L'Intégrale

Phalanstère amélioré ?
Nouveau Charles Fourier, l’instituteur Victor Coissac a calculé qu’il ne lui faudra que 80 ans pour accomplir la révolution sociale mondiale à partir de la maison de Puch acquise en 1922 pour loger l’embryon de L’Intégrale.

Maison de L'Intégrale à Puch d'Agenais · © photographie X. Richet, 1982

1922 : l'heure de la retraite a sonné pour Victor Coissac, instituteur à Tours. Il est âgé de 55 ans, séparé de son épouse et ses 4 enfants sont adultes. Il se sent libre de mettre à exécution son plan de « Réalisation du bonheur par l’établissement graduel et pacifique du régime communiste » qu'il a publié en 1916. Le projet de « phalanstère amélioré » est en préparation depuis 1910 ! L'étonnant Victor Coissac fait l'effet d'un nouveau Charles Fourier : sa curiosité pour les choses de la vie matérielle, son appétit pour l'arithmétique économique ou sociale, son extrême optimisme ou la démesure de ses ambitions l'apparentent au merveilleux utopiste.

Coissac se définit comme un socialiste anarchisant. Il s'est très précisément documenté sur les expérimentations fouriéristes et communistes du XIXs. Il visite aussi les essais des anarchistes contemporains comme le milieu libre de La Pie à Saint-Maur. Coissac prétend que son plan permet d'éviter les écueils rencontrés par ses prédécesseurs : la complexe organisation de l'association, l'autoritarisme ou l'absence d'autorité, l'insuffisance des capitaux ou de la population. Le projet « intégraliste » de Coissac suit une progression géométrique : cinq ouvriers forment une association libre, engagent dix auxiliaires qui deviennent à leur tour sociétaires lorsque l'excédent de production atteint 40 000 francs au bout d'un an : « notre association pourra s'augmenter d'un quart tous les ans, qu'elle décuplera en moins de dix ans, centuplera en moins de vingt ans, milluplera en moins de trente ans et que, si toute l'humanité, séduite par ses avantages, désire y entrer, la révolution sociale mondiale sera accomplie sans heurts, sans violence, sans oppression, en moins de quatre-vingt ans ! » (Cooper-Richet et Pluet-Despatin 1985.)

En 1910, Coissac lance un appel à financement auprès des socialistes tourangeaux : il fonde l'association L'Intégrale avec une poignée de cotisants à 2,50 francs. L'imprimerie que l'instituteur a installé chez lui est la principale activité de L'Intégrale jusqu'en 1921. En septembre 1921, l'assemblée générale de l'association réunit dix personnes qui donnent pleins pouvoirs à Coissac pour acquérir un domaine à la campagne. Les événements se précipitent. Quelques mois plus tard, sur le conseil d'un ami de L'Intégrale, il signe pour 67 000 francs la promesse de vente de La Grange, une ferme de 22 hectares située à Puch-d'Agennais. Au mois de mai 1922, les deux « auxiliaires » de l'imprimerie de Tours forment l'avant-garde, suivis par Coissac et quelques Intégralistes qui promettent chacun d'apporter au capital leurs économies de quelques milliers de francs. Neuf personnes, six hommes et trois femmes ouvriers ou artisans, vivent à Puch à l'automne 1922.

L'habitation comprend au rez-de-chaussée deux vastes pièces, la cuisine, un office et une grande véranda, où Coissac fait installer l'imprimerie. À l'étage se trouvent trois chambres et dans le grenier deux mansardes. Dans l'aile du chai est aussi aménagé un appartement. La maison est peu confortable, sans électricité et sans eau courante. Coissac n'apprécie pas l'abstinence des milieux libres anarchistes et tient à ce que la vie des colons soit agréable. Les chambres sont repeintes et tapissées. La pièce commune du rez-de-chaussée est meublée. Une vaisselle permet de dresser convenablement la table. La colonie fait l'acquisition d'un phonographe et de 27 disques, un véritable équivalent de la richesse aux yeux du retraité.

