Manea Fen

Un pour tous.
En 1838, un propriétaire de l’ouest de l’Angleterre organise sur ses terres une ambitieuse communauté égalitaire et technologique pour vaincre la tyrannie des classes sociales.

Les terres de Manea Fen à Welney, Norfolk · (cc) photographie Derek Harper, 2007

Plus de dix ans après l’établissement de communautés coopératives à Londres et dans le Devon, la fondation des colonies de Manea Fen dans le Cambridgeshire en 1838, et de East Tytherley dans le Hampshire l’année suivante, est le signe que le socialisme expérimental britannique, toujours dominé par les partisans de Robert Owen – réformateur de New Lanark (Écosse) et fondateur de New Harmony (États-Unis) – retrouve de la vigueur à la fin des années 1830. Le mécène du projet de Manea Fen, qui est aussi le propriétaire de la terre, est un fermier, William Hodson. Il affirme dès le début que son intention est de contester la division en classes de la société, à l'origine de toute discorde, à travers l’exemple pratique d’une communauté socialiste. Contrairement aux premiers projets communautaires owénistes en Grande-Bretagne, celui de Hodson ne se focalise pas sur l’espérance d’une ère nouvelle. Manea Fen se veut être la traduction la plus strictement matérielle des idées d’Owen. Mais Il s'agit d'un owénisme non officiel.

Quatre-vingts hectares de marécages sont convertis en terres agricoles, à des fins d’agriculture extensive. Manea Fen accueille tout d'abord une cinquantaine de socialistes, nombre insuffisant selon Owen. La propriété individuelle est abolie au sein de la colonie, il n'y a pas de dirigeant officiel. Même s’il est a priori difficile d’envisager une vraie aventure communautaire sur ces terres de marais, elle a bien existé : les descriptions publiées dans l'organe de presse de la colonie, The Working Bee and Herald of the Hodsonian Community Society, et dans The New Moral World en témoignent. La communauté connaît rapidement des succès dans l’agriculture, son activité principale, avec en particulier l’élevage de moutons. Mais elle se lance aussi dans l’industrie et le commerce de machines agricoles. Elle fait une large publicité à la fois pour « des articles en laine peignée et autres bas » et pour la vente de briques et de tuiles produites sur place. Pour écouler ses productions, elle tire avantage du marché local très vaste et de la proximité d’un cours d’eau, l’Old Bedford River. On y transporte alors des marchandises sur un canot baptisé The Morning Star. Dans ces conditions favorables, la colonie se développe rapidement, on y compte bientôt entre 100 et 200 personnes. Les colons parviennent à concrétiser certains des idéaux socialistes des débuts. Le mot d’ordre « each for all » proclame que, tout en travaillant en commun, les membres ont pour but d’accumuler le capital par leurs propres efforts, et de convaincre le monde des mérites de ce choix. Durant les deux premières années, l’état d’esprit général est à l’optimisme, et les pages de The Working Bee recensent les réalisations très complètes de la colonie.

L’un des aspects les plus marquants de la vie communautaire est le renoncement à l’argent, banni et remplacé par des bons de travail provenant du travail effectué. Les journées de travail communautaires sont en principe de quatre heures ; les colons peuvent y ajouter quelques heures au profit de la communauté, par exemple pour contribuer aux frais de construction de leurs maisons. Ils disposent d'un certain nombre de services : en plus du magasin communautaire où ils peuvent écouler leurs bons de travail, il y a aussi une cuisine, une salle à manger commune, une bibliothèque. Une école est ouverte, supervisée par William Craig, ancien membre de Ralahine (Irlande). William Hodson a foi en la technique pour libérer l'homme. Cela se manifeste surtout par l'emploi de machines agricoles, d'appareils de cuisine de pointe, ou par la construction de maisons bien ventilées et chauffées pour les membres. Hodson construit aussi à des fins d'enseignement scientifique un observatoire, surmonté de l’Union Jack « comme emblème de la tyrannie vaincue » (Hardy 1979, p. 50).

Les colons travaillent en réalité bien plus que les quatre heures prévues par Hodson, mais les loisirs ne sont pas oubliés. En été, ce sont les parties de cricket et des excursions sur la rivière, alors que les soirées d’hiver sont consacrées soit à la lecture au coin du feu, soit aux cours du soir. On y enseigne toutes les matières les plus courantes, sauf la métaphysique. Parallèlement à l'œuvre d'éducation des membres, la réforme sociale touche d'autres aspects de la vie quotidienne, comme l'habillement. Pour le plus grand amusement des habitants des villages environnants, les hommes de la colonie portent un habit vert qui évoque celui de Robin des Bois et de ses compagnons, ou des montagnards suisses. La tenue des femmes est quant à elle plus proche des modes vestimentaires habituelles.

