Le kibboutz avant le kibboutz.
En 1926, de jeunes juifs de Pologne forment autour d’une carrière le premier kibboutz préparatoire à l’émigration en Palestine. Par leur ascèse du travail, ils doivent s’extraire d’eux-mêmes et de la société traditionnelle.
Les mouvements de jeunesse socialistes et sionistes européens sont vitaux pour le développement des kibboutzim en Palestine après la chute de l'empire ottoman et la déclaration en 1917 du ministre des affaires étrangères britannique Balfour se prononçant en faveur d'un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine. Un mouvement de jeunes juifs sensibles aux idéaux de la révolution bolvéchique s'organise en Russie en 1917 : le Hechalutz (« Le pionnier ») se donne pour mission de préparer les jeunes gens à l'immigration en Palestine, l'alya. Le Hechalutz devient une organisation internationale liée au syndicat des travailleurs juifs de Palestine, le Histadrut de Ben Gourion, et au mouvement du Kibboutz Meuhad (« unifié ») animé par le leader du kibboutz Ein Harod, Yitzhak Tabenkin. Au milieu des années 1920, alors que la politique anti-sioniste de l'Union soviétique tarit l'émigration juive de Russie, la Pologne, où vivent 2 500 000 juifs, apparaît comme le plus important territoire de recrutement du Hechalutz (13 000 membres en 1925). Les jeunes désireux d'émigrer sont envoyés dans des fermes pour des séjours estivaux d'entraînement aux travaux agricoles. Dans ce système d'apprentissage, les jeunes rentrent périodiquement dans leurs familles, et les responsables du Hechalutz constatent que beaucoup d'aspirations à l'alya avortent en raison de ces contacts avec le milieu familial traditionnel, et faute de véritable conversion psychologique des candidats.
En 1925, le Histadrut envoie pour une année complète des émissaires auprès du Hechalutz en Pologne. Yitzhak Tabenkin et d'autres membres de Ein Harod sont à leur tête. Il s'agit de professionnaliser l'action du mouvement en formant ses cadres, parmi lesquels on retrouve un petit groupe du nom de Dror (« Liberté ») formés par des activistes sionistes russes tout juste émigrés en Pologne. Le Hechalutz ne doit pas seulement favoriser l'alya mais agir plus spécifiquement pour l'alya au kibboutz. Le séminaire de Ysak Tabenkin et de ses collègues de Ein Harod porte sur les modalités intellectuelles, psychologiques et matérielles de la constitution de kibboutzim en Palestine. Parmi l'assistance se trouvent les membres de Dror acquis à l'idéal communautaire du kibboutz et un jeune homme de 17 ans énergique et charismatique, Benny Marshak.
À l'issue du séminaire, Benny Marshak rejoint à la fin de 1926 la « ferme » d'entraînement de Klosova (aujourd'hui Klesov en Ukraine), en réalité une carrière de pierres d'un juif de l'endroit, où les candidats à l'alya passaient 6 mois pour être considérés comme aptes à l'émigration en Palestine avant de retourner dans leur famille pour attendre que leur soient délivrés les certificats d'autorisation. Benny Marshak convainc les jeunes gens présents à son arrivée à Klosova et qui avaient achevés leur cursus de six mois de rester ensemble plutôt que retourner chez eux en attendant d'émigrer. Il leur propose de former un kibboutz permanent, où ils vivraient séparés de leur famille jusqu'à leur départ pour la Palestine. Le principe du kibboutz permanent préparatoire à l'alya (kibboutz hachshara) est adopté en 1927 par le Hechalutz et le Kibboutz Meuhad, puis rapidement par les mouvements de jeunesse des autres mouvements des kibboutzim.
À la faveur du renouveau de l'alya, le kibboutz Klosova grandit et compte 200 membres en 1929. Il devient le centre d'organisation d'autres kibboutzim de la région. Les jeunes hommes et femmes âgés de 18 à 21 ans vivent dans cet endroit retiré comme dans une étroite communauté autosuffisante, dans un grand dénuement, refusant le secours de leurs familles, et entièrement dévoués au rude travail d'extraction de la pierre, qu'ils supportent dans un état proche de l'extase. La préparation est autant physique que psychologique et sociale ; elle leur apparaît épouser la vie des pionniers des kibboutzim de Palestine. Conscients d'embrasser l'idéologie de Ein Harod (qui possède également une carrière de pierres), les jeunes de Klosova déclarent qu'ils constituent « un grand kibboutz en développement ». Klosova devient un symbole et un modèle pour le Hechalutz : « Les pierres [de la carrière de Klosova] n'étaient pas seulement un moyen de gagner de l'argent, écrit Yitzhak Tabenkin en 1934. C'était d'abord et avant tout une méthode pour changer le caractère du juif. Ils taillaient la pierre, dans le but de sculpter les hommes, d'en faire des pionniers, des travailleurs, des gens de communauté, croyant dans la fraternité des hommes » [Near 1997, I, p. 109]. Au début des années 1930, les kibboutzim préparatoires du Hechaluz fournissaient 30 % des nouveaux membres des kibboutzim du Kibboutz Meuhad. Ils étaient considérés comme des pionniers déjà aguerris à la vie communautaire, à la différence des migrants qui n'avaient pas été formés dans les colonies européennes du Hechalutz et qu'on appelait « simples pionniers ». Klosova disparaît en 1939 au moment de l'invasion de la Pologne par l'Allemagne nazie.