L'installation à Puch suscite l'enthousiasme des amis de L'Intégrale. Coissac évalue le nombre de ses correspondants à 2 800 personnes, majoritairement des petits fonctionnaires socialisants, de tendance anarchiste. Leurs prêts et l'apport des colons permettent à l'embryon de L'Intégrale de faire face pendant quelque temps à ses charges : le logement, l'entretien et la nourriture de sa population, l'indemnité mensuelle de 100 francs qui leur est due, l'achat de matériel. L'existence à Puch n'est pas encore le bonheur réalisé. La durée statutaire du travail est de neuf heures par jour, six jours par semaine, soit davantage que la durée légale des 48 heures hebdomadaires votée en 1919. Le choix du travail est en principe libre mais les femmes assument le ménage de la colonie. Les sociétaires ont le sentiment de retrouver à Puch un patron en la personne de l'ancien instituteur. Le dénigrement mutuel déçoit la promesse d'un milieu fraternel. Les individualistes s'accommodent mal des repas en commun. Les couples mariés résistent à l'union libre. La production agricole – élevage de quelques vaches et de volailles, culture maraîchère – est tout à fait décevante faute des compétences nécessaires. Et l'activité de l'imprimerie – la vente des livres de Coissac et l'édition de revues – n'est pas suffisamment rentable.

Les premiers départs ont lieu à la fin de 1922. Les dettes s'accumulent et les amis de L'Intégrale sont de moins en moins sensibles aux appels de l'instituteur. Les auxiliaires recrutés en renfort ne séjournent que quelques semaines ou quelques mois avant de se retrouver en parfait désaccord avec Coissac (61 adultes passeront par Puch). À l'automne 1923, le retraité se retrouve seul sociétaire à L'Intégrale. L'association survit grâce à l'emprunt. L'arrivée de nouveaux membres pourvus d'un apport intéressant ou l'encaissement d'un prêt conséquent font régulièrement naître de nouveaux espoirs. On fait alors de nouveaux investissements : l'achat d'un matériel agricole moderne comme un tracteur en 1926 ou l'électrification de la maison en 1929. L'Intégrale peut parfois donner à ses visiteurs l'impression qu'elle est sur le point de réussir. La situation financière est pourtant catastrophique. La propriété est hypothéquée en secret en 1927. L'Intégrale ne possède presque plus rien. En 1935, elle est mise en liquidation judiciaire. Le domaine est vendu pour 42 000 francs alors que le montant des prêts s'élève à la somme de 390 000 francs. Les amis de L'Intégrale ne peuvent être remboursés. Le plus gros contributeur, un certain Rekia, imprimeur philanthrope de Bordeaux, a avancé la somme de 200 000 francs. C'est sous ce pseudonyme que Victor Coissac versait sa pension d'instituteur dans les comptes de L'Intégrale, entretenant ainsi la fiction d'un succès possible.1922 : l'heure de la retraite a sonné pour Victor Coissac, instituteur à Tours. Il est âgé de 55 ans, séparé de son épouse et ses 4 enfants sont adultes. Il se sent libre de mettre à exécution son plan de « Réalisation du bonheur par l’établissement graduel et pacifique du régime communiste » qu'il a publié en 1916. Le projet de « phalanstère amélioré » est en préparation depuis 1910 ! L'étonnant Victor Coissac fait l'effet d'un nouveau Charles Fourier : sa curiosité pour les choses de la vie matérielle, son appétit pour l'arithmétique économique ou sociale, son extrême optimisme ou la démesure de ses ambitions l'apparentent au merveilleux utopiste.

