Aristocrate formé à l’esprit des Lumières, précurseur des sciences sociales, Claude-Henri de Rouvroy comte de Saint-Simon (Paris, 1760 - Paris, 1825) élabore une réflexion novatrice sur la société industrielle naissante. Saint-Simon oppose les oisifs aux producteurs pour donner la primauté économique et sociale au travail. La réforme de la société industrielle doit mettre fin à l’exploitation des travailleurs par les propriétaires. Elle consiste dans l’avènement pacifique d’un nouveau système économique, un capitalisme progressiste établissant un âge d’or pour toutes les classes de la Société. Dans ses principaux écrits, Saint-Simon confie le gouvernement à un conseil de savants et d’industriels qui dresse un plan annuel de grands travaux pourvoyeur de travail. Après la mort de Saint-Simon, ses disciples, recrutés notamment à l’École polytechnique, s’organisent en une « église » dirigée par Olinde Rodrigues, Saint-Amand Bazard et Prosper Enfantin, qui vont élaborer le contenu doctrinal du saint-simonisme dans leurs prédications. Les saint-simoniens vont donner une nouvelle inclinaison à la pensée du maître en traçant une voie entre capitalisme et socialisme. Ils prêchent l’appropriation collective du capital par la suppression de l’héritage. Ils avancent l’idée d’une banque nationale pour financer les projets industriels d’intérêt collectif.
À la faveur de la révolution de 1830, les saint-simoniens passent à l’action. Ils conduisent des « missions » en province et pratiquent l’association des classes sociales en partageant le quotidien des ouvriers. Le saint-simonisme jouit d’une certaine audience mais à la fin de 1831, un schisme, suivi de défections, affecte le mouvement. Bazard, qui incarne alors le saint-simonisme social et politique, rompt avec le messianique et sensualiste Enfantin, qui veut recentrer le mouvement sur la question de la libération de la femme comme le moyen de transformation sociale. Enfantin reste seul « Père suprême » de la religion saint-simonienne ; il prône une liberté sexuelle et il imagine des couples prêtres unissant l'esprit (l'homme) et la matière (la femme). En 1832, pour relancer le mouvement, il tente un coup d'éclat en ordonnant la retraite des disciples à Ménilmontant pour y attendre la femme-messie. Devant l'agitation provoquée par cette utopie-spectacle, le gouvernement fait fermer la retraite, dissout le mouvement saint-simonien, poursuit en justice le Père et le condamne avec plusieurs fidèles pour association illicite et outrages aux bonnes mœurs.
Lorsqu'Enfantin sort de prison en juillet 1833, il rompt avec la mystique de la femme-messie que les saints-simoniens « Compagnons de la Femme » sont allés chercher quelques mois plus tôt en Orient (dans le midi de la France, à Istanbul et sur les bords de la Méditerranée). C'est avec un grand projet industriel et commercial que l'ancien polytechnicien rêve de réunir l'Occident et l'Orient. Il embarque avec ses compagnons pour l'Égypte où il compte proposer au pacha Méhémet Ali le percement d'un canal de la mer rouge à la Méditerranée, le futur canal de Suez. Le pacha détourne la mission pour la construction d'un grand barrage au sommet du delta du Nil. Le chantier est interrompu au bout d'une année. Après l'échec de l'aventure égyptienne, Enfantin rentre en France à la fin de 1836, mais ne désavoue pas l'intérêt des saint-simoniens pour le rapprochement des civilisations. On le retrouve en Algérie en 1839 en tant que membre de la Commission d'exploration scientifique de la colonie française. Les saint-simoniens comme le musulman Ismaÿl Urbain, Gustave d'Eichtal, Adrien Berbrugger ou Enfantin y accomplissent un important travail d'études géographiques et ethnologiques ; ils participent également à la programmation de grandes opérations agricoles et industrielles. Associés en dépit de leur pacifisme à la conquête militaire, ils tentent de promouvoir, à partir de la situation coloniale existante, un modèle d'occupation coopérative avec les indigènes.
Dans la France du Second Empire, l’influence du saint-simonisme se manifeste dans les programmes de travaux d’intérêt général soutenus par d’anciens adeptes devenus économistes, banquiers ou industriels de premier plan comme Michel Chevalier, Paulin Talabot, Prosper Enfantin, Arlès-Dufour, ou les frères Pereire.
(Source : Coily (Nathalie) et Régnier (Philippe) (dir.), Le siècle des saint-simoniens du Nouveau christianisme au canal de Suez, 2006.)