Brook Farm

Arcadie aux portes de Boston.
À Roxbury, le poète laboure et le charpentier trait les vaches. Les Brook Farmers mènent depuis 1841 une vie rustique mais joyeuse : « un pique-nique perpétuel, une Révolution française en petit » selon Emerson.

Brook Farm · peinture de Josiah Wolcott, 1845 · courtesy of the Massachussets Historical Society

Brook Farm est la plus célèbre des communautés expérimentales américaines en raison de la notoriété de ses participants. Elle est aussi la première communauté séculière de Nouvelle Angleterre. La colonie est formée en 1841 par un groupe d'intellectuels chrétiens réformistes, les transcendantalistes, et se convertit au fouriérisme en 1844. Son fondateur, George Ripley, un pasteur réputé de Boston, démissionne de sa charge en 1840. Ripley et ses amis du Transcendental Club veulent explorer de nouvelles voies de sociabilité, réagissant à la fois à la soumission des consciences par l'orthodoxie religieuse et à la dépression sociale qui suit la faillite bancaire de 1837. Certains, comme l'écrivain Ralph Waldo Emerson, font le choix de l'individualisme ; d'autres comme Ripley ou Amos Bronson Alcott optent pour la vie communautaire.

Au début de 1841, Ripley décide de tenter l'expérience d'une démocratie égalitaire à douze kilomètres au sud-ouest de Boston. La ferme laitière d'Ellis à West Roxbury comprend 70 hectares, une maison en bois à un étage baptisée « The Hive » (La Ruche), une grange et une étable. Le domaine est traversé par un ruisseau, Sawmill Brook, qui a donné son nom à la communauté. La colonie est formée à ses débuts d'une quinzaine de personnes parmi lesquelles George Ripley, sa femme Sophia et sa sœur Marianne, l'écrivain Nathaniel Hawthorne, la famille de l'imprimeur Minott Pratt et deux anciens camarades de Ripley à la faculté de théologie d'Harvard, Warren Burton et Georges Bradford. Un seul parmi eux a l'expérience des travaux agricoles. Sous la direction de Ripley, dont le New England Farmer devient le journal favori, la petite troupe s'active suivant une répartition traditionnelle des tâches. Les femmes s'occupent des travaux domestiques et du jardinage, les hommes de l'élevage et de la culture des champs. Les journées commencent avant 5 heures du matin au son de la corne. Les repas sont pris en commun au rez-de-chaussée de la Ruche. Les Brook Farmers prennent plaisir à cette nouvelle vie malgré sa rudesse et sa routine. Les soirées sont consacrées à la lecture (Ripley avait transporté à Roxbury sa très riche bibliothèque), aux conversations ou à la représentation de « tableaux dramatiques ».

La colonie est d'abord informelle. La première constitution date de septembre 1841. Les « Articles de l'Association » baptisent la communauté « The Brook Farm Institute of Agriculture and Education ». Ils fixent pour objectifs : l'éducation théorique et pratique la plus élevée pour tous les enfants, la coopération substituée à la compétition, la simple satisfaction des besoins des individus plutôt que l'angoissante quête de profits. La communauté est strictement laïque. Son administration est divisée en quatre directions : les affaires générales, les finances, l'agriculture et l'éducation. Le capital de la société, qui s'élève à 12 000 $ versés en partie seulement en liquide, est constitué par dix souscripteurs. Un tiers des vingt-quatre actions de 500 $ sont acquises par George, Sophia et Marianne Ripley. Trois cents jours de travail annuel permettent aux membres non actionnaires de participer aux bénéfices. L'exigence d'égalité entre les membres de la société requiert de chacun qu'il prenne part aux travaux de la ferme. Le poète ou le musicien doit labourer ou traire les vaches. L'éducation et les soins médicaux sont gratuits, de même que le gîte et le couvert pour les enfants de moins de 10 ans, les personnes âgées de plus de 70 ans et les malades.

Très vite, Brook Farm accueille 70 nouveaux colons, écrivains, professeurs, charpentiers, cordonniers, imprimeurs et fermiers. La colonie ne sera toutefois jamais submergée par les demandes d'admissions. Le nombre des membres résidents reste en général inférieur à la centaine. En octobre 1841, malgré ses faibles ressources, l'Association procède à l'acquisition du domaine qu'elle occupe depuis le mois d'avril précédent. Outre la ferme d'Ellis, la vente conclue pour 10 500 $ comprend une parcelle de 9 hectares située de l'autre côté de la route (Baker Street aujourd'hui) sur laquelle s'élève notamment une maison d'habitation très utile pour loger les Brook Farmers. Elle est surnommée « The Nest » (le Nid) par les colons. La communauté construit trois nouvelles maisons : « Eyrie » abrite le piano de la colonie et la bibliothèque de Ripley ; « Pilgrim House » abrite des logements. Dans le « Cottage » s'installe l'école.

