New Lanark

 BANCS D'UTOPIE / WE SIT TOGETHER / FRANCIS CAPE 

Former le caractère des hommes.
En prenant en 1800 la direction de la filature et du village de New Lanark en Écosse, l’industriel Robert Owen veut faire la démonstration que l’amélioration de l’environnement d’une population de 2 500 âmes élève son caractère.

Vue de New Lanark · aquarelle de John Winning, vers 1818 · © New Lanark Conservation Trust

New Lanark, à 35 kilomètres au sud-est de Glasgow en Écosse, est un village industriel entièrement créé en 1785 par David Dale pour une grande filature de coton, la plus importante de Grande-Bretagne en nombre d'employés (1 500 en 1816). Au bord de la rivière Clyde, dont la chute en amont de l'établissement fournit l'énergie hydraulique, David Dale fait construire en grès local les bâtiments industriels et des logements ouvriers en bandes. En 1800, Dale vend pour 60 000 £ la manufacture à son gendre, associé à d'autres entrepreneurs. Né en 1771 au pays de Galles, Robert Owen a commencé une brillante carrière dans l'industrie textile à Manchester, où il fait en même temps l'expérience de la confusion et de l'irrationalité de la grande ville industrielle européenne. Il n'existe aucune filature mécanique à Manchester au moment de l'arrivée de Robert Owen en 1788 et la ville en compte cinquante, actionnées par des machines à vapeur une dizaine d'années plus tard ; la population de Manchester passe de 27 000 habitants en 1773 à 95 000 en 1801.

La situation de New Lanark, dont Robert Owen prend la direction et où il s'installe en 1800, est tout à fait différente de celle de Manchester. La manufacture écossaise est un établissement rural modèle de la première révolution industrielle, où l'esprit de communauté n'a pas disparu. New Lanark, qui compte 2 000 habitants à l'arrivée de Robert Owen, représente une alternative sociale et industrielle à Manchester. Malgré l'opposition de ses premiers associés, Robert Owen va s'efforcer de faire du village des bords de la Clyde River le prototype d'une communauté correspondant, au moins partiellement, à la nouvelle vision de la société qu'il commence à exposer au public en 1812. Owen n'imagine pas que New Lanark puisse être la réalisation du nouveau système social : son activité n'est pas suffisamment diversifiée et sa population trop exclusivement manufacturière et ignorante du nouvel ordre social et moral owéniste. Mais il compte y faire l'importante démonstration des effets salutaires sur le comportement des hommes de la transformation de leur environnement. Owen agit sur trois registres de la réforme : il fait de New Lanark une manufacture modèle, donne au village une organisation communautaire et y fonde une ambitieuse institution d'éducation.

Owen repousse à l'âge de 10 ans l'emploi des enfants dans la filature (où ils travaillaient auparavant dès 5 ans) ; il limite la journée à 12 heures et, après 1816, à 10 heures et demie de travail effectif. Les salaires ne sont pas très élevés, mais les prestations sociales sont étendues. Pendant l'embargo américain de 1807 sur le coton et l'inactivité des filatures pendant 4 mois, Owen maintient l'emploi et les salaires des ouvriers. L'humanisation des conditions de travail s'accompagne de la recherche de productivité par le moyen par exemple d'une évaluation individuelle quotidienne du comportement de chacun au travail (le silent monitor et le livre du caractère). Sous la direction de Robert Owen, la manufacture de New Lanark devient tout à fait prospère; sa valeur double en une quinzaine d'années.

Une partie des profits de la filature (l'intérêt du capital est limité à 5 % en 1809) est utilisée pour élever les conditions d'existence de la population. Les habitants de New Lanark peuvent s'approvisionner à prix coûtant dans un magasin communautaire ; ils bénéficient de logements confortables à loyers modérés, de services gratuits de santé ; une contribution très modeste est sollicitée pour la scolarisation des enfants ; une banque d'épargne leur est ouverte. Owen s'applique à instaurer une autorégulation du comportement des habitants, souvent jugé dissolu au temps de David Dale. Le contrôle social, qui peut comme le silent monitor dans le travail avoir un aspect inquisitorial, est assuré par un corps de 12 inspecteurs élus par les habitants, chargés de faire respecter les règles de santé, de propreté ou de mœurs. Le bon ordre du village et la moralité de sa population ouvrière sont remarqués par les visiteurs de New Lanark. Le village est devenu un haut-lieu du tourisme social en Europe : le livre des visiteurs enregistre plus de 20 000 visiteurs entre 1815 et 1825 ! La foule de curieux – jusqu'à une trentaine par jour – ne voit pas New Lanark seulement comme une entreprise patronale philanthropique éclairée ; elle est sensible au dessein du « Nouveau monde moral » que préfigure l'école fondée par Robert Owen.

