Commencement du Millénium.
La seule colonie owéniste officielle du Royaume-Uni inaugure en 1839 le nouvel âge d’or socialiste. Dans la solitude du Hampshire, Robert Owen bâtit avec grand faste Harmony Hall, symbole du Millénium.
En 1839, Robert Owen saisit ce qui semble être la meilleure occasion pour lui de créer la colonie idéale sur le sol britannique. La terre qu’il achète dans le Hampshire, sur le site de Queenwood Farm près de East Tytherley, est prometteuse. Elle est si vaste, avec une superficie de plus de 400 hectares, « qu’un jour ne suffit pas pour en faire le tour » (Hardy 1979, p. 54). La colonie sera la seule colonie owéniste officielle du Royaume-Uni, directement sponsorisée par le Central Board des owénistes. Cet organe, créé par Owen pour unifier à l’échelle du pays la lutte de la classe laborieuse pour le socialisme, collecte des fonds et propage les principes owéniens et la réforme des modes de vie. À Queenwood, c’est lui qui donne son approbation pour l’admission des nouveaux membres. Les premiers colons arrivent sur place au début de l’hiver 1839, la plupart venant des villes industrielles du nord ; on prévoit alors de porter leur nombre à 300, mais aussi de mettre en place une école industrielle pour 1 000 élèves.
L’activité première est l’agriculture, même si l'on trouve mention d’activités artisanales comme l’horlogerie. En février 1839, les membres sont déjà occupés à bêcher et à labourer, à faire du jardinage. Le jardin maraîcher couvrira plus de 10 hectares et plus de 40 hectares seront semés de blé. En comparaison avec les fermiers des environs, les socialistes obtiennent vite des rendements supérieurs grâce au recours systématique à l’engrais et à la culture à la bêche, l’une des marottes d’Owen. La communauté pratique aussi l’élevage de moutons. Les membres se rendent après leur journée de travail communautaire à des cours de danse, de dessin, de grammaire, de géographie, d’élocution, d’agriculture et de musique. Les observateurs sont saisis par l’efficacité de l’organisation et des techniques agricoles avancées, qui, selon certains, menacent davantage la société établie que l’attrait des principes socialistes.
La communauté n’exploite pas toutes ses terres elle-même : la majeure partie étant louée à bail, les rentes engrangées sont substantielles et couvrent en partie les dépenses importantes nécessaires à la construction des bâtiments. Owen dispose de ressources importantes pour bâtir. Et au lieu de tirer parti des bâtiments agricoles préexistants sur les terres, il est déterminé à construire un « centre » pour la communauté, quel qu’en soit le prix. Dès 1841, Owen pose la première pierre du bâtiment communautaire et y place une sélection de ses écrits pour la postérité. L’édification de ce bâtiment, baptisé Harmony Hall, est un symbole : le début d’une nouvelle ère socialiste. Au-dessus de la porte principale sont gravées les lettres et le millésime « C. M. 1841 », signalant le « Commencement of the Millenium », nouvel âge d'or socialiste sans pauvreté, ni misère, ni crime, ni Église. Harmony Hall est un édifice en brique de trois étages, destiné à accueillir les logements des colons et différents services, dont des bains, une école, une bibliothèque. L’édifice abrite l’ensemble de la communauté, et quoique le projet initial ne soit que partiellement réalisé, il revient à environ 30 000 £.
Résolument moderniste et hygiéniste, il apporte un niveau de confort inédit pour l’époque. L'architecte socialiste Joseph Hansom (1803 - 1882), conçoit à la demande d’Owen un système de chauffage et de ventilation sophistiqué, et un réseau d’eau courante desservant chaque pièce grâce à des machines à vapeur. Bien d’autres dispositifs aussi ingénieux que curieux sont mis en place, comme un chemin de fer miniature amenant la vaisselle jusqu’à la cuisine, elle-même remarquablement équipée. Le bâtiment frappe aussi les visiteurs par le luxe inouï de tous les décors intérieurs : murs et plafonds de la salle à manger communautaire sont ainsi entièrement recouverts d’acajou ; les tables sont également réalisées dans ce bois précieux. Pour le coopérateur George Jacob Holyoake (1817 - 1910), qui visite la colonie en 1843, « cette maison ressemble davantage à Drayton Manor, la résidence de Sir Robert Peel [premier ministre du Royaume-Uni], qu’à une habitation de pionniers » (Hardy 1979, p. 8). Owen, lui, ne compte pas s’en tenir à cet édifice, il projette de créer un nouvel édifice communautaire, évalué à 600 000 £, dont les tours se détacheraient dans la nuit, grâce à un éclairage au phosphore.