Celle-ci enseigne les disciplines classiques – philosophie, mathématiques, belles lettres, histoire, latin, grec –, les langues vivantes, la musique, le dessin et aussi l'agriculture ; les enfants comme les professeurs doivent consacrer une partie de leur journée au travail manuel. Le cursus scolaire comprend trois niveaux. La période de la naissance à six ans est consacrée à l'éveil. De six à douze ans, les élèves participent à des exercices de groupe le matin et suivent les cours académiques et artistiques l'après-midi. De douze à dix-huit ans, les adolescents entrent dans un collège préparatoire à l'admission à Harvard ou Williams et reçoivent l'enseignement des disciplines classiques, des langues vivantes, des sciences, du dessin, de la musique et de la danse. La discipline n'y est pas contraignante. Les élèves jouissent d'une grande liberté et leurs maîtres leur prodiguent des conseils plutôt que des admonestations. L'école fait la réputation de Brook Farm et constitue aussi une source de revenus car elle accepte des étudiants extérieurs à la colonie qui doivent s'acquitter de droits d'inscription élevés.

L'accueil des visiteurs, plus nombreux à Roxbury que dans n'importe quelle autre communauté, constitue une autre ressource. Plusieurs milliers de personnes défileront à La Ruche au cours de l'existence de la colonie. Viennent en premier les connaissances de Ripley, transcendantalistes ou réformateurs, puis à la longue toutes sortes de gens : « des personnes parmi les plus étranges, de celles qui se lançaient dans n'importe quelle activité imaginable, de toutes religions, certaines liées et d'autres libres, transcendantales ou occidentales, anti-esclavagistes et pro-esclavagistes, abolitionnistes « come-outers », des communistes, des fruitistes et des flûtistes, des rêveurs et des intriguants de tous calibres », si l'on en croit le Brook Farmer John Codman [Codman 1894, p. 79].

La vie à Roxbury est rustique, les logements sont insuffisants, les femmes s'habillent de pantalons et de tuniques et les hommes, avec leur blouse et leur barbe, ressemblent un peu à des bandits. Mais la majorité des participants et des visiteurs retiennent que l'existence de Brook Farm est très joyeuse, libre, bucolique et spirituelle : « C’était un pique-nique perpétuel, une Révolution française en petit, un Siècle de la raison dans un moule à pâtisserie. », écrit Ralph Waldo Emerson (Emerson 1867). Les mascarades des premières années marquent les esprits : en octobre 1841, un pique-nique costumé met en scène la déesse Diane armée de son arc, une diseuse de bonne aventure, un chef de tribu indienne, une squaw, un faux Noir, une fillette suisse, deux bûcherons ; au bal du Nouvel an de 1843, apparaissent des derviches, des espagnols, des personnages de la Grèce antique, un Indien et Hamlet.

Sur les premiers registres des visiteurs de Brook Farm figurent les leaders du mouvement fouriériste américain, Albert Brisbane et Horace Greeley. Brook Farm a beaucoup de points communs avec le projet phalanstérien. La communauté de West Roxbury est une communauté rurale et une société par actions ; elle repose sur la coopération et combine étroitement le travail et l'éducation, les activités physiques et intellectuelles ; elle est un asile pour les malades et les vieux. Les fouriéristes voient dans Brook Farm un terrain favorable à la diffusion du socialisme en Nouvelle Angleterre. William Henry Channing, issu comme Ripley de la faculté de théologie d'Harvard et neveu du grand théologien William Ellery Channing, l'inspirateur de Brook Farm, convainc Ripley que le fouriérisme n'est pas incompatible avec le christianisme.