L'Institution pour la formation du caractère (Institution for Formation of Character) est ouverte en 1816 dans un nouvel édifice. Il s'agit à la fois d'une école maternelle et élémentaire pour les enfants de moins de 10 ans, une école du soir pour les enfants de plus de 10 ans et d'un centre d'éducation pour les adultes. En arrivant à New Lanark, Owen trouve près de 500 enfants, une main-d'œuvre venue en nombre pour les besoins de la filature des maisons de pauvreté d'Édimbourg. Avec l'interdiction du travail des enfants de moins de 10 ans, Owen s'attache à développer de façon originale leur éducation, selon des méthodes comparables à celles des pédagogues Fröbel et Pestalozzi. Outre le fait que la scolarisation des plus jeunes répond à la nécessité pour les femmes de travailler à la filature, elle est un moyen pour Owen (et pour beaucoup d'autres expérimentateurs sociaux après lui) de les soustraire à la mauvaise influence de leurs parents et de les placer dans un milieu libre des préjugés de la vieille société. L'école de New Lanark délaisse les livres de l'enseignement traditionnel pour leur préférer une éducation naturelle reposant sur l'intérêt des enfants pour les signes ou objets sensibles, la conversation familière ou les jeux. La danse, le chant et les « exercices militaires » sont des activités quotidiennes. Les punitions, de même que les récompenses « artificielles », sont bannies et la gentillesse caractérise les rapports des enseignants avec les élèves. La perspective d'Owen sur l'enfance est nouvelle : l'enfant n'est pas un petit adulte ou un instrument de profit, mais un être humain à une étape particulière de sa vie, dont les besoins et les problèmes sont spécifiques.

À partir des années 1820, Owen se sent trop à l'étroit dans les limites de la « grande expérience » de New Lanark. Son Report to the County of Lanark de 1821 fait la proposition d'un établissement communautaire agricole et industriel de travailleurs, que la communauté d'Orbiston tente bientôt de mettre en œuvre avec sa collaboration. Faute de trouver au Royaume-Uni les soutiens utiles à ses projets de colonies coopératives, Robert Owen s'engage en 1825 dans une nouvelle expérience de grande ampleur à New Harmony en Indiana aux États-Unis. En 1829, il cède New Lanark à des propriétaires favorables à ses réformes.

Témoignages

Robert Owen prend la direction de New Lanark en 1800 :

« Les travailleurs s'opposaient systématiquement à tout changement que je proposais, et ils faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour me mettre des bâtons dans les roues. J'étais préparé à cela – car c'était naturel pour eux de repousser de nouvelles mesures et toute tentative de changer leurs habitudes –, et je me suis montré vraiment indulgent vis-à-vis de ces obstructions. J'avais l'intention de gagner leur confiance et ceci, à cause des préjugés qu'ils pouvaient avoir à l'égard d'un inconnu d'un pays étranger (car à cette époque, la classe ouvrière en Écosse considérait que l'Angleterre en était un), fut très difficile à obtenir. Ma langue était bien sûr différente de leur écossais des Lowlands ou de leur gaélique des Highlands, car il y avait une grande proportion de Highlanders parmi eux. Je recherchais donc les individus qui avaient le plus d'influence parmi eux du fait de leur pouvoir naturel ou de leur position, et à eux, je me suis efforcé d'expliquer quelles étaient mes intentions pour les changements que je souhaitais réaliser. Je leur expliquais qu'ils bénéficieraient avec leurs enfants d'avantages importants et définitifs, et je leur demandais de bien vouloir m'aider à instruire les gens et à les préparer à la nouvelle organisation que j'avais en tête.
Par ces moyens, j'ai commencé lentement à faire impression sur les moins prévenus et les plus raisonnables d'entre eux ; mais la majorité soupçonna encore longtemps que je voulais uniquement leur soutirer, comme ils disaient, autant de profit que possible. J'eus aussi beaucoup de mal à leur enseigner les habitudes de propreté et à agir avec ordre et méthode. Cependant, chaque année, il y avait une amélioration générale sensible.
Les boutiques de détail, qui vendaient toutes de l'alcool, constituaient une grande nuisance. Tous les articles vendus étaient achetés à crédit à des prix élevés, pour couvrir les risques. Leur qualité était médiocre et ils étaient cédés au détail aux travailleurs à des montants extravagants. J'organisai de meilleurs magasins et boutiques pour leur fournir tous les articles de nourriture, de vêtement, etc. dont ils avaient besoin. J'achetais chaque chose en liquide sur les premiers marchés et je passais des contrats de gros pour l'essence, le lait, etc. et je fournissais aux gens à prix coûtant l'ensemble de ces articles de la meilleure qualité. Le résultat de ce changement fut qu'ils faisaient une économie de plus de 25 % sur leurs dépenses, en plus d'obtenir des produits tous de la meilleure qualité au lieu des articles les plus médiocres dont ils disposaient auparavant dans leur isolement.
Les effets devinrent bientôt visibles dans l'amélioration de leur santé, dans leur habillement et dans le confort général de leur maison.
Cette mesure eut aussi tendance à affaiblir leurs préjugés contre moi. Mais il fallut longtemps pour que la majorité des gens fussent convaincus que j'étais sérieusement décidé à mettre en œuvre des mesures destinées à améliorer durablement leur condition. »

