O’Connorville

Liberté, démocratie et cottage à O'Connorville.
Les chartistes anglais militent pour le suffrage universel et se mobilisent en 1846 derrière Feargus O’Connor pour créer des villages coopératifs. Des ouvriers de la ville tirés à la loterie viennent vivre dans l’opulence sur leur petite parcelle et habiter leur cottage comme « un château d’homme libre ».

Nottingham Road South à Heronsgate (O’Connorville) · (cc) photographie Phil Beard, 2009

Le mouvement chartiste promeut la liberté et la démocratie en Grande-Bretagne par une réforme du système électoral – avec instauration du suffrage universel – et s'engage pour la justice sociale par la lutte contre la pauvreté. Pour permettre aux populations pauvres des villes de vivre en autosuffisance dans des colonies rurales et d'obtenir le droit de vote conditionné au statut foncier des individus, le mouvement décide de créer en 1845 la Chartist Cooperative Land Company. L'ambition du chartisme est l’émancipation de la classe laborieuse par la création d’une république paysanne fondée sur de petites exploitations agricoles. Le fondateur de la Chartist Land Company, Feargus O'Connor (fils du nationaliste irlandais Roger O'Connor), fait l'apologie de la petite parcelle comme le meilleur moyen pour les familles ouvrières de gagner aisance et indépendance. Grâce aux souscriptions de 70 000 modestes travailleurs, la société recueille des fonds importants qui lui permettent de faire l'acquisition de cinq domaines en Angleterre : O'Connorville, Lowbands, Charterville, Snigs End et Great Dodford.

Heronsgate Farm est le premier domaine acquis par the Chartist land Company. C'est l’un de ses plus petits domaines : sa superficie est de 103 acres (40 hectares). L’achat est signé en mai 1846 pour seulement 2 344 £ l'acre. O'Connor prend la direction de la colonie, officiellement baptisée O’Connorville. La sélection des membres est pour le moins originale. Une loterie se tient à Manchester, et 35 lots de quelques acres sont attribués aux vainqueurs.

La plupart des heureux élus sont des artisans venant de villes industrielles du nord du pays ; seuls quelques-uns ont déjà une expérience de l’agriculture. O’Connor est déterminé à leur faire connaître un succès rapide dans leur nouvelle vie, selon la conviction des Chartistes qui affirment que leur politique agraire « changera le visage de la société en douze mois », et « fera de l'Angleterre un paradis en moins de cinq ans ».

Sur le terrain, la Land Company prend en charge l’installation de toutes les infrastructures : la construction des cottages, des routes et des chemins, et même la plantation des premières cultures avant que les colons ne prennent possession de leurs terres. Durant l’été 1846, 200 ouvriers travaillent ainsi sur le site. O’Connor supervise lui-même les travaux de construction : il embauche la main d’œuvre, achète des matériaux, fait creuser des puits. On utilise le sable et le bois disponible sur place. Alors que des entrepreneurs demandaient 230 £ pour la construction de chaque maison, elles ne reviendront finalement qu'à 100 £ chacune. Elles comportent trois ou quatre chambres et sont modernes et spacieuses.
Une journée porte ouverte inaugurale est organisée en août en 1846 pour montrer ce que peuvent faire des hommes travailleurs. Elle attire 20 000 personnes de tout le pays. On peut entendre ce jour-là des chants chartistes de circonstance comme The People’s First Estate. À cette occasion, O’Connor se proclame être un « elevator » (releveur) plutôt qu’un « leveller » (égalisateur), voulant voir dans le cottage du colon « le château de l’homme libre plutôt que le terrier de l’esclave » (Hardy 1979, p. 85).

Lorsque les premiers colons arrivent sur place un an plus tard, le 1er mai 1847, ils trouvent les bâtiments – dont une école – achevés, et dans chaque parcelle un tas de fumier et un stock de combustible pour deux ans. La communauté se lance dans l'agriculture, les cultures maraîchères et l'élevage de porcs et de vaches laitières, diverses activités artisanales s'implantent également dans de petits ateliers. Dans la vie quotidienne, chaque étape nouvelle est fêtée et revêt une importance symbolique. La première vache chartiste est nommée Rebecca, en souvenir des révoltes paysannes du même nom dans le Pays de Galles au cours des années 1830 et 1840. Sa production laitière est scrupuleusement suivie comme preuve de ses bonnes conditions de vie. Si les activités et l'organisation du travail sont peu documentées, les premières années d'existence semblent une réussite car les colons se déclarent dans un premier temps « contents et heureux ». O’Connor proclame sa réussite dans le journal The Northern Star. O'Connorville se veut l'exemple vivant de la possibilité d'un progrès pour la classe laborieuse.

L'expérience est pourtant un échec. Le mécontentement croît rapidement parmi les membres. Peu sont prêts à assumer un tel changement de vie et sont capables de payer leur loyer. Le terrain alloué à chaque maison n'est pas suffisant pour nourrir une famille, d'autant que la plupart des résidents ont peu d'expérience de l'agriculture. Le système communautaire semble s'éteindre dès 1848. La colonie disparaît en 1851, après la condamnation en justice de la Chartist Land Company, déclarée illégale faute de pouvoir présenter la signature de ses milliers d'actionnaires, et aussi en raison de l'attribution inégalitaire des terres par loterie, qui ne permet pas à tous ses adhérents d'obtenir une parcelle. Dans l'ensemble de ses villages, la Chartist Cooperative Land Company n'est parvenue à installer que 250 familles sur les 70 000 souscripteurs rencensés en 1848. En 1852, O'Connor sombre dans la folie, et en 1857, le domaine est vendu. Une décennie après la fondation, parmi les gagnants de la loterie, seuls trois habitent encore le site : de refuge pour les victimes de la servitude industrielle, le domaine devient un luxueux lotissement pour des retraités et des gens travaillant en ville.