Coissac se définit comme un socialiste anarchisant. Il s'est très précisément documenté sur les expérimentations fouriéristes et communistes du XIXs. Il visite aussi les essais des anarchistes contemporains comme le milieu libre de La Pie à Saint-Maur. Coissac prétend que son plan permet d'éviter les écueils rencontrés par ses prédécesseurs : la complexe organisation de l'association, l'autoritarisme ou l'absence d'autorité, l'insuffisance des capitaux ou de la population. Le projet « intégraliste » de Coissac suit une progression géométrique : cinq ouvriers forment une association libre, engagent dix auxiliaires qui deviennent à leur tour sociétaires lorsque l'excédent de production atteint 40 000 francs au bout d'un an : « notre association pourra s'augmenter d'un quart tous les ans, qu'elle décuplera en moins de dix ans, centuplera en moins de vingt ans, milluplera en moins de trente ans et que, si toute l'humanité, séduite par ses avantages, désire y entrer, la révolution sociale mondiale sera accomplie sans heurts, sans violence, sans oppression, en moins de quatre-vingt ans ! » (Cooper-Richet et Pluet-Despatin 1985.)

En 1910, Coissac lance un appel à financement auprès des socialistes tourangeaux : il fonde l'association l'Intégrale avec une poignée de cotisants à 2,50 francs. L'imprimerie que l'instituteur a installé chez lui est la principale activité de l'Intégrale jusque 1921. En septembre 1921, l'assemblée générale de l'association réunit dix personnes qui donnent pleins pouvoirs à Coissac pour acquérir un domaine à la campagne. Les événements se précipitent. Quelques mois plus tard, sur le conseil d'un ami de l'Intégrale, il signe pour 67 000 francs la promesse de vente de La Grange, une ferme de 22 hectares située à Puch-d'Agennais. Au mois de mai 1922, les deux « auxiliaires » de l'imprimerie de Tours forment l'avant-garde, suivis par Coissac et quelques intégralistes qui promettent chacun d'apporter au capital leurs économies de quelques milliers de francs. Neuf personnes, six hommes et trois femmes ouvriers ou artisans, vivent à Puch à l'automne 1922.

L'habitation comprend au rez-de-chaussée deux vastes pièces, la cuisine, un office et une grande véranda, où Coissac fait installer l'imprimerie. À l'étage se trouvent trois chambres et dans le grenier deux mansardes. Dans l'aile du chais est aussi aménagé un appartement. La maison est peu confortable, sans électricité et sans eau courante. Coissac n'apprécie pas l'abstinence des milieux libres anarchistes et tient à ce que la vie des colons soit agréable. Les chambres sont repeintes et tapissées. La pièce commune du rez-de-chaussée est meublée. Une vaisselle permet de dresser convenablement la table. La colonie fait l'acquisition d'un phonographe et de 27 disques, un véritable équivalent de la richesse aux yeux du retraité.

L'installation à Puch suscite l'enthousiasme des amis de l'Intégrale. Coissac évalue le nombre de ses correspondants à 2 800 personnes, majoritairement des petits fonctionnaires socialisants, de tendance anarchiste. Leurs prêts et l'apport des colons permet à l'embryon de l'Intégrale de faire face pendant quelque temps à ses charges : le logement, l'entretien et la nourriture de sa population, l'indemnité mensuelle de 100 francs qui leur est due, l'achat de matériel. L'existence à Puch n'est pas encore le bonheur réalisé. La durée statutaire du travail est de neuf heures par jour, six jours par semaine, soit davantage que la durée légale des 48 heures hebdomadaires votée en 1919. Le choix du travail est en principe libre mais les femmes assument le ménage de la colonie. Les sociétaires ont le sentiment de retrouver à Puch un patron en la personne de l'ancien instituteur. Le dénigrement mutuel déçoit la promesse d'un milieu fraternel. Les individualistes s'accomodent mal des repas en commun. Les couples mariés résistent à l'union libre. La production agricole – élevage de quelques vaches et de volailles, culture maraîchère – est tout à fait décevante faute des compétences nécessaires. Et l'activité de l'imprimerie – la vente des livres de Coissac et l'édition de revues – n'est pas suffisamment rentable.