(Owen (Robert), The Life of Robert Owen by Himself, 1920 (réédition de l'édition de 1857-1858), p. 86-87 ; traduction Familistère de Guise.)


Un des objectifs de Robert Owen à New Lanark est d'améliorer la productivité de la filature pour dégager des profits et financer ses mesures sociales. Il équipe les ateliers de nouvelles machines et veut mettre fin au laisser-aller des ouvriers de la manufacture à l'époque de David Dale :

« Mais le contrôle le plus efficace que j'ai trouvé pour lutter contre les mauvaises conduites était le dispositif d'un surveillant silencieux (silent monitor) pour chaque personne employée dans l'établissement. Cela consistait en une pièce de bois à quatre côtés, d'environ 5 cm de haut et 2,5 cm de large, chaque côté recouvert d'une couleur – un noir, un autre bleu, le troisième jaune et le quatrième blanc ; il était effilé dans la partie supérieure et muni d'un anneau pour pouvoir être suspendu à un crochet en présentant l'un ou l'autre de ses côtés. On en suspendait un en évidence près de chacune des personnes employées, et la couleur de la face exposée indiquait quelle avait été la conduite de l'individu le jour précédent selon quatre degrés de comparaison. Mauvais était signalé par le noir et le n° 4, médiocre par le bleu et le n° 3, bon par le jaune et le n° 2, excellent par le blanc et le n° 1. Et puis des livres du caractère étaient fournis à chaque département, dans lesquels le nom de chaque personne qui y était employée était inscrit en tête de colonnes successives, suffisantes pour porter le numéro de la conduite journalière, jour après jour, pendant deux mois ; ces livres étaient renouvelés six fois par an et ils étaient conservés ; par cette disposition, la conduite de chacun était enregistrée selon quatre degrés de comparaison chaque jour de la semaine, le dimanche excepté, tout le temps que les gens restaient mes salariés. Le surintendant de chaque département devait positionner quotidiennement ces surveillants silencieux, et le maître de fabrique s'occupait de ceux des surintendants de chaque fabrique. Si quelqu'un pensait qu'un surintendant n'était pas juste, lui ou elle avait le droit de s'en plaindre à moi, ou en mon absence au maître de fabrique, avant que le chiffre désignant le caractère fût inscrit dans le registre. Mais de telles plaintes étaient très rares. L'acte d'apposer le chiffre dans le livre du caractère, qui ne devait jamais être effacé, pouvait être comparé au soi-disant ange messager marquant les bonnes et les mauvaises actions de la pauvre nature humaine.
C'était gratifiant d'observer le nouvel esprit créé par ces surveillants silencieux. Les effets et les progrès entraînés par ce simple plan de prévention des mauvaises et médiocres conduites dépassèrent les prévisions. Chaque surveillant silencieux était, comme cela a été dit, placé en évidence et de façon à être vu comme se rapportant à tel individu. Je pouvais ainsi voir d'un coup, quand je passais dans chaque pièce de toutes les usines ou fabriques, comment chacun s'était comporté le jour précédent.
Au commencement de cette nouvelle méthode d'enregistrer le caractère, la grande majorité étaient noirs, beaucoup étaient bleus et quelques uns étaient jaunes ; progressivement, les noirs diminuèrent et furent remplacés par des bleus, et les bleus furent peu à peu remplacés par les jaunes ; certains, très peu au début, étaient blancs. »