En janvier 1844, Brook Farm adopte une constitution phalanstérienne. Le travail est organisé en branches et séries fouriéristes au sein desquelles les travailleurs élisent leurs chefs : le travail industriel comprend la cordonnerie, la confection, la menuiserie, la charpenterie et l'imprimerie ; le travail agricole comprend le labourage, le sarclage, le désherbage, la culture sous serre, les pépinières et l'élevage ; le travail domestique comprend l'entretien des logements, la cuisine, la lessive et le repassage, ainsi que la couture ; le travail de la « Légion sacrée » comprend les tâches rebutantes comme le nettoyage des étables. Au moment de la révision de la constitution en mai 1845, la communauté prend le nom de Brook Farm Phalanx. La colonie est administrée par les conseils de l'industrie, de la finance et de la science. Leurs représentants constituent le conseil général présidé par Ripley. Un conseil de surveillance est composé des délégués des séries, des actionnaires et des Brook Farmers de plus de 45 ans vivant à Roxbury depuis deux ans au moins. Un conseil d'arbitrage nommé par le conseil général est le juge compétent en matière de comportements et de morale. Tous les travailleurs reçoivent même salaire à l'exception des travailleurs de la Légion sacrée dont la rémunération est plus élevée. Le partage sociétaire des bénéfices n'est pas abordé par la constitution de 1845. La communauté nourrit, soigne et éduque gratuitement toute la colonie.

La Brook Farm Phalanx devient le centre de la propagande du fouriérisme américain. Elle poursuit l'édition du journal fondé par Brisbane, The Phalanx, sous le titre The Harbinger. Comme auparavant, la diversité des activités culturelles et récréatives donne un charme réel à la vie au sein de la colonie. Il existe un cercle dramatique et une société musicale ; Ripley organise des clubs de lecture et des conférences. Les Brook Farmers organisent des pique-nique, des randonnées dans les bois, des sorties en bateau ou en hiver des parties de patinage et de luge. Mais des oppositions apparaissent parmi la communauté, notamment entre les anciens membres, des intellectuels et des idéalistes, et les nouveaux membres, principalement des travailleurs. Pour ceux-ci, l'école prend une importance exagérée au sein de la colonie. Les conférences que Brisbane donne à Brook Farm au cours de l'été 1845 sur la théorie des passions de Fourier, et les incompréhensions qu'elles font naître, contribuent à la division. Elles donnent l'impression, à l'intérieur comme à l'extérieur de la colonie, que Brook Farm a adopté une doctrine fantaisiste ou licencieuse. L'inquiétude de l'opinion à l'égard de Brook Farm se traduit par la chute du nombre d'étudiants inscrits à l'école et aussi par le départ de plusieurs membres éminents comme Minot Pratt ou Peter Baldwin.

Au printemps 1845, la colonie a voulu manifester sa conversion au fouriérisme par la construction d'un phalanstère, un grand bâtiment à un étage comprenant une salle de lecture et de réunion et 14 appartements. L'édifice est détruit par le feu le 28 février 1846, le jour même de la fête organisée pour son achèvement. La perte s'élève à 7 000 $. L'incendie précipite la fin de l'expérience de Brook Farm., même si Ripley et The Harbinger considèrent que l'accident est sans conséquences pour la colonie. Dans les mois qui suivent, plus de la moitié des Brook Farmers rejoignent la North American Phalanx à l'invitation de Horace Greeley. Ripley ne veut pas abandonner. Au printemps 1847, il ferme les ateliers pour se consacrer avec quelques amis à l'école et au Harbinger. Mais quelques étudiants seulement fréquentent les classes et les moyens manquent pour poursuivre la publication du journal. Au mois d'août suivant, Ripley et sa femme quittent Brook Farm pour New York où Greeley leur offre de travailler à la Tribune pour 5 $ par semaine. Le domaine est vendu aux enchères en 1849.

Témoignages

L'écrivain américain Ralph Waldo Emerson (1803 - 1882) est membre du club des transcendantalistes de Boston ; il ne participe pas à l'expérience de Brook Farm mais reste proche des membres de l'association dont il fait vers 1867 une description pleine d'un humour tendre :

« On doit reconnaître que les fondateurs de Brook Farm ont fait ce que tout le monde essaie de faire, un lieu où la vie est agréable. Tous les arrivants, même les plus difficiles, trouvaient que c’était la demeure la plus plaisante qui soit. Ce qui est certain, c’est que la liberté à l’égard des habitudes domestiques, la variété des caractères et des talents, la variété des travaux, la variété des façons de penser et l’enseignement, l’art, la musique, la poésie, la lecture, les bals masqués, ne laissaient pas de place à l’indolence ou à l’abattement, brisaient la routine. Les témoignages s'accordent pour dire que ce fut une éducation pour la plupart des associés, et pour beaucoup la période la plus importante de leur vie, la naissance de belles amitiés, la rencontre avec les richesses de la conversation, une initiation à la façon de se comporter. L'art de la correspondance, on le sait, était extrêmement prisé. Des lettres s'échangeaient constamment, non seulement d'une maison à l'autre mais aussi d'une pièce à l'autre. C’était un pique-nique perpétuel, une Révolution française en petit, un Siècle de la Raison dans un moule à pâtisserie. »