Les premiers départs ont lieu à la fin de 1922. Les dettes s'accumulent et les amis de l'Intégrale sont de moins en moins sensibles aux appels de l'instituteur. Les auxiliaires recrutés en renfort ne séjournent que quelques semaines ou quelques mois avant de se retrouver en parfait désaccord avec Coissac (61 adultes passeront par Puch). À l'automne 1923, le retraité se retrouve seul sociétaire à l'Intégrale. L'association survit grâce à l'emprunt. L'arrivée de nouveaux membres pourvus d'un apport intéressant ou l'encaissement d'un prêt conséquent font régulièrement naître de nouveaux espoirs. On fait alors de nouveaux investissements : l'achat d'un matériel agricole moderne comme un tracteur en 1926 ou l'électrification de la maison en 1929. L'Intégrale peut parfois donner à ses visiteurs l'impression qu' elle est sur le point de réussir. La situation financière est pourtant catastrophique. La propriété est hypothéquée en secret en 1927. L'Intégrale ne possède presque plus rien. En 1935, elle est mise en liquidation judiciaire. Le domaine est vendu pour 42 000 francs alors que le montant des prêts s'élève à la somme de 390 000 francs. Les amis de l'Intégrale ne peuvent être remboursés. Le plus gros contributeur, un certain Rekia, imprimeur philanthrope de Bordeaux, a avancé la somme de 200 000 francs. C'est sous ce pseudonyme que Victor Coissac versait sa pension d'instituteur dans les comptes de l'Intégrale, entretenant ainsi la fiction d'un succès possible.

Témoignages

L'installation de L'Intégrale à La Grange au printemps 1922 intrigue le village de Puch l'Agenais. À l'automne suivant, Victor Coissac rédige un tract qui reçoit l'approbation de tous les membres de la communauté. Il est adressé par la poste aux habitants :

« À la population de Puch.
Il nous revient de divers côtés qu'on cause beaucoup sur l'Intégrale, les uns en bien, les autres en mal. Des légendes se forment dont le plus petit défaut est d'être inexactes et inventées de toutes pièces. Comme nous sommes des gens de paix et d'ordre, et que nous tenons autant que possible à vivre en bonne intelligence avec tout le monde, nous avons décidé de détruire ces légendes en portant à la connaissance de la partie intelligente de la population de Puch ce que nous sommes, ce que nous voulons. Nous n'avons rien à cacher. Nous ne sommes pas une société secrète [...].
Ce que nous sommes : des travailleurs.
Ce que nous voulons : réaliser entre nous, et ceux qui voudront nous suivre et qui le mériteront, une société idéale, dans laquelle la lutte pour la vie sera remplacée par l'entente pour la vie ; une société où nous nous aimerons comme savent le faire des camarades, au lieu de nous haïr et de nous déchirer mutuellement ; une société qui assurera le bien-être et, jusqu'à un certain point, le bonheur de tous ses membres, sans faire d'ailleurs aucun tort à ceux qui n'en feront pas partie [...].
S'il venait à quelqu'un la pensée que nous sommes un mauvais exemple pour la commune, ils n'auront qu'à réfléchir que si leur Dieu omnipotent existe, comme ils le croient, c'est par sa volonté expresse que nous sommes ici ! »

(Cité dans Cooper-Richet (Diana) et Pluet-Despatin (Jacqueline), L'exercice du bonheur ou comment Victor Coissac cultiva l'utopie entre les deux guerres dans sa communauté de l'Intégrale, 1985, p. 80-81.)


LE PHONOGRAPHE DU BONHEUR

Phonographe Pathé Diamond
Bois, métal · France, Pathé Frères à Chatou, Yvelines, après 1921


En arrivant dans leur ferme du village de Puch, les Intégralistes font l'achat somptuaire d'un phonographe et d'une collection de 27 disques. Avant de réaliser le bonheur, il faut en faire entendre la promesse à l'intérieur et à l'extérieur de la colonie.


Victor Coissac et quelques Intégralistes
Photographie anonyme, vers 1920 · Collection particulière



Sources et références

Cooper-Richet (Diana) et Pluet-Despatin (Jacqueline), L'Exercice du bonheur ou comment Victor Coissac cultiva l'utopie entre les deux guerres dans sa communauté de l'Intégrale, 1985.



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