(Owen (Robert), The Life of Robert Owen by Himself, 1920 (réédition de l'édition de 1857-1858), p. 111-112 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Le pédagogue français Marc-Antoine Jullien visite New Lanark en compagnie de Robert Owen au cours de l'été 1822 :

« Nous visitons d'abord la maison d'études, qu'on pourrait appeler à juste titre la maison joyeuse, tant la joie éclate dans tous les regards et sur toutes les physionomies ! [...]
Dans une classe d'histoire naturelle, qui comprend des éléments de minéralogie, de botanique et de zoologie, on place devant les yeux des enfants, des images d'animaux, de plantes, de minéraux ; on leur montre un chien, un cheval, un boeuf, un oiseau, un arbre, une fleur, une pierre ; on leur expose quelques notions sur l'animal ou l'objet présent devant eux, sur les propriétés dont il est doué, sur l'usage qu'on peut en faire, ou sur le parti que l'industrie humaine peut en tirer ; puis on leur fait des questions sur la leçon qu'on vient de leur donner. Ils répondent en choeur, à l'envi l'un de l'autre, avec justesse et intelligence.
Dans une autre classe élémentaire pour la géographie, les enfants des deux sexes, réunis et placés par couple, une petite fille à côté d'un petit garçon, répondent à différentes questions sur la simple vue d'une carte muette, où sont tracés, sans aucun nom de lieux, les linéaments des pays qu'on fait étudier, les chaînes de montagne, cours des rivières, etc. Le maître dirige une baguette sur un point, les enfants prononcent en choeur le nom de la contrée, ou de la montagne, ou du fleuve que leur indique le point touché par la baguette. Cet enseignement géographique, aussi amusant qu'instructif, exerce à la fois l'attention, les yeux, l'intelligence, la mémoire.
L'enseignement de l'histoire est donné, pour ainsi dire, par les sens, au moyen de machines ingénieuses, de vastes et grands tableaux, suspendus à la muraille, et qui se déroulent par siècles ; chaque siècle présente dans le cadre qu'il embrasse, et pour le peuple dont on s'occupe, les événements importants, les personnages célèbres, les progrès de l'industrie et des arts, la peinture fidèle des instruments aratoires, des outils, des costumes, des armes, des édifices, ou des monuments remarquables, qui appartiennent à telle époque ou à telle nation. La curiosité des enfants est tour à tour excitée et satisfaite par la vue de ces tableaux, successivement exposés à leurs yeux, qui fixent dans leur imagination et dans leur mémoire des notions précises sur les faits, les usages, et les hommes qu'on veut leur faire connaître. »

(Jullien (Marc-Antoine), « Notice sur la colonie industrielle de New Lanark, en Écosse, fondée par M. Robert Owen », dans Owen (Robert Dale), Esquisse du système d'éducation de New Lanark, 1825, p. 24-27.)


ÉVALUER SANS MOT DIRE

Réplique d’un « silent monitor » de 1820
Bois peint, métal · 2014


Le « surveillant muet », instrument du management individuel, est une des innovations de Robert Owen pour améliorer la qualité du travail dans l’industrie et augmenter la productivité afin de financer l’expérience sociale.
« On en suspendait un en évidence près de chacune des personnes employées, et la couleur de la face exposée indiquait quelle avait été la conduite de l’individu le jour précédent selon quatre degrés de comparaison. Mauvais était signalé par le noir et le n° 4, médiocre par le bleu et le n° 3, bon par le jaune et le n° 2, excellent par le blanc et le n° 1. » (Robert Owen, The Life of Robert Owen by Himself, 1857, vol. 1, p. 80-81.)


Garçon de douze ans employé dans une filature à Fiskeville, Rhode Island (États-Unis)
Photographie Lewis Wikes Hines, 1909 · Library of Congress, Washington D.C.



Sources et références

Harrison (John Fletcher Clews), Robert Owen and the Owenites in Britain and America: The Quest for the New Moral World, 1969, p. 151-162.



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