Au début de 1840, la colonie poursuit son expansion, on évoque la possibilité de porter sa capacité à 700 habitants avec le projet de classifier les membres « en fonction de leur ancienneté dans la communauté, de leurs affinités, de la connaissance de [ses] principes et de leurs dispositions aimables, préparatoires à l’édification de la communauté ultime » (Hardy 1979, p. 52-52). C'est la première étape du processus d’union des groupes socialistes que Hodson appelle de ses vœux. Pour lui, il n'y a pas de limite à l'extension de l'expérience communautaire. Il confie la concrétisation de son dessein à la Universal Community Society, mais rencontre les fortes réticences des owénistes. Pour eux, ce système très centralisé largement dépendant d’Hodson est instable et susceptible de s’effondrer à tout moment. L'avenir leur donnera raison.

À Manea Fen, si l’optimisme est encore de mise en 1840, la fin de l'année est marquée par des querelles de plus en plus vives entre Hodson et ses associés. Et lorsque ce dernier suspend son soutien financier, plus rien n’assure l’unité de la communauté. Elle prend fin en 1841. La conception patriarcale de la réforme sociale de Hodson et son peu d’intérêt pour l’économie extérieure, rendent inévitable la disparition de Manea Fen. Durant ces trois années d’existence, la colonie accomplit tout de même une œuvre conséquente par ses propres activités, et à travers son organe de presse, qui a diffusé l’exemple et la promesse socialistes auprès d'une large population.

Aujourd'hui, peu de choses dans le paysage ouvert de Manea Fen rappellent l’histoire haute en couleurs de la Hodsonian Community et les débats animés qu’elle a suscités. Les restes d’un débarcadère le long de l’Old Bedford River témoignent encore du lien étroit de la communauté avec la rivière ; près de l'ancien domaine des owénistes, existe une ferme portant le nom de « Colony Farm ».

Témoignages

William Hodson est le fondateur de Manea Fen en 1838 :

« Je veux tenter de montrer, aussi tôt que possible, le grand bénéfice qui naîtra de l’union des classes laborieuses, sur 200 acres de terres m’appartenant... C’est un fait établi (c’est bien connu), les distinctions actuelles de la société sont la cause de plus d’envie et de discorde que toute autre chose dans le monde. Afin d’éviter cette calamité, il n’y aura plus ni distinctions, ni propriété individuelle, la devise sera « chacun pour tous ». Tout le monde travaillera pour le bénéfice de tous. Tout ce qui sera jugé être le mieux pour tous sera adopté par tous. Les vêtements seront les mêmes pour tous, tout comme la nourriture. Tous puiseront dans les réserves communes. La nourriture sera cuisinée avec un appareil scientifique, ce qui épargnera un immense travail aux femmes ; une spacieuse salle à manger sera élevée pour que tous puissent manger ensemble, etc. ; une grande salle de classe sera établie, et des salles de repos pour les enfants de 2 à 12 ans et plus. Les meilleurs maîtres seront choisis pour éduquer les familles au début ; et je suis certain que par cette organisation, les enfants seront bien mieux éduqués que la noblesse d’aujourd’hui. Les machines, qui bénéficiaient jusqu’à présent aux seuls riches, seront adoptées dans la colonie pour réduire le travail. Une machine à vapeur sera installée pour battre et moudre le grain, aussi bien que pour chauffer la nourriture du bétail, et beaucoup d’autres usages.
[...] Le temps de travail moyen sera d’environ quatre heures par jour, et comme les colons auront été habitués à plus d'heures, indubitablement ils trouveront plus avantageux de s’employer à d’autres travaux pour trois ou quatre heures supplémentaires, dans le but de rembourser leur maison et leur terrain aussi tôt que possible : le reste de la journée sera consacré à des activités récréatives.
Personne ne perdra son chapeau en s’inclinant devant les supérieurs. Tout sera égal. En conséquence l’envie, la discorde, et tout ce qui est contraire à la charité, trouveront peu d’occasion de se manifester avec de telles dispositions. »

(Lettre de William Hodson publiée par The New Moral World, 25 août 1838, citée dans Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 50 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 49-53.

Coates (Chris), Utopia Britannica. British Utopian Experiments, 1325 - 1945, 2001, p. 93-94.



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