins au « Portez…armes » du capitaine. Après un mouvement de flanc, les uns à droite, les autres à gauche, ils descendent deux à deux des gradins où tout à l’heure ils étaient tranquillement assis, attendant le commandement muet qui vient de délier leurs petites jambes. Ils s’alignent par files de dix ou douze, chaque enfant ayant les mains posées sur les épaules de celui qui le précède, et les files dirigées dans des sens opposés tournent autour des abaques et alphabets qui vont servir aux premiers exercices. La manœuvre terminée, les chefs de file posent les baguettes indicatrices sur la lettre A, et l’appellation cadencée commence, accompagnée d’une phonomimique qui prépare pour l’avenir des interlocuteurs aux malheureux sourds-muets, que personne aujourd’hui ne comprend. Et quand l’alphabet est épuisé dans un sens, on le reprend dans un autre. Puis l’on passe à la numération ; chaque boule déplacée sur l’abaque indique un nombre de 1 à 100, que tous ces chérubins nomment d’une commune voix. Après de nouvelles évolutions, ils remontent sur les gradins, dans le même ordre qu’ils en étaient descendus. Chaque intermède musical est suivi d’une de ces délicieuses cantates dues au génie maternel de Mme Pape-Carpantier. Or, songez, lecteurs, que les aînés de ces prodiges ont cinq ans ! C’est ensuite le tour des élèves des écoles des premier et second degrés [...]. Elle est enfin venue cette heure tant désirée, et l’enfant studieux qui s’entend appeler va, triomphant et glorieux, demander à la main paternelle la pose de la couronne qu’il vient de recevoir ; et de douces larmes et de tendres baisers tombent sur ces jeunes fronts. »

(A. Lesage, « Une fête de l’enfance », Le Temps, 11 septembre 1866.)


SOLUTIONS SOCIALES À FLEUR DE CRÂNE

Réplique d’une tête phrénologique éditée par Lorenzo Niles Fowler dans la deuxième moitié du XIXe siècle
Porcelaine · Angleterre, XXe siècle


Suivant Fourier tout en s’écartant de certains de ses principes, Godin pense que la transformation sociale trouve sa justification dans la constitution intime des individus. Comme d’autres fouriéristes, le fondateur du Familistère intègre l’analyse phrénologique à sa science de l’homme. L’interprétation psychologique des formes et divisions de la boîte crânienne s’avère une pseudo-connaissance, mais il ne s’agit après tout pour Godin que d’emprunter un langage de la modernité. L’intention du réformateur est la satisfaction des besoins fondamentaux de la nature humaine par l’édification du Palais social.


« Crâne phrénologique interprété d’après les lois de la vie »
Manuscrit, Jean-Baptiste André Godin, vers 1870 · Paris, bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers



Sources et références

Godin (Jean-Baptiste André) et Fontaine (Hugues), Lettres du Familistère, 2008.

Godin (Jean-Baptiste André), Solutions sociales, 1871 (réédition de 2010).

Lallement (Michel), Le travail de l’utopie. Godin et le Familistère de Guise. Biographie, 2009.