Ces extravagances ne sont pas appréciées par les colons qui, la plupart du temps, ont à peine plus que le minimum pour subsister malgré leur caractère industrieux unanimement reconnu. Les critiques extérieures sur ces choix dispendieux ne tardent pas : en 1842 un visiteur, Alexander Somerville (1811 - 1885), journaliste radical écossais, estime ainsi qu’un village de cottages aurait été bien plus approprié pour une population de travailleurs, et bien meilleur marché.
Mais la colonie a d’autres handicaps : malgré ses liens étroits avec le mouvement owéniste, elle est très éloignée du courant socialiste dominant sur le plan organisationnel et géographique. George Holyoake fait un périple éprouvant pour la visiter tant elle est éloignée de tout : dans ces conditions, il est impossible d’en faire l’exemple qu’Owen a souhaité : elle n’a pas de débouchés pour ses productions, elle ne peut pas servir de lieu de rassemblement. Cet isolement lui vaut aussi d’être victime de l’ignorance et d’être associée au mythe du socialiste diabolique complotant à l'écart du reste du peuple. L’Église locale, notamment l’évêque d’Exeter, et John Brindley – ecclésiastique de Chester et farouche opposant d’Owen – font étroitement surveiller la communauté par le Parlement. Les magistrats locaux ont aussi pour consigne de réprimer tout signe de sympathie socialiste dans la population environnante. Cependant, aucune contestation officielle ne vient mettre fin à la communauté.
Paradoxalement, c’est plutôt le contrôle direct du Central Board et de Robert Owen lui-même qui entraîne l’échec relatif et la faillite de la colonie. Par contraste avec l’efficacité de son organisation matérielle, sa gouvernance pose dès le début de gros problèmes. Il y a à Harmony Hall des tensions et des conflits persistants entre contrôle centralisé et désir d’autonomie : la branche socialiste locale a une volonté d’indépendance par rapport au Central Board, et aimerait pouvoir choisir les nouveaux membres. Owen joue quant à lui un rôle ambigu : il soutient la communauté comme symbole d’une nouvelle ère, mais déçu de devoir renoncer à bon nombre d’idéaux des débuts, il la délaisse sur le terrain. Officiellement, il démissionne du poste de dirigeant avant même le début effectif de l’expérience, tout en interférant constamment dans les affaires de la communauté au point de la conduire à la faillite. Dès 1840 déjà, il y a une vague de départs : il ne reste sur place que 19 colons, trop peu nombreux pour pouvoir gagner leur vie, et qui, faute de pouvoir recevoir l’aide de la branche socialiste locale, se trouvent en 1842 dans une grave situation. C’est alors qu’Owen réapparaît et se pose en sauveur de la colonie. Il vient avec un groupe d’investisseurs et se lance dans une nouvelle frénésie de dépenses visant à étendre les exploitations agricoles et créer une école payante, avec des frais scolaires si élevés qu’aucun travailleur ne peut les payer. Mais ses investisseurs lui font faux bond et Owen est contraint à prendre des mesures d’austérité : les colons, dont le nombre est remonté en mai 1843 à 45 adultes et 25 enfants, sont mis à la diète forcée. Désabusés, ils se révoltent en 1844 au congrès socialiste annuel et s’affranchissent de la tutelle d’Owen.
On tente alors de faire de la colonie une communauté de travailleurs démocratique et autogérée. Certains owénistes pensent à faire de la communauté une colonie industrielle. Les membres de Harmony Hall refusent cette idée. Alors que les dirigeants se succèdent, les problèmes financiers deviennent insurmontables. Le dernier, William Pare, est chargé de maintenir l’ordre lorsque la colonie est mise en vente dans la douleur en 1845. Le bâtiment principal, Harmony Hall, est reconverti en école expérimentale pour la haute société, sous le nom de Queenwood College, et est finalement détruit par le feu en 1920. Ses fondations et ses caves sont toujours visibles, tout comme le portail d’entrée du domaine. Contigus au site de Harmony Hall se trouvent les bâtiments de la ferme de Queenwood Farm, antérieurs à la colonie.
George Jacob Holyoake (1817 - 1906), figure de la coopération et de la libre-pensée en Grande-Bretagne, visite Harmony Hall en octobre 1843. Parti de Londres la veille, il arrive à Queenwood Farm après un voyage hasardeux, bien plus long que prévu, propre à stimuler son ironie :
« Après un moment, j'ai découvert que la route que j'avais quittée me mènerait bientôt à Broughton, charmant village pour le regard, mais dont tout le charme était à l'extérieur. Il était assez quelconque et sans intérêt à l'intérieur. Comme c'était néanmoins le premier soulagement de la stérilité et des pierres, on était heureux de le voir. Environ un mile plus loin, sur une colline de craie, il faut prendre la route suivante, et en descendant du sommet de la colline, le voyageur tombe brusquement sur Harmony Hall, un édifice d'une allure tout à fait convenable, moitié rouge, moitié bleu, un mélange de briques et d'ardoises à la silhouette allongée, avec deux tourelles en façade et deux cheminées en verre, apparemment destinées à faire voir aux gens s'échapper la fumée, mais dont l'examen plus poussé montre qu'il s'agit de lanternes au-dessus des couloirs menant au dortoir. L'inscription "C. M. 1841" sur une extrémité du bâtiment, m'informe, c'est la première fois pour moi, que le Millénium a commencé il y a trois ans.