(Ralph Waldo Emerson, « Historic Notes of Life and Letters in New England », rédigé vers 1867, paru dans Atlantic Monthly, octobre 1883, et édité dans Lectures and Biographical Sketches, 1895, p. 342-343 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


L'écrivain américain Ralph Waldo Emerson (1803 - 1882) est membre du club des transcendantalistes de Boston ; il ne participe pas à l'expérience de Brook Farm mais reste proche des membres de l'association dont il fait vers 1867 une description pleine d'un humour tendre :

« Bien sûr tout visiteur trouvait qu'il y avait un côté comique dans ce paradis de bergers et de bergères. Il y avait un poêle dans chaque chambre, et chacun pouvait brûler autant de bois qu'il ou elle voulait couper. Les dames prenaient froid les jours de lessive ; aussi, on décréta que les messieurs-bergers devraient essorer le linge et le mettre à sécher, ce qu'ils firent exactement. Et il arrivait parfois qu'en dansant dans la soirée, des pinces à linges tombaient nombreuses de leurs poches. Les gens du pays étaient naturellement étonnés d'observer qu'un homme labourait toute la journée tandis qu'un autre, peut-être occupé à faire un dessin, regardait par la fenêtre toute la journée pour recevoir le soir un salaire identique. On pouvait percevoir une modeste fierté de l'élévation de leur condition dans la phrase souvent répétée : « Nous sommes sortis de la civilisation ».
[...] Brook Farm avait cette particularité de ne compter aucun chef. Chaque famille a un père, chaque usine un contremaître, un atelier a son maître, un bateau son capitaine ; mais dans cette Ferme, il n'existait pas une autorité, chacun était maître ou maîtresse de ses actes ; heureux et malheureux anarchistes. »

(Ralph Waldo Emerson, « Historic Notes of Life and Letters in New England », rédigé vers 1867, paru dans Atlantic Monthly, octobre 1883, et édité dans Lectures and Biographical Sketches, 1895, p. 344-346 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


LES LUMIÈRES DANS UN MOULE À PÂTISSERIE

Moule à gâteau · Céramique · États-Unis, XIXe siècle


« On doit reconnaître que les fondateurs de Brook Farm ont fait ce que tout le monde essaie de faire, un lieu où la vie est agréable. Tous les arrivants, même les plus difficiles, trouvaient que c’était la demeure la plus plaisante qui soit. Ce qui est certain, c’est que la libération de la routine domestique, la variété des caractères et des talents, la variété des travaux, la variété des courants de pensée et de l’enseignement, l’art, la musique, la poésie, la lecture, les bals masqués, n’autorisaient pas l’indolence ou l’abattement, brisaient la routine. [...] C’était un pique-nique perpétuel, une Révolution française en petit, un Siècle de la raison dans un moule à pâtisserie. » (Ralph Waldo Emerson, « Historic Notes of Life and Letters in New England », vers 1867.)


Brook Farm
Peinture de Josiah Wolcott, 1845 · Courtesy of the Massachussets Historical Society



Sources et références

Noyes (John Humphrey), History of American Socialisms, 1870, p. 102-118 et 512-563.

Emerson (Ralph Waldo), « Historic Notes of Life and Letters in New England » (vers 1867), Atlantic Monthly, octobre 1883.

Codman (John Thomas), Brook Farm, Historic and Personal Memoirs, 1894.

Moret (Marie), Documents pour une biographie complète de Jean-Baptiste André Godin, vol. 1, 1897, p. 18-250.

Guarneri (Carl J.), The Utopian Alternative. Fourierism in Nineteenth-Century America, 1991

Guarneri (Carl J.), « L'utopie et la "deuxième révolution américaine". Le mouvement fouriériste aux États-Unis, 1840 - 1860 », Cahiers Charles Fourier, n° 3, décembre 1992, p. 36-54.

Delano (Sterling F.), Brook Farm: the Dark Side of Utopia, 2004.

Sutton (Robert P.), Communal Utopias and the American Experience: Secular Communities, 1824 - 2000, 2004, p. 37-44.



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