Aujourd’hui, les terres des alentours sont restées rurales, mais les limites des parcelles sont maintenant marquées par des haies. Au lieu des porcs et des vaches qui assuraient l’autosuffisance, les terres sont maintenant occupées par des courts de tennis, des piscines et des garages. Mais l'emplacement et les noms des rues de la colonie (Bradford Road, Halifax Road, Stockport Road et Nottingham Road) demeurent.

Témoignages

Un visiteur de la colonie en hiver 1847 :

« Parmi les résidents, j’ai trouvé toutes les classes et métiers – des tisserands dont un de Nottingham, passé directement d’Union House [hospice de pauvres] à sa parcelle ; et alors qu’il était raillé de n’avoir à peine plus que des pommes de terre à manger durant sa première année de vie dans la colonie, il était à présent riche et heureux. Et l’aspect du blé nouveau sur ses terres annonçait le meilleur pour l’avenir. Un autre tisserand, de Manchester, dont la femme découpait un porc fraichement abattu, et qui me dit qu’elle ne voudrait plus habiter à nouveau dans une ville quoi qu’il arrive. Il y avait un cordonnier de Northampton, un collecteur de douane de Worcester, un fabricant de chaises, un marin, un coutelier, un tailleur de Reading, qui m’a dit qu’il avait travaillé 20 ans et qu’il ne pouvait rien espérer que l'Union House pour ses vieux jours... Autant que j’ai pu voir les occupants et converser avec eux, ils s’estiment contents et heureux. »

(« Letter from "A true Englishman" to The Suffolk Chronicle », dans The Northern Star, 22 janvier 1848, cité dans Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 87 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Ernest Jones, un leader chartiste, prononce un discours lors de l’inauguration d’O’Connorville en 1846 :

« Nous avons récemment célébré le jour de naissance du chartisme renouvelé dans le Nord. Je crois que nous pouvons appeler ce jour celui de son baptême. Les enfants de la reine sont baptisés avec l’eau du Jourdain, qu’on proclame en conséquence une eau sainte. À ce grand baptême chartiste, nous baptiserons avec de la terre au lieu de l’eau, et nous aussi nous dirons que c’est ici une sainte terre, puisque c’est une terre consacrée au but pour lequel Dieu l’a créée, la nourriture de ceux qui travaillent à la sueur de leur front. Quand j’ai quitté Londres ce matin, je croyais que je n’allais que faire un voyage de dix-sept ou dix-huit milles hors de la ville. Je commence à penser que je dois avoir fait un très long voyage, car je me trouve arrivé sur une terre que je n’espérais guère voir. Je viens de la terre de l’esclavage à la terre de la liberté, de la terre de la pauvreté à la terre de l’abondance, et de la terre des whigs à la grande terre de la Charte. Oui, c’est ici la terre promise, mes amis ! Et tous les honneurs soient rendus à ceux qui non seulement nous ont promis la terre, mais qui, différant de certains personnages de la terre des whigs là-bas, ont réellement tenu leurs promesses. Nous voici arrivés à la première province d’un grand empire... l’empire chartiste.
[...] Chaque motte de terre que vous remuez sur ce sol est une pelletée de plus de la fosse que vous creusez au monopole. Un grand mécanicien de l’antiquité disait : « Qu’on me donne seulement un point d’appui solide, et je remuerai le globe. » Nous avons ce point d’appui ; nous y voilà à présent, et plus grands que l’ancien mécanicien, nous pourrons soulever le poids oppresseur du capital. »

(Cité dans « Les Chartistes anglais de 1848 », dans Pichot (Amédée) dir., Revue britannique : ou Choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne, 6e série, tome 14, 1848, p. 317-318 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


RETOUR HASARDEUX À LA TERRE

Tambour de loterie
Bois, métal · Angleterre, vers 1900


Peu après sa fondation par Feargus O’Connor en 1845, la Chartist Land Company compte quelque 70 000 souscripteurs. Au prix de quelques pennies, ces modestes actionnaires urbains, caressent l’espoir de devenir propriétaires du lopin de terre et du cottage promis aux adhérents de la société dans l’un des villages coopératifs bientôt fondés.
Pour sélectionner sans arbitraire les colons du premier village chartiste de Heronsgate, les dirigeants de la compagnie organisent en 1846 à Manchester une loterie entre les actionnaires. Les quelques élus du sort gagnent le droit de s’installer sur l’une des 35 petites parcelles agricoles agrémentées d’une maisonnette.
La loterie chartiste sera par la suite l’objet de vives critiques. Les gagnants, en faible nombre, se voient attribuer des terres d’inégale valeur. La roue tourne à l’injustice.


O’Connorville
Estampe, 1847 (détail) · © British Library Board



Sources et références

Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 84-89.



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