La végétation et la beauté apparaissent d'abord aux abords du Hall. De jolies perspectives sont tracées alentour. Mais c'est un endroit fait pour la contemplation plus que pour y vivre. Le sol a été fertilisé à grands frais, mais le silex dont la terre est couverte indique que la nature a destiné ce lieu non à une colonie de socialistes, mais à une colonie d'armuriers qui, avant l'apparition des capsules à percussion, auraient pu faire fortune ici.
Les desseins ne sont tous parfaits à la fois, même pour la formation d'une communauté, et le site qui lui a été choisi dans le Hampshire, à l'écart de toute installation manufacturière ou commerciale, était un handicap. La qualité des sols s'opposait également à la réussite d'une communauté agricole. Sir Isaac Lyon Goldsmid, qui avait des relations amicales avec Robert Owen, n'était pas étranger au choix du site. En fait, à cette époque, il était difficile d'obtenir des terres où que ce soit. »
(George Jacob Holyoake, Sixty Years of an Agitator's Life, vol. I, 1892, p. 201 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
George Jacob Holyoake (1817 - 1906), figure de la coopération et de la libre-pensée en Grande-Bretagne, visite Harmony Hall en octobre 1843 :
« La maison ressemble davantage à Drayton Manor, la résidence de Sir Robert Peel, qu’à une habitation de pionniers. Tout a été réalisé de la façon la plus onéreuse. Il semble que l’on se soit moqué de toute notion d’économie pour cette construction. Dans cette débauche d’orgueil, la belle école pour enfants, qui avait été construite sous la direction de Mr. Joseph Smith, a été dédaigneusement surnommée la « cabane ». Le rez-de-chaussée du « Hall », maintenant utilisé comme salle à manger, présente une coûteuse série de fenêtres, au décor du « meilleur goût », des boiseries d’acajou recouvrent tous les murs de la salle ; toutes les tables pourtant grandes et nombreuses sont aussi faites de ce matériau coûteux. À propos de la cuisine, il a été dit qu’il n’y en a que peu à Londres si complètement et luxueusement équipées, et je suis désolé de le dire mais c’est effectivement selon toute apparence le cas. Il n’y a pas d’objection à avoir contre ce qui est vraiment utile et de bonne qualité. C’est la profusion d’appareils et de récipients qui frappe l’observateur comme n’étant nécessaire que pour l’épicurisme du plus haut degré. La salle de danse et les salles de classe situées au rez-de-chaussée ont des plafonds richement exécutés, tout n’est qu’élégance et splendeur. Le « Hall » est un monument de la splendeur d’une époque malade [...]. Chez nous les communautés ne sont que des expériences, et il nous est impossible de déterminer si, pour un prix raisonnable, la vie des communautés peut être menée en accord avec le génie britannique, alors que les communautés doivent dans le même temps subvenir à leurs propres besoins. Quand ce sera prouvé, il restera suffisamment de temps aux socialistes pour engager l’architecte de l’hôtel de ville de Birmingham [Joseph Hansom] pour construire leurs corps de ferme. »
(George Jacob Holyoake, A Visit to Harmony Hall, 1844, p. 8-10, cité par Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 55 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)
NOUVEAU MONDE EN ACAJOU
Pour inaugurer le « Millénium » de l’égalité des classes sociales, Robert Owen ne regarde pas à la dépense. Dans le réfectoire du bâtiment communautaire, les travailleurs agricoles prennent leurs repas sur des tables en bois précieux d’acajou.
« Un bâtiment imposant avait été édifié par M. Hansom, l’inventeur du fiacre que Disraeli a appelé la gondole de Londres. Il avait été élevé comme le « nouveau monde » devait l’être. Des clous forgés, pas des clous mécaniques, avaient été utilisés pour fixer les lattes et les planches. Les parties invisibles étaient traitées avec autant de soin que les parties visibles. Il n’y avait rien d’ordinaire dans cet endroit. Les pièces du bas avaient une rangée de fenêtres de prix, les murs étaient lambrissés avec goût, les côtés de la salle présentaient des cannelures en acajou, et les tables, pas en petit nombre ni petites, étaient faites du même matériau coûteux. » (George Jacob Holyoake, Sixty Years of an Agitator’s Life, vol. I, 1892, p. 201-202.)
Holyoake (George Jacob), Sixty Years of an Agitator's Life, vol. I, 1892, p. 201.
Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 53-58.
Coates (Chris), Utopia Britannica. British Utopian Experiments, 1325 - 1945, 2001, p. 94-96.