Charterville

Charterville, village champignon.
Dans l'hiver 1847, Fergus O'Connor bâtit 78 cottages, laboure et fertilise 120 hectares de terres sauvages et s'en va avec ses 40 chevaux créer un nouvel asile pour travailleurs urbains.

Cottage de Charterville · (cc) photographie Philip Wilkinson, 2009

Le mouvement chartiste promeut la liberté et la démocratie en Grande-Bretagne par une réforme du système électoral – avec instauration du suffrage universel – et s'engage pour la justice sociale par la lutte contre la pauvreté. Pour permettre aux populations pauvres des villes de vivre en autosuffisance dans des colonies rurales et d'obtenir le droit de vote conditionné au statut foncier des individus, le mouvement décide de créer en 1845 la Chartist Cooperative Land Company. L'ambition du chartisme est l’émancipation de la classe laborieuse par la création d’une république paysanne fondée sur de petites exploitations agricoles. Le fondateur de la Chartist Land Company, Feargus O'Connor (fils du nationaliste irlandais Roger O'Connor), fait l'apologie de la petite parcelle comme le meilleur moyen pour les familles ouvrières de gagner aisance et indépendance. Grâce aux souscriptions de 70 000 modestes travailleurs, la société recueille des fonds importants qui lui permettent de faire l'acquisition de cinq domaines en Angleterre : O'Connorville, Lowbands, Charterville, Snigs End et Great Dodford.

Le troisième des domaines chartistes se situe immédiatement au sud du village de Minster Lovell. Dans l'enthousiasme de sa fondation, il est nommé Charterville. C’est le plus vaste des établissements créés par Feargus O’Connor. Il s’étend sur plus de 120 hectares, qui sont acquis pour un coût de 10 878 £ en août 1847. La colonie débute son existence sous les meilleurs auspices, la distribution des 80 parcelles donne lieu à des cérémonies festives. La terre de Charterville est pauvre mais il veut « faire de cette étendue sauvage un paradis » (Hardy 1979, p. 96). Les bâtiments sont construits avec une rapidité remarquable durant l’hiver de sorte qu’ils sont habitables dès le mois de mars 1848. Les lecteurs du Northern Star sont tenus au courant en temps réel des efforts herculéens de Feargus O’Connor, qui affirme avoir accompli seul la majeure partie des travaux. Les 78 maisons sont de bonne facture et très saines. On construit également une école, premier outil de l’émancipation totale de la classe laborieuse voulue par les chartistes.

O’Connor met un point d’honneur à la préparation des sols. Depuis des années, il considère l’utilisation intensive du fumier comme un acte de bonne agriculture. Habitué des grandes démonstrations volontaristes depuis la fondation d'O’Connorville, où il fait venir de Londres dix barges de fumier, il promet ici aux nouveaux occupants 40 tonnes d'un excellent fumier sur chaque parcelle de 1,60 hectare (soit un total d’environ 3 000 tonnes) pour faire taire les fermiers des environs. Il dit ainsi vouloir valoriser sur ces petites parcelles les déchets négligés par des siècles de mauvaise gestion des riches propriétaires terriens sur leurs vastes domaines. Il vilipende aussi la presse qui critique avec acharnement son usage extravagant d'engrais, et l’accuse de pure ignorance dans un domaine aussi fondamental que l’amendement des terres. Il introduit également l’élevage intensif à Charterville avec 40 bœufs et 18 porcs. N'en déplaise aux détracteurs des méthodes agricoles chartistes, ces solutions radicales portent leurs fruits, puisque les premières récoltes, très encourageantes, sont bien plus importantes que ce que produisait le domaine auparavant.

Mais en 1852 tous les colons chartistes, jusqu’au dernier, ont quitté la colonie. Officiellement, il est surtout question de paiements de rentes par les colons-locataires et de l’adoption d’un régime de type propriétaire-métayer, que les membres trouvent inacceptable. O’Connor a en effet cruellement besoin d’argent pour payer les 5 000 £ d’intérêts d’une hypothèque sur le domaine. Mais il y a bien sûr derrière cela les tensions croissantes qui parcourent le mouvement chartiste. Au niveau national, l’existence de la Chartist Land Company est menacée sur le plan légal et elle finit par être dissoute. Sur le plan local, les volontés de réforme sociale de la colonie se heurtent à une réalité difficile. Dès 1849, Charterville est confrontée à une série d’affaires en justice et de procès, et même à une tentative prématurée de vente de la colonie. C’est O’Connor lui-même qui cristallise les mécontentements et se retrouve totalement isolé dans le rude conflit qui l’oppose aux colons. On décide de régler le problème par l'exclusion de certains membres, mais cette mesure pousse de nombreux colons à fuir le domaine par solidarité avec leurs camarades.

Au bout de cinq ans, après avoir connu des jours fastes, les colons originels de Charterville, sont victimes de la chute du chartisme. En 1851, la Chartist Land Company est déclarée illégale faute de pouvoir présenter la signature de ses milliers d'actionnaires et dissoute. Dans l'ensemble de ses villages, la Chartist Cooperative Land Company n'est parvenue à installer que 250 familles sur les 70 000 souscripteurs rencensés en 1848. Après 1852, les colons chartistes de Charterville sont peu à peu remplacés sur les parcelles par de petits exploitants, et le site acquiert une réputation pour ses cultures de tomates. Du fait de la persistance de petites exploitations longtemps après le départ des premiers colons le domaine reste connu comme le « lotissement » de Charterville. La plupart des 78 cottages subsistent, parfois sur leur parcelle originelle, mais le plus souvent à côté de propriétés récentes. La maison d’école est bien conservée mais a perdu son affectation première.

Témoignages

Feargus O’Connor est le fondateur de Charterville et son bâtisseur en 1847 :

« Ici, au cœur de l’hiver, j’ai terminé les 80 cottages, la construction des routes, et j’ai labouré la totalité des terres une fois, et une grande partie une seconde fois. J’ai, il y a peu, terminé le drainage d’une portion de terrain qui en avait besoin ; faisant de cette ferme – qui était auparavant une étendue sauvage – un objet d’admiration pour tous les passants. Et vendredi prochain, je pars avec ma troupe de 40 chevaux pour ériger 90 maisons sur le domaine de Snigs End... et ceci simultanément avec la construction des routes et le labourage des terres. Je vais achever cela avant le 1er avril. »

(Feargus O'Connor dans The Northern Star du 8 janvier 1848, cité par Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979, p. 93 ; traduction de l'anglais Familistère de Guise.)


Sources et références

Hardy (Dennis), Alternative Communities in Nineteenth Century England, 1979.



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