Yitzhak Tabenkin est le leader du mouvement Kibboutz Meuhad. Avec une demi-douzaine de compagnons du kibboutz Ein Harod en Palestine, il passe une année en Pologne, en 1925-1926, pour donner un séminaire de formation sur le kibboutz aux cadres du mouvement de jeunesse Hechalutz. Le kibboutz préparatoire de Klosova est créé peu après :
« Les pierres [de la carrière de Klosova] n'étaient pas seulement un moyen de gagner de l'argent, écrit Yitzhak Tabenkin en 1934. C'était d'abord et avant tout une méthode pour changer le caractère du juif. Ils taillaient la pierre, dans le but de sculpter les hommes, d'en faire des pionniers, des travailleurs, des gens de communauté, croyant dans la fraternité des hommes [...].
Quelle était l'image de l'être humain dans notre mouvement ? Le soldat inconnu, le Macchabée [héros antique juif] en nous tous [...] ; c'était l'image de la statue prise dans le matériau brut, que vous deviez extraire par vous-mêmes, comme un sculpteur, en enlevant du bloc les parties inutiles et superflues [...]. C'était l'image d'un homme ordinaire, simple à tous points de vue - dans ses actions, sa façon de vivre, sa nourriture, ses vêtements, dans la façon dont il se reposait, dansait, randonnait. Et pour parvenir à cette simplicité, il fallait accomplir un immense effort [...].
Dans le kibboutz préparatoire, les gens avaient un idéal qu'ils chérissaient et qu'ils aimaient plus que leur vie d'avant, plus que leur amour pour leur demeure ou leurs parents. À travers cet idéal, ils se voyaient non comme ils étaient mais comme ils espéraient être [...].
Klosova incarne la possibilité cachée dans chaque jeune, dans chaque juif ordinaire, d’être un autre que celui qu’il est. Il y avait une espèce de pouvoir légendaire dans cet endroit où, selon la rumeur, des gens ordinaires charriaient des pierres, chantaient et vivaient en communauté sans pour autant faire partie d’une élite choisie : n’importe qui pourrait être comme eux. Pas une légende fondée sur une figure héroïque ou un chef nous commandant de le suivre, de reconnaître son autorité. Non ! L'idéal disait : "Vous et moi pouvons devenir différents : nous pouvons tous révéler ce qui est caché en nous" »
(Yitzhak Tabenkin, cité dans Near (Henry), The kibbutz movement. A history, 1997, vol. I, p. 109-110 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
Nahum Benari visite Klosova à la fin de 1927 ; une cinquantaine de jeunes gens de 18 à 21 ans y vivent à cette époque :
« Presque tous sont des "fugitifs", car quiconque venant ici doit fuir sa famille. Ils franchissent le seuil d'une nouvelle vie et laissent tout leur passé derrière eux. Leurs familles préféreraient même les voir rejoindre les "Rouges". S'ils viennent au kibboutz, ils rompent avec eux complètement.
Un des principaux problèmes est celui de la maladie. À cet âge tendre, il est difficile de s'accoutumer au travail physique dur, et beaucoup tombent malades. Aujourd'hui, à peu près 30 % d'entre eux sont malades, et c'est un vrai danger. Certains jeunes, notamment les filles, voient le travail physique comme une tâche sacrée, et ils travaillent jusqu'à l'évanouissement [...]. Il y a du travail à faire tous les jours, et une partie d'entre eux travaillent sept jours par semaine. Aussi, il n'est pas surprenant qu'après deux ou trois ans, une grande proportion soit affaiblie, en particulier quand plusieurs tombent malades et que les autres essaient de faire le travail à leur place. C'est incontestablement une pratique dangereuse, mais dans l'atmosphère de Klosova, il est délicat de soulever le problème. Ils ne vous comprendraient tout simplement pas. Le travail passe avant toute autre chose.
Les rudes hivers sont aussi la cause de beaucoup de maladies. Il y a une grave pénurie de vêtements et de chaussures. Je suis arrivé ici avec la première neige, et la plupart d'entre eux allaient et venaient dans le kibboutz à pieds nus et partaient au travail avec les pieds enveloppés de chiffons ou dans leurs chaussures d'été défoncées. Beaucoup d'entre eux souffraient déjà de refroidissement, de rhumatisme, etc. Les "fugitifs" viennent habituellement avec un seul trousseau et pratiquement aucun sous-vêtement [...].
Dans les trois chambres, dont l'une est le réfectoire, ils peuvent placer 18 lits, très proches l'un de l'autre. Ainsi, il n'y a pas de place pour dormir ; ils doivent dormir à deux dans un lit, et même utiliser les bancs et démonter les portes de séparation pour dormir dessus le soir.
Mais toutes ces souffrances servent à rapprocher ces jeunes gens. Vous devirez voir avec quel enthousiasme ils dansent la hora [danse en cercle] [...]. Même chez les hasidim [des juifs mystiques], on ne voit pas une telle extase. »
(Lettre de Nahum Benari du 15 novembre 1927, citée dans Near (Henry), The kibbutz movement. A history, 1997, vol. I, p. 110 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
RÉGÉNÉRATION À COUPS DE MARTEAU
Dans la carrière de Klosova, de jeunes Polonais extraient des pierres et des hommes nouveaux qu'ils dégagent de la gangue de la société traditionnelle par un travail épuisant et par leur dénuement. Cette ascèse les prépare collectivement à l'émigration dans les communautés de Palestine juive.
« Klosova incarne la possibilité cachée dans chaque jeune, dans chaque juif ordinaire, d’être un autre que celui qu’il est. Il y avait une espèce de pouvoir légendaire dans cet endroit où, selon la rumeur, des gens ordinaires charriaient des pierres, chantaient et vivaient en communauté sans pour autant faire partie d’une élite choisie : n’importe qui pourrait être comme eux. » (Yitzhak Tabenkin, cité par Henry Near, The Kibbutz Movement. A History, 1997, vol. I, p. 109-110.)
Near (Henry), The Kibbutz Movement. A History, 1997, vol. I, p. 102-110.